L’économie politique est-elle scientifique ?

par Paul Jael
samedi 21 décembre 2019

L'économie politique avec ses théorèmes, ses formules et ses démonstrations mathématiques impressionne. En tant que science humaine, quel est le niveau de rigueur qu'elle a pu atteindre effectivement ?

Passons en revue quelques chausse-trappes et voyons comment s’en sortent les économistes.

 

Les hypothèses

Les économistes déduisent parfaitement des conclusions correctes de leurs hypothèses. C’est l’avantage du formalisme mathématique pour lequel ils ont opté. Encore faut-il que les hypothèses soient saines. Pour les évaluer, il est impératif de distinguer :

Ce sont les hypothèses de base qui nous intéressent. Des simplifications, on peut tolérer certains écarts par rapport à la réalité économique, car ces écarts ont une incidence limitée et clairement déterminée. Par contre, les hypothèses de base sont censées représenter les grandes caractéristiques du monde économique réel. Un manque de réalisme aurait ici des conséquences graves. J’insiste sur cette distinction, car les économistes néoclassiques tendent à considérer que tous les aspects de l’économie réelle sont susceptibles de faire l’objet de « simplifications »[1].

Les hypothèses de base ont trait à des phénomènes complexes, multidimensionnels ; elles sont des théories en soi. Il est donc difficile de les qualifier simplement de « vraies » ou « fausses », comme on pourrait le faire à propos d’un élément ponctuel d’une théorie. Le cas échéant, il est toutefois possible de révéler le manque de solidité de certaines hypothèses.

Le manque de solidité d’une hypothèse de base se manifeste par la négligence d’aspects importants de la vie économique. Bien-sûr, l’ampleur de la littérature économique est telle que tous les sujets y ont déjà été traités. Mais l’existence de quelques articles traitant de tel objet ne suffit pas à démentir que la théorie le néglige. Une contribution relative à une hypothèse de base ne s’intègre dans l’édifice de la théorie économique que si la plupart des modèles ultérieurs traitant du même objet ne s’autorisent plus à l’ignorer[2].

 

Nature du débat entre économistes

La science se construit aussi avec des débats ; mais toute discussion scientifique doit déboucher sur une conclusion ; c’est ce qui justifie l’existence du débat. Certaines oppositions entre économistes me semblent avoir un caractère irréductible. Les controverses entre keynésiens et anti-keynésiens, entre néoclassiques et néo-ricardiens ou entre marginalistes et antimarginalistes, diffèrent-elles par leur nature de la dispute perpétuelle entre empiristes et rationalistes ?

Au cours du vingtième siècle, la philosophie des sciences s’est énormément développée. Des philosophes comme Popper, Kuhn, Lakatos et bien d’autres ont réfléchi sur ce qu’est la science, sur ce qui permet à une théorie scientifique ou à un savoir de prétendre à la validité. L’unanimité ne règne pas plus dans ce domaine qu’en économie politique. Envisageons la question : « l’économie politique est-elle une science ? » ; et la question connexe : « la théorie économique dominante, satisfait-elle aux critères de validité du savoir scientifique ? ». L’ampleur de ces questionnements et de la production philosophique existante à exploiter pour y répondre est telle que la présente conclusion se trouverait bien étroite. C’est un deuxième volume qu’il faudrait écrire et je serais bien incapable d’en être l’auteur.

 

La validation empirique

Le problème fondamental est comment valider ou invalider des lois dont les objets n’ont pas d’existence matérielle et ne peuvent donc pas être observées directement ou faire l’objet d’expériences en laboratoire. Prenons l’exemple du chômage : on peut certes observer la manifestation concrète du phénomène, en ce sens qu’on sait que des personnes sont chômeuses. Il s’agit alors d’une observation subjective totalement différente de l’observation d’une étoile au télescope ou d’une cellule au microscope. Pour observer le chômage en tant que tel, il doit être conceptualisé ; son observation sera alors elle aussi conceptuelle et non directe, avec tous les risques de biais que cela engendre. L’économie politique tente de contourner cette difficulté en ayant un maximum de ses objets qui sont des grandeurs ; on parlera plus du taux de chômage que du chômage. Si la grandeur est mesurable, les mesures peuvent effectivement servir de base au processus de validation. A ce que la mesure d’une grandeur économique apporte une validation fiable, deux types de difficultés font obstacle :

  1. Les mesures empiriques se trouvent dans les statistiques. Celles-ci jouent donc un rôle fondamental en économétrie. Mais les statistiques reflètent le monde réel avec toutes ses interactions. Le résultat des forces économiques y est mêlé avec les éléments de politique intérieure, de politique internationale, les éléments culturels, les détournements de flux par les frontières, les luttes sociales, la fiscalité… Pour valider des théorèmes qui isolent certaines variables, on se réfère à des statistiques ou tout est mêlé.
  2. L’économie politique manipule nombre de grandeurs non mesurables et pas des moindres : l’utilité, l’escompte du temps sont des exemples notables. Dans le même registre, l’offre et la demande sont des courbes dont on ne peut observer qu’un seul point à la fois ; les observations successives sont généralement insuffisantes et n’excluent pas les interférences parasites. La réalité est qu’en microéconomie, peu de mesures peuvent être réalisées.

