L’Etat et les forces aveugles de l’économie

par maltagliati
mardi 28 février 2012

D’où vient cette idée que seule la force de l’État nous délivrera des « forces aveugles de l’économie » ? Dans ce premier article, je m’efforcerai de montrer d’où cette conception ne vient pasalors que c’est précisément l’opinion la plus répandue !

Jusqu’au XVIIIème siècle, l’idée prédominante des esprits épris de liberté est qu’il faut apporter des limites au pouvoir d’État. La liberté est un bien originel de l’espèce humaine, un bien de plus en plus menacé par le développement du Pouvoir. Montesquieuest le dernier grand représentant de cette école de pensée, prolongée encore par Jean-Jacques Rousseau. En un siècle et demi, le renversement est total : non seulement l’État ne présente plus de dangers – du moins l’État en lui-même, on ne dénonce plus que les abus qui se greffent dessus – mais en outre l’État est devenu le principal si ce n’est le seul rempart de nos libertés contre l’emprise de plus en plus grande des multinationales et autres trusts financiers qui dirigent en sous-main tout le fonctionnement de la planète.
 
Ce changement radical qui caractérise la fin du XIXème et tout le XXème siècle (ce que j’ai appelé L’âge d’or de l’État) est en général relié au marxisme. Mais c’est là une erreur profonde. Karl Marx a écrit le Capital, du moins son premier volume, dans lequel il fonde la logique d’un système né de l’échange marchand et qui, se centrant sur la valorisation, saisit toute la sphère sociale jusqu’à généraliser l’échange et créer l’économie mondialisée. Marx a participé activement aux révoltes ouvrières (principalement la Commune de Paris), non pour réclamer de meilleurs salaires, mais pour montrer en quoi l’existence du prolétaire marquait la limite du fonctionnement capitaliste et en quoi sa revendication principale était et devait être l’abolition du salariat.  Karl Marx est mort en 1883, au moment précis où, à la suite des innovations de Bismarck en Allemagne, de Napoléon III puis de la République en France, des Impériaux en Angleterre se développe un nouveau type d’État qui englobe la protection sociale et fait de la solidarité un de ses leitmotivs.
 
Marx s’est toujours gaussé de la mentalité proudhonienne des socialistes français, y compris de ses gendres Longuet et Lafargue, grands faiseurs de plans qui par l’action salutaire de l’État allaient réformer la société et installer un nouvel âge. Il a d’autre part eu juste le temps de mettre en garde les socialistes d’outre-Rhin qui dans les années 70 lui ont soumis pour avis les premiers programmes du Parti social-démocrate allemand.
« Tout d’abord, le Parti ouvrier allemand cherche à réaliser l’ « État libre ». L’État libre, qu’est-ce à dire ? Faire l’État libre, ce n’est nullement le but des travailleurs, qui se sont dégagés de la mentalité bornée de sujets soumis. Dans l’Empire allemand, l’ « État » est presque aussi « libre » qu’en Russie. La liberté consiste à transformer l’État, organisme qui est mis au-dessus de la société, en un organe entièrement subordonné à elle […] ce n’est pas en accouplant de mille manières le mot Peuple avec le mot État qu’on fera avancer le problème d’un saut de puce. »
(Karl Marx, Critique du programme de Gotha)
 
Rien n’y a fait. Après sa mort et malgré les mises en garde de son ami Engels veillant sur leur patrimoine commun, Marx est devenu le prophète de l’État ouvrier. Et ensuite des démocraties populaires. Dans la nouvelle génération de socialistes qui président au destin de l’Internationale au tournant du siècle, la tendance étatiste s’accentue, particulièrement en France autour de ce grand homme d’État que fut Jean Jaurès.[1] Le seul qui résista à cette tendance fut Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine, dont un des principaux ouvrages aborde la question de L’État et la Révolution. Lénine fut le seul des socialistes européens à se dresser contre la Grande Guerre. Il était minoritaire dans le Parti ouvrier russe également, même si officiellement il est le leader des Bolchevicks (en français majoritaires) au Congrès de 1903. Dix ans plus tard (1912) les Bolchevicks forment un parti autonome. Leurs opposants mencheviks sont au pouvoir en avril 1917 lors du renversement du tsarisme et c’est contre eux notamment que Lénine tourne la révolution d’octobre en novembre 1917, avec le mot d’ordre de la paix maintenant. Malheureusement, les débris du parti socialiste rappliqueront en nombre dans les nouvelles structures de l’État soviétique et y deviendront prépondérantes sous la houlette des camarades Staline (ex-bolchevick), Trotski,[2] Bogdanov, et autres partisans de la constitution d’un État ouvrier. Lénine est écarté à partir de 1918 par un attentat perpétré par une militante socialiste [3] mais il est entretenu comme symbole vivant jusqu’en 1924, puis comme momie.
 
