L’économie va très bien, tout va bien, dormez bien

par David Carayol
jeudi 30 novembre 2006

Profits record des multinationales et des grands établissements financiers, record des fusions acquisitions en 2006, records boursiers, OPA des bourses américaines en Europe, échec du cycle de Doha, chute de l’immobilier US, éclatement des classes moyennes aux Etats-Unis et en Europe, baisse du pouvoir d’achat, montée de la précarité, montée des extrémismes... Tout va bien, dormez bien.

Pour continuer cet article (cf. 1re partie ) permettez-moi de citer de nouveau les propos tenus la semaine dernière par Ed Lazear, chef des conseillers de la Maison Blanche : « Le chômage est en baisse et les salaires devraient augmenter... Le PIB est en baisse au troisième trimestre mais devrait se reprendre au 4e trimestre... L’inflation est moins forte que prévu pour 2006... », et d’ajouter comme autant de signes que l’économie est solide : « Les prix de l’énergie ont chuté... Le sentiment des consommateurs est positif et la Bourse a été très solide[1]... », et de les mettre en perspective avec les nouvelles toutes récentes de ces derniers jours :
- le dollar continue de chuter, sur fond de baisse du moral des consommateurs américains, l’euro flirtant avec les 1,32$
- le groupe américain Wal-Mart numéro 1 mondial de la distribution signe sa plus mauvaise performance en dix ans aux Etats-Unis[2],
- l’Arabie saoudite envisage de réduire sa production de pétrole pour stabiliser les prix[3].

L’inflation moins forte que prévu, grâce à la baisse surprise du pétrole quelques mois avant les élections américaines, risque donc fort d’être revue à la hausse. Et je ne parle même pas de la possibilité d’une crise financière comme l’annonce LEAP/E2020[4].... Et une question à propos de l’énergie : comment une ressource de plus en plus demandée, produite en quantités constantes (au mieux) et disponible en quantités limitées peut-elle voir son prix revu à la baisse à terme ?

Le cas Wal-Mart est assez symptomatique des dysfonctionnements de la mondialisation, comme le décrit très bien cet article du Monde intitulé « Wal-Mart, un symptôme américain[5] ».

On y apprend que cette multinationale réalise un chiffre d’affaires équivalent à celui de la Norvège et que cinq membres de son Conseil d’administration comptent parmi les plus grosses fortunes des Etats-Unis. L’entreprise dégage 11,2 milliards de $ de bénéfice chaque année et rémunère ses salariés en moyenne 20 000$ / an. 30% de ses employés sont des travailleurs à temps partiel, l’objectif non avoué étant de 40%, les marchés financiers ayant constaté une baisse de la valeur de l’action de 10% en trois ans. Le turn-over ou roulement est fréquent parmi les salariés, un salarié de sept ans d’ancienneté coûte en effet 55% de plus en moyenne qu’un salarié récemment embauché, à rendement équivalent. Enfin la moitié seulement des « associés » (nom donné à chaque employé) de Wal-Mart bénéficie d’une protection sociale maison, les autres bénéficiant de celle de leur conjoint ou du système public pour les nécessiteux (Médicaid). Et les syndicats n’existent pas, Wal-Mart eillant à ce que les conditions de travail de ses associés soient les meilleures possibles, il n’y en a donc pas besoin !

Wal-Mart importe enfin pour 18 milliards d’euros de produits made in China et l’équivalent de 20 à 30 milliards $ si on prend en compte les achats effectués à ses fournisseurs américains qui font fabriquer en Chine. Soit environ 15% du déficit commercial des Etats-Unis envers la Chine ! Etonnant, hein ?

Et comme le fait remarquer ce même article, le symptôme Wal-Mart réside dans le fait que ce genre de mastodonte de l’économie entraîne dans son sillage de prix bas une multitude d’entreprises qui n’ont d’autres choix que de tirer elles-mêmes leurs marges vers le bas. C’est comme cela que Wal-Mart a contribué à freiner la progression des salaires et des prix aux Etats-Unis, respectivement de 2,2 et de 3,1% entre 1995 et 2004[6].