Les statistiques brutes étant trop biaisées, les économistes ont l’habitude de les retravailler pour neutraliser certains biais qu’ils entrevoient. Premier écueil, l’analyste doit être capable et désireux de percevoir tous les biais importants, dont certains sont bien cachés. Deuxième écueil, le risque existe de remplacer un biais par un autre.

L’économétrie regorge de régressions, de calculs de corrélation et de covariance. J’avoue avoir été très impressionné par le travail statistique notamment dans le débat entre partisans et opposants de la théorie du cycle réel. Mais impressionner ne suffit pas pour convaincre. Les régressions offrent trop de liberté à l’analyste pour assurer que son équation est la seule possible :

Le travail empirique devient presque aussi abstrait que le travail théorique et il a ses propres hypothèses. En principe, cela se justifie, mais ces validations ne sont plus que semi-empiriques et perdent donc une part de leur crédibilité.

Les concepts qui ne sont pas observables directement peuvent être appréhendés indirectement par des expériences « psychologiques », des interviews d’acteurs ou par l’introspection. Par exemple, l’expérimentateur intéressé par l’effet de l’incertitude sur le comportement posera à un panel de cobayes des questions du type : « préférez-vous 100 euros avec certitude ou un choix aléatoire entre 60 euros à 50% et 150 euros à 50% ». Mais si la personne questionnée n’est pas amenée à ressentir psychiquement le sentiment d’incertitude quant à sa situation, peut-on déduire des conclusions fiables de sa réponse ? L’introspection, quant à elle, est généralement méprisée par les économistes. Peut-être à tort. L’introspection, aurait-elle laissé dire que le taux d’épargne s’élève lorsque le taux d’intérêt augmente ?

 

Relations causales

Le plus souvent, la théorie ne se contente pas de constater une corrélation entre deux variables, elle établit une relation causale entre elles. L’une est placée au rang de cause, l’autre à celui d’effet. La corrélation statistique est impuissante à établir cette distinction. Vu l’importance des anticipations en économie, la chronologie des changements ne peut même pas être un critère déterminant. La subjectivité de l’analyste intervient nécessairement.

Dans les questions de causalité, le problème le plus grave est celui des déterminations cachées, lorsque la cause est une variable extérieure au modèle. Imaginons un modèle analysant la corrélation avérée entre deux variables X et Y et concluant sur base d’arguments rationnels que X est causal. Il se peut que X et Y son tous deux l’effet d’une troisième variable Z. Le modèle aura mal interprété la corrélation entre X et Y. Un exemple déjà évoqué illustre ce type de méprise : les économistes considèrent généralement les variations de l’encaisse comme une cause des variations de la demande de biens, mais peut-être les variations de l’encaisse et celles de la demande de biens découlent-elles toutes deux des variations du revenu nominal.

Outre le caractère causal d’une variable par rapport à une autre, les économistes s’interrogent parfois sur un type de cause qui mériterait un C majuscule : la cause d’un phénomène important, tel que l’intérêt, l’entreprise... Comme nous l’avons vu (chapitre 9.8), Alchian et Desmetz voient en la lutte contre le shirking la cause originelle de l’entreprise. Leur causalité semble signifier une condition à la fois nécessaire et suffisante. Pour juger leur explication, il faudrait procéder à l’exercice mental d’imaginer une société en tous points identique à la nôtre sauf qu’elle ne connaîtrait pas la mentalité de tire-au-flanc. Y existerait-il des entreprises ? Une réponse absolument sûre est évidemment impossible. Mais le bon sens fait douter que ce monde ignorerait les entreprises. Pour des phénomènes sociaux aussi fondamentaux, il existe probablement une multitude de conditions suffisantes et peut-être aucune condition nécessaire significative. Des causes diverses opèrent, les unes de nature sociale, les autres de nature économique. Comme chacune est suffisante, ses partisans ont l’illusion de détenir la vérité. Nous avions terminé le chapitre 10.1 en constatant l’impuissance de l’économie politique face au phénomène de l’intérêt. Cette impuissance s’explique par la déconnexion de l’économie politique des sciences sociales et de l’histoire. Trop d’abstraction tue la connaissance. L’observation de la société découvre de multiples causes suffisantes à l’intérêt. Mais les économistes s’échinent à trouver la cause à la fois nécessaire et suffisante, qui, peut-être, n’existe tout simplement pas.