Comme Lénine s’est en permanence revendiqué de Marx contre le socialisme – ce que ses successeurs continuent indûment à pratiquer en désaccord avec le socialisme démocratique européen – cette histoire tragique renforce la conviction que Karl Marx, et maintenant Lénine, sont les pères de l’État ouvrier.
 
Pourtant, pour les analystes sérieux tout ceci n’est que du pipeau. En 1936, Elie Halévy décrivait comme suit la crise politique produite par la Grande Guerre : « L’ère des tyrannies date du mois d’août 1914, en d’autres termes du moment où les nations belligérantes adoptèrent un régime qu’on peut définir de la façon suivante : a) Au point de vue économique, étatisation extrêmement étendue de tous les moyens de production, de distribution et d’échange ; — et d’autre part appel des gouvernements aux chefs des organisations ouvrières pour les aider dans ce travail d’étatisation — donc syndicalisme, corporatisme, en même temps qu’étatisme ; b) Au point de vue intellectuel, étatisation de la pensée, cette étatisation prenant elle-même deux formes : l’une négative, par la suppression de toutes les expressionsd’une opinion jugée défavorable à l’intérêt national ; l’autre positive, par ce que nous appellerons l’organisation de l’enthousiasme. C’est de ce régime de guerre, beaucoup plus que la doctrine marxiste, que dérive tout le socialisme d’après guerre. Le paradoxe du socialisme d’après-guerre, c’est qu’il recrute des adeptes qui viennent à lui par haine et dégoût de la guerre, et qu’il leur propose un programme qui consiste dans la prolongation du régime de guerre en temps de paix. »
 
J’adhère à cette analyse que je compléterai en rappelant ce que je disais récemment à propos de la consommation [4] : « Il appartient à l’économiste anglais John Maynard KEYNES d’avoir renversé à ce moment tous les présupposés de l’économie politique traditionnelle et d’avoir enfin établi que seul un accroissement permanent de la Dépense permettait de soutenir le mouvement d’expansion et qu’il fallait y associer les États et leurs investissements aux ménagères et à leur consommation. Cet homme devait certes être non-conformiste pour en arriver à soutenir que la sauvegarde du profit du Capital et des intérêts de la Finance ne se trouvait pas comme le proclamait l’économie politique depuis Ricardo et Marx dans la production de valeurs, mais avant tout dans l’extension de la masse salariale. Pour une raison très simple : le capitaliste, en payant ses ouvriers ; les services, en rémunérant leurs employés ; l’État, par le traitement de ses fonctionnaires engendrent des CLIENTS et assurent ainsi le développement des débouchés de la production. La question centrale devient dès lors l’extension du circuit économique. Roosevelt en fera la base de son Credo quand il lance en 1933 le New Deal, nouvelle politique de répartition présentée comme la seule solution de long terme à la crise de 1929. La nouvelle répartition s’avère plus juste socialement, mais elle ne consiste pas seulement à subdiviser autrement le même gâteau mais avant tout à accroître le gâteau à partager ! »
 
Voilà donc d’où ne vient pas cette idée que seule la force de l’État nous délivrera des « forces aveugles de l’économie » : du marxisme. Elle s’est développée comme un chancre sur le marxisme, cela, oui.
Mais d’où viendrait-elle alors ? C’est ce que je développerai dans un deuxième article.
 


[1] Jaurès a conquis une réputation de pacifiste totalement imméritée. Le lendemain même de son enterrement, tout son parti votera les crédits de guerre. Il est en outre le père d’une école historique d’étude de la Révolution française qui met au centre de celle-ci la Guerre et le rôle prophétique et libérateur des armées françaises en Europe. Cette école va revivre le destin de la France révolutionnaire à travers le bis repetita de la nouvelle nation révolutionnaire russe jusqu’aux années soixante et bien après, puisque ce n’est que tout récemment qu’on a appris « qu’il n’y avait plus de communistes en France »… (lol)
[2] Qu’est-ce qu’un trotskiste : « un stalinien en désaccord personnel avec le camarade Staline »
[3] Le 30 août 1918, Fanny Kaplan, membre du Parti socialiste-révolutionnaire, approche Lénine alors que celui-ci regagne sa voiture à l’issue d’un meeting. Elle l’appelle, il se retourne, elle lui tire dessus trois fois. Deux balles l’atteignent. Une va se loger à proximité de la moelle épinière et ne pourra jamais être extraite. De plus en plus diminué, surtout à partir de 1922, Lénine meurt en janvier 1924, sanctifié et trahi.
[4] lettres fantasques, n°8, La croisade de la consommation

Lire l'article complet, et les commentaires