C’est aussi comme ça que la « walmartisation » de l’économie, traduire régressions économiques pour la classe moyenne et enrichissement des classes les plus élevées, s’est progressivement opérée aux Etats-Unis. Et le cas Wal-Mart peut largement être transposé en Europe, même si nos réglementations sociales protègent en partie les salariés européens de telles extrémités[7].

Alors quand la multinationale signe sa plus mauvaise performance aux Etats-Unis depuis dix ans, et qu’elle est obligée de casser encore plus ses prix pour réaliser des volumes comparables, on peut légitimement craindre le ralentissement de la consommation US et surtout de graves conséquences économiques sur des pans entiers de l’économie américaine (mais aussi mondiale).

Ceci venant s’ajouter aux conséquences déjà observées dans nos économies occidentales :
- stagnation des salaires pour accroître la compétitivité des entreprises[8] dans une économie globalisée et baisse du pouvoir d’achat moyen du fait de la double augmentation des périodes d’inactivité des salariés et des prix de l’énergie et du logement
- redistribution inégale des revenus dans les pays de l’OCDE : la part salaires / CA est passée de 70% en moyenne jusqu’à la fin des années 1980 à 64% dans la période 2000-2003[9]. Le PIB augmente et les bénéfices et dividendes des grandes multinationales s’envolent, mais les salaires stagnent (sauf pour la minorité des cadres dirigeants)
- croissance sans emploi caractéristique des économies du Nord depuis une dizaine d’années, croissance alimentée par la forte augmentation des échanges commerciaux, les emplois étant délocalisés dans les zones disposant d’une main-d’œuvre peu chère
- précarisation de l’emploi, en France par exemple quatre jeunes sur dix sont sans emploi fixe après sept ans de vie active[10].

Et tous les pays de l’Union européenne ainsi que les Etats-Unis sont touchés.
En Espagne, le salaire moyen n’a pas varié depuis neuf ans[11]. En Belgique, le pouvoir d’achat régresse depuis dix ans[12]. En France le salaire moyen d’un employé a progressé de 3% en huit ans entre 1996 et 2004[13] et on n’arrête pas d’entendre que « l’ascenseur social est en panne ». En Allemagne on parle d’Unterschicht ou de « sous-classe » pour évoquer les 6,5 millions d’exclus[14], cette même sous-classe qu’évoque Gabor Steingart dans son livre et dans son article[15], qui est le prolétariat moderne, d’aujourd’hui, avec un toit, de quoi manger, mais exclu du système !

Quant aux Etats-Unis, en vingt ans 20% de la population la plus défavorisée a vu son revenu baisser de 1,4%, les revenus des trois cinquièmes suivants ont augmenté respectivement de 6,2 - 11,1 - 19%, et les 20% des plus aisés, eux, ont vu leurs revenus augmenter de 42%[16] ! Les ménages sont considérablement endettés, à l’image du déficit public du pays, et pour la première fois depuis 1933 et la grande dépression, le taux d’épargne des ménages est négatif sur une année entière, en 2005[17]

Alors, que va-t-il se passer ?
Peut-on imaginer que les populations des pays concernés acceptent encore longtemps ces régressions économiques et sociales mais également démocratiques ? Car ils n’ont pas choisi cette situation, elle leur a été imposée par cinquante ans de traités et d’accords internationaux visant à libéraliser les échanges.

