Grande distribution française : complices ou idiots utiles de l’évasion fiscale ?

par Henri Nesquel
samedi 1er juin 2019

Les acteurs de la grande distribution ont un rôle majeur à jouer pour promouvoir le « made in France » et pour aider le gouvernement à lutter contre les entreprises qui profitent des disparités du système fiscal européen afin d'éviter de payer des impôts en France. Seront-elles à la hauteur ? On a des raisons d'en douter.

En 2013, Arnaud Montebourg, alors ministre du Redressement productif, n’avait pas hésité à poser en marinière bretonne pour inviter les Français à acheter français. Il avait également écrit aux grandes enseignes de distribution pour leur suggérer de « mettre du tricolore dans les linéaires. » Cet appel au « marketing patriotique » a été en partie entendu. Mais en partie seulement…

En matière d’agroalimentaire, la grande distribution privilégie aujourd’hui largement la production française et locale. Des rayons dédiés au « made in France » ou aux produits locaux fleurissent dans les supermarchés. Dans le domaine du textile aussi, certaines marques françaises sont mises en avant. Selon une enquête menée par le magazine spécialisé LSA, 79 % des managers de la grande distribution pensent que proposer des produits français permet d’augmenter les ventes. 66 % se disent même prêts à payer plus cher pour un produit alimentaire s’ils ont la garantie qu’il est français. De plus, 90 % des distributeurs s’accordent à dire que promouvoir des produits « made in France » est plutôt une tendance de fond appelée à se développer et constatent un intérêt réel des consommateurs pour les produits français.

Le rôle majeur de la grande distribution

Mais parallèlement, une enquête menée par Tudigo et MIF Expo, l’organisateur du Salon du « made in France », dont la 7e édition s’est déroulée du 10 au 12 novembre 2018 à Paris, montre que 48% des entreprises engagées dans ce domaine considèrent le déficit de notoriété et la distribution comme des obstacles à leur développement. Elles demandent donc aux acteurs de la grande distribution, relais essentiel auprès du grand public, d’aller plus loin dans la promotion du « made in France » et de cesser d’être de simples « suiveurs » pour devenir des « moteurs. »

La grande distribution a en particulier un rôle majeur à jouer dans le combat du gouvernement pour que les grandes entreprises qui font du profit en France y payent l’impôt… Et en particulier les fameux GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), qui profitent des disparités du système fiscal européen pour faire de l’optimisation fiscale en transférant de manière artificielle l’essentiel de leur activité et de leurs bénéfices dans des pays où la fiscalité est plus accueillante, comme l’Irlande ou le Luxembourg. Un choix qui leur permet de ne payer que 9 % d’impôts sur leurs bénéfices, quand les autres sociétés, y compris les PME locales, sont taxées en moyenne à 23 %.

Les distributeurs choisissent les produits qu’ils référencent, ils peuvent donc aller dans le sens des intérêts français en privilégiant les entreprises qui jouent le jeu citoyen de la fiscalité locale. Mais force est de constater que pour l’instant, les acteurs de la grande distribution semblent encore peu sensibilisés à cette question, pourtant cruciale pour la loyauté de la concurrence et le développement des entreprises françaises vertueuses dans ce domaine.

D’un côté, la grande distribution clame haut et fort son patriotisme économique et affiche son partenariat avec des entreprises françaises et ses créations d’emplois en France, et de l’autre elle référence sans états d’âme les produits de sociétés qui pratiquent l’évasion fiscale au détriment des intérêts de notre pays.

La grande distribution ne doit pas être le complice ou l’idiot utile des GAFAM. Les distributeurs qui revendiquent un engagement citoyen devraient exiger des engagements éthiques de la part des marques qu’ils distribuent. C’est d’ailleurs dans leur intérêt, puisque distribuer des marques qui pratiquent ouvertement le dumping fiscal ne peut être sans conséquences, à terme, sur leur propre réputation.

Toutes ces grandes entreprises qui échappent à l’impôt…

De nombreuses multinationales américaines ont ainsi installé leur siège européen en Irlande, comme Google, Facebook, mais aussi Yahoo, Twitter, AirBnB, eBay, Paypal, LinkedIn ou Indeed. Huit multinationales informatiques sur dix –comme Apple, Microsoft, IBM, Siemens, Dell ou HP – sont implantées en Irlande. Amazon a choisi de son côté le Luxembourg, tandis que Netflix et Uber ont opté pour les Pays-Bas. C’est le cas également de Starbucks, leader du café à emporter, qui a été épinglé par Bruxelles pour avoir perçu des avantages fiscaux illégaux concédés par les Pays-Bas et le Luxembourg. Mais tous utilisent les mêmes procédés d’optimisation fiscale. C’est le cas aussi de certaines entreprises françaises comme Smartbox, leader européen des coffrets cadeaux, qui réalise un chiffre d’affaires de 480 millions d’euros dans dix pays européens (dont 30 % en France) et emploie 800 personnes (dont seulement 90 en France). Pour minimiser ses impôts, la marque a domicilié sa maison-mère en Irlande depuis 2009, y délocalisant également une bonne partie de ses emplois. Le récent scandale financier des « LuxLeaks » a également révélé les pratiques peu responsables de certaines entreprises françaises emblématiques comme Saupiquet ou Carolin, que la grande distribution n'hésite pourtant pas à mettre en avant ainsi que leur marque "française."

Comme l’a affirmé le président de la République lui-même, il n’est pas admissible que les sociétés qui font du profit en France n’y paient pas l’impôt. Et la grande distribution a incontestablement un rôle à jouer dans le combat mené dans ce domaine par le gouvernement. Elle doit désormais intégrer cette question éthique dans sa stratégie RSE et dans sa politique de référencement et le choix des produits qu'elle décide de mettre en avant n'est pas anodin, il correspond à un réel engagement (ou non) pour la justice fiscale.


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