L’espoir du cycle économique

par Argoul
vendredi 13 janvier 2006

L’économie ne sera jamais l’équivalent de la science physique, mais on peut observer les mouvements réels, notamment un cycle long de 50 à 60 ans. Le cycle conjoncturel, ou cycle des affaires, traduit les fluctuations d’activités perceptibles à l’œil nu sur quelques années, coïncidant en général avec les pulsations de la vie politique : cycle présidentiel, législatives, programmes de gouvernement. Le cycle long, à l’inverse, reflète les tendances lourdes imperceptibles à l’œil nu, en termes de prix, d’activité et d’endettement. Nicolas Kondratieff (qui a décrit ces cycles en 1935) distingue 25 ou 30 ans ascendants, suivis de 25 ou 30 ans baissiers. La cause principale semble être d’origine psychosociologique, les aléas du partage induisent des comportements inflationnistes qui dégénèrent en endettement, qu’il convient à la longue de corriger.

Kondratieff a distingué 3 cycles successifs depuis les débuts de la révolution industrielle. Le 1er cycle, 1783-1837, naît dans la dépression des années 1780 due à la surchauffe de la guerre d’indépendance américaine et du blocus anglais aux produits américains. En 1783, l’activité reprend, les prix baissent jusqu’en 1789. Les guerres de la Révolution et de l’Empire, avec l’essor du commerce maritime qu’elles suscitent, portent à son apogée l’activité vers 1807. La décélération de la croissance s’accompagne d’une inflation qui culmine en 1814, avec le blocus continental. Une prospérité factice, après la récession de 1817-18, se termine par une spéculation financière, et le krach de 1825 en Angleterre avec l’effondrement des matières premières (blé, coton) et de l’immobilier. La dépression dure jusqu’en 1837 pour les quantités, et 1847 pour les prix, aggravée par l’instauration du protectionnisme en France dès 1822.

Le second cycle, 1837-1883, reprend grâce aux effets de la seconde révolution industrielle (chemin de fer, sidérurgie, charbon). L’Angleterre est l’économie-monde qui ouvre les comptoirs de Singapour (1819) et Hong Kong (1840) après l’Inde et le Canada. La déflation des prix dure jusqu’en 1843-47. La découverte de l’or californien et le traité de libre-échange franco-anglais relancent l’économie, dont l’apogée se situe en 1857, après la guerre de Crimée et la révolte des Cipayes. Les prix sont au plus haut en 1866, après l’aventure mexicaine et la guerre de Sécession. La phase de prospérité factice commence à cette date, jusqu’à la dépression de 1873, après le krach de Vienne et la faillite du Kreditanstalt. Elle dure jusqu’en 1883.

Le 3ème cycle, 1883-1937, commence durant la dernière phase de baisse des prix du cycle précédent, jusqu’en 1896, bénéficiant du bas niveau du prix des matières premières et des taux d’intérêt. Emergent alors automobile, aviation, électricité, expansion du pétrole, chimie, sidérurgie, sur fond de rivalités coloniales en Afrique et au Proche-Orient. Le cycle industriel est à son apogée en 1913, l’inflation en 1920, avec la Grande Guerre. Commence la prospérité factice de 1920-29, la désinflation conduisant à la spéculation, puis au krach et à la dépression des années 1930. Le surendettement ouvre l’engrenage de la déflation des actifs : ventes de détresse pour rembourser les dettes, baisse des dépôts bancaires et des prix, baisse de la valeur nette des entreprises, faillites ; la production, les ventes et les emplois diminuent, ce qui détruit la confiance et encourage les comportements de thésaurisation, la « préférence pour l’épargne liquide » de Keynes.

L’originalité de Kondratieff est de montrer que la vague ascendante du cycle commence par une révolution technologique, accompagnée de profondes transformations des facteurs de production, et de bouleversements sociaux. La technique change les règles de la productivité en ouvrant à l’offre une frontière extensible de biens et services nouveaux, qui vont se substituer en cassant les prix. La révolution industrielle innove dans les filatures, la chimie, la métallurgie ; le second cycle voit se créer la locomotive (1824), l’invention de la turbine (1824-27), le ciment de Portland (1824), la première automobile et la moissonneuse (1831), le télégraphe (1832), le bateau à roue (1836) et la presse rotative (1846) ; le troisième cycle invente la dynamo à courant continu de Gramme (1870), le téléphone (1877), la locomotive électrique de Siemens (1878), l’acide nitrique (1880), le moteur à essence (1885) puis Diesel (1893), les aéroplanes (1895).