 

Retour sur les hypothèses

Revenons encore aux hypothèses. Leur rôle est stratégique, car d’elles dépend la démontrabilité de telle ou telle idées. Friedman n’admettait pas qu’elles pussent être critiquées sur leur réalisme. Selon lui, l’unique critère de validité de la théorie est la confirmation empirique. Les considérations qui précèdent font douter que ce critère suffise. La critique du caractère réaliste des hypothèses me semble un acte d’hygiène scientifique. Le choix des hypothèses dépend de la subjectivité de l’analyste. Une voie qui s’offre à lui consiste à choisir des hypothèses qui mènent immanquablement à la thèse. On retrouve cette attitude chez les nouveaux classiques, comme l’admet candidement l’un d’eux : “Rational expectations models, however, contain an additional element that has little to do with the formation of expectations : the assumption of equilibrium. In other words, supply is assumed to equal demand in all markets at all times”[3]. Cette hypothèse est sous-jacente dans tous leurs modèles et porte littéralement leurs conclusions.

Fréquemment, l’économiste choisit l’une ou l’autre hypothèses en fonction des besoins mathématiques de la démonstration. Cette démarche est acceptable si l’hypothèse ainsi posée ne bouleverse pas la mécanique du modèle, Une hypothèse comme la durée de vie infinie des agents semble innocente en apparence. Pourtant, il est évident qu’un individu éternel n’aurait pas les mêmes comportements qu’un humain, essentiellement en matière d’utilité intertemporelle. L’individu éternel ne peut pas optimiser ses choix sans escompter le futur : son cas ne peut évidemment pas être généralisé aux mortels. L’infini a des propriétés mathématiques intéressantes qui séduisent les mathématiciens et donc également certains économistes. Dans l’économie réelle, il est dénué de toute signification.

 

Le fond et la forme

Par rapport à ses rivales existantes ou potentielles, l’orthodoxie néoclassique jouit d’un avantage énorme. De par le monde, des dizaines de milliers d’économistes travaillent à l’enrichir et la consolider, parfois ou souvent dans le cadre de programmes de recherche structurés et organisés. Ils sont parfaitement entraînés à l’usage d’un appareil mathématique avancé. Après un siècle et demi, il en résulte une construction impressionnante. Mais paradoxalement, il s’agit d’une construction en hauteur sur une assise relativement restreinte. Considérant les traitements mathématiques sophistiqués d’hypothèses souvent discutables, Paul Davidson ironise : « For Keynes as for post keynesians, the guiding motto is ‘it is better to be roughly right than precisely wrong !’ »[4]. Je cite cette sentence parce que mes lectures m’ont laissé exactement la même impression : le contraste entre le perfectionnement mathématique et le simplisme de certaines hypothèses, comme si l’apparence scientifique comptait plus que le fond. L’apparence scientifique exerce une réelle force de séduction. Auréolée du prestige des mathématiques, l’économie « mainstream » a plus ou moins fait le vide autour d’elle. Frank Knight, pourtant néoclassique, ne disait pas autre chose : « The mathematical economists have commonly been mathematicians first and economists afterword, disposed to oversimplify the data and underestimate the divergence between their premises and the facts of life »[5].

Toutefois, l’usage des mathématiques en économie n’est pas la cause du problème. Dans son ouvrage « L’imposture économique », Steve Keen dénonce le mauvais usage des mathématiques en économie et constate qu’en matière de mathématiques, les économistes sont en retard par rapport aux physiciens.

 

Références

[66]

Davidson Paul (1984) « Reviving Keynes's Revolution » in Journal f Post Keynesian Economics, vol 6 n°4, pp. 561-576.

[158]

Holland Steven A. (1985) « Rational Expectations and the Effects of Monetary Policy : a Guide for the Uninitiated » in Ferderal Bank of Saint Louis, may, pp. 5-11.

[190]

Knight Frank H. (1923) « The Ethics of Competition » in The Quarterly Journal of Economics, vol 38 n°3, pp. 579-624.

 


[1] Qu’on se souvienne de l’argument dont Friedman s’était servi pour disqualifier toute critique contre le réalisme des hypothèses : sans hypothèses, théoriser deviendrait impossible. Cet argument simpliste ne s’accorde pas avec notre distinction entre les deux types d’hypothèses.

[2] Donnons un exemple : en 1972, Hayne Leland a produit un article très intéressant sur le comportement des producteurs faisant face à une demande aléatoire. Depuis sa parution, l’immense majorité de la littérature économique traitant de l’équilibre du producteur ignore ses conclusions. Cet article ne fait pas partie du corpus de la théorie économique. Il n’existe que comme satellite de ce corpus.

[3] Holland [158] p. 5. Holland Steven A. (1985) « Rational Expectations and the Effects of Monetary Policy : a Guide for the Uninitiated » in Federal Bank of Saint Louis, may, pp. 5-11.

[4] Davidson [66] p. 574.

[5] Knight [190] p. 589.


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