Intelligence économique : peut-on faire l’économie du débat d’idées ?

par Francis BEAU
mardi 3 juillet 2007

Confrontée à des contradictions qu’elle semble ne pas parvenir à surmonter, l’intelligence économique (IE) peine encore à définir les spécificités propres à ses métiers. Face à la réalité des besoins et à l’urgence d’y apporter des réponses concrètes, adaptées et structurées, on comprend bien le souci de la profession d’éviter un enlisement théorique dans d’interminables querelles byzantines. Mais les contradictions sont bien là, concrètes et réelles, et les ignorer ne les fera pas disparaître. Si le débat théorique sur la définition du concept perdure, malgré les nombreuses tentatives d’y mettre fin pour permettre la mise en œuvre efficace de l’action, c’est qu’il n’a pas été tranché correctement. La théorie, malgré son caractère inévitablement abstrait, a pour seul support la réalité. Lorsqu’elle s’en écarte, la réalité puis le débat critique permettent de l’y ramener.

Cherchant à s’organiser autour de véritables métiers spécifiques identifiables sur le marché de l’emploi, la profession, sous l’autorité du Haut responsable chargé de l’Intelligence économique (HRIE), a entrepris récemment une série de travaux pour clarifier les métiers de l’IE et définir leurs spécificités propres. Les premières réflexions issues de ces travaux semblent faire la preuve que les débats sur les différentes facettes professionnelles de l’intelligence économique ne peuvent pas faire l’économie d’une consolidation du socle théorique de la discipline et de sa définition pour surmonter leurs contradictions.

Tout à la fois simple respiration et culture générale, l’intelligence économique serait en même temps un véritable métier que trop de "M. Jourdain" prétendent à tort pratiquer sans le savoir. Je reviendrais sur ces contradictions dans deux articles à suivre en forme de questions adressées aux professionnels de l’intelligence économique participant à ces travaux. Mais, avant tout, il apparaît nécessaire d’examiner cette première contradiction d’ordre quasi épistémologique qui conduit de nombreux professionnels à souhaiter rester à l’écart des débats théoriques, tout en reconnaissant dans le même temps la nécessité de développer l’enseignement de leur discipline à l’université. S’il faut voir dans leur volonté d’éviter le débat théorique un souci louable de pragmatisme, ce dernier est-il pour autant réaliste ?

Peut-on "cadrer les domaines de la recherche et de l’enseignement" d’une discipline sans avoir au préalable tranché les "débats théoriques sur sa définition" ?

Quatorze ans après la naissance du concept, nombreux sont les professionnels, fondateurs, promoteurs, ou formateurs qui déplorent encore en effet, malgré les grands progrès réalisés selon eux depuis quelques années, les lenteurs et l’inertie manifestées en matière d’intelligence économique par nos institutions ou les forces vives de notre économie. Beaucoup, adeptes de l’action concrète, craignent le manque de pragmatisme d’un certain "microcosme de l’IE", composé de "personnalités aux parcours et aux visions différentes", se perdant en "tergiversations" et risquant de prolonger à l’infini un débat bien "peu constructif". Certains préconisent de "faire taire les vaines polémiques" et autres "controverses", pour "regarder la réalité en face" et se cantonner à "l’aspect pratique" ou "opérationnel des choses".

Tous sont néanmoins d’accord pour reconnaître, tout au moins officiellement, le succès du système de formation en intelligence économique mis en place par notre pays (conviction profonde ou méthode Coué ?), certains même encouragent l’enseignement du renseignement à l’université. Le Référentiel de formation est considéré comme un document fondamental, qui cadre les domaines de la recherche, de l’enseignement et de la formation.

Pourtant, les contradictions de l’intelligence économique sont bien toujours là, certains en font le constat en reconnaissant qu’elles témoignent d’une discipline encore à la recherche de son identité (cf. dossier L’Intelligence économique ou l’art de la contradiction, Lettre d’information VIGIE du Master IECS de l’ICOMTEC Poitiers, janvier 2007). Ceux-là regrettent "que le discours sur l’intelligence économique et surtout la formation dans ce domaine ne parviennent pas à se saisir de ces contradictions pour les corriger par une clarification ou les assumer par une différenciation plus marquée des métiers". J’ai déjà commenté ce dossier dans un article précédent (L’Intelligence économique à la recherche de son identité) pour m’inquiéter de ces conclusions qui semblaient se résoudre à attendre que la pratique et le temps apporte une solution au problème.

Faute de clarification théorique du concept, on voit bien aujourd’hui que la pratique reste néanmoins impuissante à surmonter ses contradictions, et le temps semble ne rien changer à l’affaire.

