Intelligence économique : restons vigilants

par Franck Bulinge
mardi 24 octobre 2006

Cet article n’est ni alarmiste ni polémique, il est une invitation à poursuivre sereinement les efforts entrepris depuis plus de quinze ans dans le domaine de l’intelligence économique (IE), en mettant en exergue les quelques écueils qui se profilent à l’horizon. 

Les entreprises françaises mesurent aujourd’hui l’importance de la maîtrise de l’information pour le développement de leurs projets ou de leur stratégie. La politique publique mise en place par le gouvernement et venue soutenir les efforts conjugués de tous les acteurs de terrain depuis plus de dix ans, mais également l’expérience des dirigeants face à la réalité économique internationale, ont fortement contribué à cette prise de conscience. L’intelligence économique, tout comme le marketing il y a quelques années, commence de fait à émerger dans les pratiques managériales, et devrait s’inscrire naturellement dans la culture des organisations dans moins d’une décennie. Pour autant, gardons-nous de crier victoire au risque de relâcher notre attention, car l’intelligence économique française est encore bien jeune et fragile.

Développer les bonnes pratiques

L’IE est encore trop souvent confondue avec l’espionnage économique, or ce sont deux choses bien différentes. L’IE envisage en effet l’espionnage comme une pratique illégale et comme une menace pour la sécurité de l’entreprise. Le praticien de l’IE se défend légalement de l’espionnage et ne le pratique pas. Or la tentation est grande d’entretenir et d’exploiter la confusion : du côté des patrons d’entreprises, le besoin de savoir peut conduire à commanditer des pratiques illégales sous couvert d’intelligence économique ; du côté de certaines officines, le « jeu des frontières floues » peut également être exploité pour couvrir des segments d’activité qui ne relèvent pas de l’IE mais de l’espionnage industriel ; enfin du côté des médias, qui sont trop souvent tentés d’envisager l’IE comme le croisement glauque des activités de détectives privés, de barbouzes sans scrupule et d’éminences grises œuvrant du fond d’un cabinet noir.

Ces pratiques illégales, entretenues par l’idée d’un libéralisme sauvage (certains y voient une guerre économique) dont la fin justifierait les moyens, ne relèvent pas de l’IE mais de l’espionnage économique, et sont passibles de sanctions pénales.

La réponse à des pratiques prédatrices par des pratiques équivalentes ne peut qu’entraîner l’IE dans une spirale nihiliste dont nul ne sortira vainqueur. Il est par conséquent urgent de privilégier un langage et des pratiques mesurés, et d’orienter l’IE sur les notions de « désarmement » et de « diplomatie économique ».

Définir fonctions et métiers

La définition des fonctions et métiers de l’intelligence économique est la condition même de son implantation en entreprise, et également de la survie des formations. En effet, si les entreprises, et notamment les DRH, ne prennent pas en compte les fonctions liées à l’activité d’IE, il est peu probable que les étudiants continuent d’espérer obtenir un poste et par voie de conséquence, rejoignent les filières de formation en IE. Il existe aujourd’hui un risque de tarissement de la filière, à l’heure même où l’on constate une offre pléthorique de formations difficilement appréciables.

Définir les métiers de l’IE suppose une démarche concertée entre formateurs, praticiens, responsables stratégiques, DRH et partenaires sociaux. Il s’agit en effet d’identifier des compétences susceptibles d’être agrégées sous forme de fonctions liées à des fiches de postes ainsi qu’à des critères de recrutement. Cette démarche est complexe car elle met en jeu des interactions liées à la création d’emploi, à la fonction, à l’organisation de l’entreprise, ainsi qu’à des acteurs externes (politiques, administrateurs, actionnaires, partenaires sociaux). La définition des métiers types de l’IE passe par conséquent, par une démarche concertée qui suppose une réflexion conjointe entre les employeurs, les professionnels des ressources humaines, les institutions support (ANPE, APEC...), les syndicats (dirigeants, cadres, salariés).

Contrôler la formation ?