Le cycle Kondratieff se décompose comme suit :
• 30 ans d’expansion portée par le progrès technique et le rajeunissement démographique
• 7 ans de grippage avec inflation (stagflation), stoppée par un choc externe (guerre de 1914, choc pétrolier de 1973, guerre du Golfe en 1990), créant la rareté, donc la hausse des prix
• 7 à 10 ans d’années folles et de bulle spéculative (Etats-Unis 1920-1929, Japon 1980-1989, Asie 1997 et bulle technologique 1996-2000). Décélération des prix et détente des taux engrènent le mouvement de spéculation immobilier et financier nourri par l’endettement. Dès qu’il plafonne, le château de cartes s’écroule.
• Le krach est « salvateur », en ce qu’il liquide les dettes et redistribue les cartes entre les entreprises et les générations. Ce changement des mentalités permet le lancement d’un nouveau cycle des innovations techniques, après les bouleversements sociaux. Le krach est suivi d’une dizaine d’années de dépression économique, puis d’un nouvel "âge d’or", où prix bas et taux bas permettent d’investir pour une longue reprise.

Les destructions de la seconde guerre mondiale sont suivies des trente glorieuses, 1945-1973. Si l’hypothèse est juste, la vague baissière 1973-2002 correspondrait à la vague descendante de cycle long qui est passée par les phases de stagflation 1973-1981 des baby-boomers, puis par la bulle d’une croissance factice des actifs financiers 1980-2000, se terminant par un krach et une dépression. Ce dernier mouvement s’est produit en décalage dans les années 1990 : déflation japonaise, marasme européen, crise asiatique, dérégulation, fusions, puis bulle technologique USA, permise par les injections massives de liquidités de la Fed. Les années d’inflation engendrent un comportement conduisant à la spéculation par renoncement à toute discipline budgétaire par les Etats (abandon de l’étalon or par la France en 1936, et par les Etats-Unis à Bretton Woods, en 1971), les entreprises (Crédit Lyonnais, Vivendi, Enron) et les particuliers (spéculation boursière et immobilière). L’argent brûle les doigts puisqu’il se dévalue, il est investi « à tout prix. » Le krach boursier ou immobilier met fin à la spéculation nourrie par l’endettement.

Quand l’inflation et le surendettement sont nettoyés, la prolongation de la crise n’a plus de raison d’être. Crise bancaire, atonie du crédit et de l’activité, déflation des actifs nettoient le terrain en même temps que se lèvent les ferments du grand rebond suivant, une révolution technologique, un chambardement sociologique et l’extension géographique du développement. La stabilité de la monnaie est un contrat social qui garantit l’équité entre débiteurs et créanciers ; le rompre, c’est repartager les richesses en faveur de ceux qui s’endettent, des jeunes avide de consommer et de se constituer un patrimoine. Une fois arrivées à l’âge mûr, ces générations vont tenter de préserver cet acquis en imposant à la société une politique de désinflation. Ce conflit de générations se double souvent d’un conflit de classes sociales (possédants contre défavorisés, secteur privé contre public, rentiers contre actifs). 1789, 1848, 1945 marquent des bouleversements apparus à l’issue d’une déflation des prix dans des sociétés majoritairement jeunes. Aujourd’hui nombreuses, les générations vieillissantes imposent rigueur monétaire et politique de l’offre (encouragements à la production et incitation au travail), la mise hors jeu de pans entiers d’industries non concurrentielles, des politiques de désendettement avec privatisations, moindres dépenses publiques, baisse des taux et injection de liquidités, dérégulations ciblées (flexibilité du travail, allègements de charges sociales), et de nouveaux comportements consommateurs plus regardants, calculateurs, attendant les soldes, traquant sur le Net le prix bas, réduisant le gaspillage et l’ostentatoire, favorisant l’éthique et l’écologique.

L’une des causes des dépressions tient dans la concentration excessive des actifs financiers dans un petit nombre de mains, et dans la paupérisation relative du plus grand nombre, la dépression contribue à une redistribution plus démocratique des cartes (New Deal), en même temps qu’elle apporte avec elle une vision plus collective des problèmes économiques (Keynes contre Friedman). On le voit, et je le dis une fois de plus, l’économie sans la question sociale se réduit à de la comptabilité.

Mon ami François-Xavier Chevallier, stratège boursier dans une société de courtage, après un quart de siècle passé dans une grande banque française comme économiste et gérant, prévoit un 4e cycle Kondratieff, fondé sur l’observation des données américaines : pic de croissance en 1973, point bas vers 1997, pic de l’inflation en 1980, creux en 2002, dettes à leur maximum entre 1990 (Japon) et 2000 (Etats-Unis) avec un minimum possible vers 2015. Les Etats-Unis sont en avance dans le cycle, l’Europe suit en général avec quelque retard, puis vient le Japon, à moins que l’Asie n’ouvre pour lui une nouvelle ère de coprospérité.

Le cycle qui vient sera porté par la révolution technologique des années 1980-95 par l’ordinateur individuel, la puce et le logiciel, Internet et le multimédia, les nouveaux comportements d’accès et de démocratisation entraînant de nouvelles répartitions économiques entre créateurs et diffuseurs, la rentabilité n’étant plus dans l’information mais dans les tuyaux (cybercommerce, formation, loisirs). L’extension du développement atteint une nouvelle strate de pays, Chine, Inde, Asie du Sud-est, Amérique latine, plus tard Russie. Une complémentarité se dessine entre pays riches et pays neufs, pas seulement en termes de matières premières, mais aussi dans les échanges de marchandises et les soucis écologiques.


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