Comme l’écrit le philosophe Patrick Viveret dans son article ’Pour une société du mieux-être[18]’ : « L’éclatement des classes moyennes qui s’est déjà produit dans les années 1930 a pour conséquence majeure de produire de grandes régressions émotionnelles. Les phénomènes de peur qui sont liés à ces régressions émotionnelles peuvent ensuite entraîner des phénomènes de régression politique tout à fait redoutables... »

De là à craindre une résurgence des nationalismes, populismes et partis extrémistes en tout genre... ?
En France, on a eu Le Pen au second tour en 2002, en Pologne, ce sont les frères Kaczynski du parti nationaliste Droit et justice qui sont au pouvoir depuis fin 2005, en Slovaquie, Jan Slota du Parti extrémiste, le Parti national slovaque, fait partie du gouvernement et son groupe est la troisième force politique. Au Danemark, le parti du peuple danois a obtenu 13,3% des voix aux législatives de 2005. En Autriche, les deux partis extrémistes FPÖ et BZÖ réunissent 15% des voix. En Allemagne, le NPD fasciste, depuis plus de dix ans, les oubliés de l’économie des Länder les plus touchés par la crise économique, totalisant 9,2% des suffrages à Dresde en 2004 et 7,3% à Schwerin (Mecklembourg Poméranie occidentale) en 2006 ; et plus de 20% des moins de dix-huit ans l’année dernière dans certaines villes de Saxe...

Et si ces partis extrémistes ne s’affirment pas partout, la tentation protectionniste fait de plus en plus son chemin. Ainsi aux Etats-Unis les démocrates ont été élus sur la promesse de freiner les délocalisations et se verront contraints au protectionnisme, s’ils peuvent se le permettre[19].

Cette idée commence également à se répandre en Europe. Aux Pays-Bas par exemple, les élections qui viennent de voir la victoire du SP (parti socialiste) augurent d’un repli nationaliste[20].

Pour conclure, deux choses.
1. La mondialisation est un fait, mais sa forme actuelle n’est pas inéluctable, ceux qui le disent sont des idéologues qui ont tout à y gagner, ce qui n’est pas le cas de la majorité des gens actuellement, au Nord comme au Sud.
2. Le protectionnisme n’est certainement pas la solution non plus.
En revanche, une chose est sûre, c’est qu’on arrive au bout de cette forme de mondialisation.

Et une Union européenne démocratique, unie politiquement, et soucieuse des grands équilibres sociaux, environnementaux et économiques aura une possibilité d’action bien supérieure à chacun de ses Etats membres isolés. Une UE démocratique forte pourra proposer ou protéger son modèle social, elle pourra agir et ne subira pas.

Curieusement en France mais aussi ailleurs en Europe aucun responsable politique ne semble l’avoir compris.

Lire la 1re partie

David Carayol, Paris
http://europemondi.hautetfort.com/

mise en forme et photos : http://www.newropeans-magazine.eu/

Notes :

[1] Le gouvernement Bush abaisse ses prévisions de croissance
[2] La guerre des prix pénalise Wal-Mart - La Tribune
[3] Pétrole : L’Arabie parle d’une réduction de la production - Cyberpresse
[4] Leap/E2020
[5] Wal-Mart, un symptôme américain - Le Devoir
[6] Etude Global Insight.
[7] En France pour l’exercice 2004, Carrefour, numéro 2 mondial de la distribution distribuait un dividende en hausse de 27% à ses actionnaires, et un salaire en augmentation de 1,79% à un salarié de douze ans d’ancienneté (source International Herald Tribune Paris, Dossier Courrier International n°756).
[8] Argument généralement invoqué pour ne pas délocaliser.
[9] Source OCDE, International Herald Tribune, Dossier Courrier International n°756
[10] La Tribune
[11] Los salarios de los españoles apenas han variado desde 1997, según Adecco - 20 Minutos
[12] Baisse du pouvoir d’achat - La Libre.be
[13] source INSEE
[14] Le débat sur la fracture sociale fait rage à Berlin - Le Figaro
[15] How Globalization is creating a New European Underclass - Spiegel
[16] America’s Middle Class has become globalization’s loser - Spiegel
[17] Economie américaine, entre succès et déséquilibres - Le Monde
[18] Pour une société du mieux-être - ACEP
[19] L’intérêt de la Chine principal détenteur de dollars étant que les Etats-Unis continuent de lui acheter ses produits...
[20] The Dutch election results ; bad news for Europe Newropeans-Magazine

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