Le nombre de formations en IE a sensiblement augmenté au cours des cinq dernières années. L’offre globale est difficilement appréciable en termes de qualité, bien que pointée du doigt par le rapport Carayon en 2003. Le référentiel de formation en IE publié en 2004 par le SGDN peut être considéré comme un guide d’évaluation des contenus, destiné aux formateurs et aux étudiants. Il ne permet pas, en revanche, d’évaluer les méthodes pédagogiques, lesquelles restent à la discrétion des responsables de formation. Face à la concurrence qui s’instaure et aux contraintes géographiques de nombre d’étudiants, certaines formations n’hésitent pas à développer des stratégies marketing agressives, aussi attractives que trompeuses, au détriment de la crédibilité générale. On peut certes espérer qu’avec le temps on assistera à l’élimination naturelle des formations les moins compétitives, mais d’ici là, combien d’étudiants auront éventuellement été (dé)formés et combien d’entreprises seront déçues par ce qu’elles croiront être de l’IE ?

Par ailleurs, le nombre d’étudiants formés ne correspond pas à la réalité actuelle du marché. Bien qu’on constate d’ores et déjà une certaine ouverture dans les entreprises, il conviendrait au minimum de maintenir la formation en IE sous l’angle de la double compétence. Cela suppose un cursus préalable de formation classique (ingénieur, sup de co, IAE, sciences po...) jusqu’en première année de master (Bac+4), complété par une seconde année de master où l’IE serait envisagée comme un complément de spécialité, ou une option intégrée à d’autres matières. A défaut, les connaissances techniques et managériales classiques ne sont pas acquises, et les étudiants ne passent pas la barrière des DRH.

A terme, il conviendrait peut-être d’envisager la formation en IE comme partie intégrante des cursus de bac+1 à bac+5. Des formations spécialisées pourraient par la suite compléter ce cursus en vue d’acquérir des compétences métiers dans le cadre de la formation continue : veilleur (bac+3 à B5 selon la spécialité et le niveau d’emploi), analyste (B5), manageur IE (MBA), consultant (B5+expérience), formateur (B5 + expérience), enseignant chercheur (B8).

Sauver la recherche

La recherche en IE a connu ses heures de gloire entre 1992 et aujourd’hui, grâce notamment aux vétérans qui ont marqué le milieu de la veille, tant au niveau technologique que managérial. Le départ à la retraite de ces pionniers laisse apparaître une faille qu’il conviendrait de combler rapidement. Car derrière les mandarins, les équipes se sont vidées, faute d’une politique de recrutement, les diverses disciplines n’accordant pas de priorité à l’IE. Ce défaut de reconnaissance, lié notamment à la transdiciplinarité de l’IE mais également à l’absence de supports de publication reconnus, conduit par ailleurs certains chercheurs à abandonner les recherches en IE, pour se consacrer à des thèmes plus valorisants. Enfin, la recherche en IE souffre d’un certain tassement et de l’absence de vision stratégique d’ensemble, induisant une tendance à réinventer la roue.

Un recensement des enseignants chercheurs titulaires en IE mettrait en évidence une réduction sensible de la population, au point de la déclarer au titre des « espèces menacées ».

Dépersonnaliser l’IE

L’intelligence économique souffre enfin d’une « peopolisation » qui la place au centre de sordides luttes d’intérêts, qu’ils soient politiques, idéologiques ou fonctionnels. Le récent rapport Mongereau a ainsi suscité des réactions épidermiques dont on se passerait volontiers. Car la territorialisation politique de l’IE risque de pâtir, en cas d’alternance, de la prochaine élection présidentielle. Or le rapport Mongereau, loin d’être illégitime ou néophyte, devrait permettre, en ouvrant le concept d’IE à la société civile, d’en préserver les acquis collectifs, autrement dit les racines culturelles. A contrario, revendiquer une paternité de l’IE, ou se l’approprier au point de l’interdire à d’autres, exclure des acteurs de la carte politico-médiatique, imposer une idéologie dominante, cultiver des réseaux plus ou moins occultes et pas toujours légitimes, n’est-ce pas entretenir la dispersion, pour la recherche d’un pouvoir et la gloire d’ambitions personnelles, aux dépens mêmes de l’intérêt général ?

Trop d’acteurs ont travaillé avec abnégation, ardeur et humilité, pour laisser à la seule vanité le soin de ternir l’image d’une IE construite au fil du temps, image d’un fleuve, non d’un torrent. Sérénité et non tumulte, communauté contre individualisme, culture plus que politique, tels devraient être les ingrédients d’une IE qui veut s’inscrire dans la durée. En somme, rien de nouveau sous le soleil...


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