Face à l’urgence des applications concrètes à mettre en œuvre, on peut comprendre cependant le souci des promoteurs de l’IE d’éviter à tout prix à la profession de se perdre en "tergiversations" stériles. Faut-il pour autant, négliger la définition du concept en ignorant les différences d’interprétation qui plombent tous les débats sur les métiers spécifiques et les formations associées ? En cherchant dans la réflexion et la théorie un moyen de mieux fixer la définition de l’intelligence économique, faut-il vraiment craindre de "maintenir un débat trop peu constructif" ?

Peut-on réellement développer l’enseignement d’une discipline à l’université en en négligeant la théorie ? Peut-il y avoir un enseignement sans théorie ?

Si, la théorie sans application pratique n’a aucun intérêt, à l’inverse, je ne crois pas qu’il puisse y avoir de pratique intelligente sans théorie associée. Sans théorie, la pratique ne progresse pas et une discipline qui ne progresse pas est une discipline qui se meurt.

Les controverses ou les polémiques sont-elle toujours vaines ?

Une polémique n’est nuisible que si elle entrave l’action. Or, pour agir, il faut savoir ou pouvoir trancher le débat. Lorsque celui-ci est tranché, l’action peut se développer sans entraves, et la polémique, la controverse ou le débat d’idées peuvent et doivent se poursuivre. La prise de décision qui enclenche l’action ne doit pas dispenser de continuer à suivre la controverse. En aucun cas elle ne peut se permettre de la faire taire. Agir, c’est décider, mais également faire évoluer, puis évaluer la progression. L’action doit pouvoir se nourrir d’idées comme la pratique se nourrit de théorie, faute de quoi l’une comme l’autre ne progressent pas.

C’est justement parce que le débat sur la définition même de la discipline n’a pas encore été tranché d’une manière suffisamment correcte, c’est-à-dire dans un sens conforme à la réalité, que la controverse continue à diviser le "microcosme" et que l’action a tant de mal à se mettre en place. Ce n’est pas en rejetant la théorie et en se voilant la face devant les contradictions qui perturbent ses applications pratiques que l’on peut espérer empêcher le moins du monde leur persistance concrète dans la réalité. Faire preuve de pragmatisme, "regarder les réalités en face", impose de ne pas se cacher les contradictions qui sont bien réelles, les polémiques et les controverses, qui, en soi, représentent une part de la réalité.

Plutôt que de faire taire le débat, il faut bien au contraire faire tout pour le favoriser, appliquer le "modèle de la pépinière", plutôt que celui de "la raffinerie"[1], en confrontant les idées plutôt qu’en excluant d’emblée celles qui, s’écartant du "dogme", sont accusées à tort, parce que théoriques, de manquer de réalisme.

La théorie, la vraie, a pour seul support la réalité : pour être juste, elle doit coller avec la plus grande précision possible à la réalité. Trop souvent, parce que les chercheurs qui font évoluer la théorie sont difficiles à suivre lorsque leurs idées sont encore trop floues pour être formulées clairement, ou tout simplement parce que la théorie est toujours abstraite, l’opinion courante a tendance à confondre théorie et "concept fumeux". Si le débat théorique peut parfois sembler fumeux, il n’en est pas pour autant dénué de réalisme, bien au contraire. C’est aussi grâce au débat contradictoire, à la controverse, à la "discussion argumentée et suivie", voire à la polémique, que, lorsqu’elle s’écarte de la réalité, la théorie y est souvent ramenée. C’est ainsi que se construit une théorie fiable sur laquelle la pratique peut s’appuyer pour progresser.

Refuser la réalité des contradictions qui freinent la mise en œuvre pratique de la discipline et rejeter les débats théoriques qui en résultent, seuls susceptibles d’apporter in fine des solutions pratiques aux problèmes concrets qu’elles suscitent, serait à coup sûr bien peu pragmatique.

A partir de là, d’autres questions se posent. Peut-on vouloir développer la pratique d’une discipline (l’intelligence économique) sans en avoir défini auparavant le concept sans ambiguïtés ? Faut-il craindre de faire appel clairement aux théories du renseignement ? Pour éviter de cautionner une quelconque "face cachée de l’intelligence économique", ne vaut-il pas mieux définir clairement les fonctionnalités du renseignement auxquelles fait appel la discipline et montrer puis affirmer leur respectabilité en imposant et en faisant respecter des règles claires, plutôt que de s’abriter derrière un anglicisme qui, ne trompant personne, fait douter de la pureté des intentions ?

à suivre ...

[1] Termes empruntés à Nicolas Moinet, Il n’est de richesses que d’hommes, Point de vue, Newsletter Ifie n°17, Mai/Juin 2007


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