L’IA tient-elle ses promesses en finance ?

par karl eychenne
lundi 10 février 2020

Où en est-on des promesses de l’intelligence artificielle en finance de marché ? On en est un peu revenus. Depuis 4 ans, les Hedge Funds basés sur ces méthodes ne font pas mieux que les autres. Pourtant l’industrie ne ménage pas ses efforts.

« Le Progrès se réduit finalement à voler à l'homme ce qui l'ennoblit, pour lui vendre au rabais ce qui l'avilit ». Nicolás Gómez Dávila

Ces 10 dernières années, l’intelligence artificielle a franchi un cap, en partie grâce à l’opiniâtreté de notre ambassadeur national Yann LeCun (Prix Turing 2018). L’apprentissage profond et toutes ses variantes ont permis à l’intelligence artificielle de faire des progrès spectaculaires dans certains domaines tels que la détection de mélanomes, la voiture sans chauffeur, ou la reconnaissance faciale.

Et la finance ? Depuis quelques années, elle déploie des budgets considérables en main d’œuvre spécialisée afin de ne pas rater le virage digital. Et il y en a un domaine en particulier pour qui les sirènes de la nouvelle ère ont eu un écho : la prévisibilité des marchés financiers. Puisque l’homme n’arrive pas ou peu à battre le marché, peut-être qu’un automate y arriverait ?

Ainsi, l’industrie des Hedge Funds a fait une place de plus en plus grande à des fonds reposant plus ou moins sur des stratégies utilisant l’intelligence artificielle (Machine Learning, Deep Learning, ou autre). Il faut dire que cette industrie a pu compter sur une publication foisonnante de papiers annonçant la découverte de nouvelles stratégies gagnantes basées sur ces nouvelles méthodes.

Qu’en est-il aujourd’hui ? 

 

Des résultats décevants depuis 4 ans

D’après Eurekahedge qui évalue plus de 200 Hedge Funds dans le monde entier, les 4 dernières années n’ont pas confirmé les espoirs mis dans les Hedge Funds basés sur l’intelligence artificielle (près de 30 fonds surveillés). Ces fonds n’ont pas fait mieux que les Hedge Funds traditionnels : une performance proche de 6,5 % en 2019, - 4,3 % en 2018, et 8,4 % en 2017. En 2016 ? à peine mieux que les Hedge Funds traditionnels malgré une belle performance de 10,2 %. Précisons que le constat est encore plus décevant si l’on tient compte du risque encouru : on obtient de meilleurs ratios de Sharpe pour les Hedge Funds traditionnels pour chacune de ces 4 dernières années.

En fait, il y a quand même une lune de miel de l’IA, qui se produit juste après la crise des subprimes de 2009 jusqu’en 2016 : les Hedge Funds typés IA s’apprécient de +135 % alors que les Hedge Funds traditionnels de seulement 36 %. Comment expliquer une telle surperformance durant cette période, et plus rien depuis 4 ans ? On remarquera que la période faste de l’IA correspond à la période où la Banque Centrale américaine ouvre toutes ses vannes avec des taux d’intérêt directeurs à 0 % et des achats de titres considérables (Quantitative Easing) : une période où l’on pouvait avoir le beurre et l’argent du beurre, où l’investisseur se voyait confisqué le risque qu’il était supposé supporter en acquérant un actif risqué. Puis, cette euphorie de l’IA finit au moment même où la Fed commence à remonter ses taux : c’est-à-dire au moment où les autorités annoncent que la fête est finie. Il ne s’agit pas d’une explication, seulement de la mise en perspective d’un contexte très particulier qui a pu influencer la performance d’un certain nombre de stratégies dites alternatives.

Pour être honnête, d’autres contributeurs taillant plus large dans l’inventaire des Hedge Funds typés IA, estiment que ces fonds auraient surperformé de près de 2 % chaque année depuis 2016. Mieux encore, leur comportement en termes de rendement ajusté du risque serait de près de 2, contre 1,5 pour les Hedge Funds traditionnels.

Enfin, parmi ces fonds typés IA, certains font mieux que d’autres, et certains utilisent plus ou moins l’IA dans leur processus d’investissement. Par exemple, comment positionner les célèbres fonds tels que Bridgewater, Man AHL, ou Citadel ? Ces fonds utilisent des modèles quantitatifs pour développer de nouvelles stratégies, identifier de nouveaux thèmes et produire des signaux. Mais, leurs systèmes requièrent quand même une contribution humaine, dans le choix des signaux à implémenter, le choix des modèles à privilégier. En ce sens, ces Hedge Funds sont plutôt considérés comme des modèles reposant sur du « pré » IA. Par contre, il existerait certains Hedge Funds où l’intervention humaine dans la prise de décision et l’implémentation seraient réduites à son minimum : Cerebellum Capital, Taaffeite Capital Management ou Numerai. Ces fonds seraient qualifiés de Hedge Funds « pur » IA.

 

Des réserves de la part de la recherche académique

Depuis près de 10 ans maintenant, nous observons : d’un côté des publications foisonnantes de papiers annonçant la découverte de nouvelles stratégies basées sur des techniques d’IA utilisant toute forme de méthode (machine learning, apprentissage profond, renforcement) et des données en pagaille (texte, flux de nouvelles, technique). Mais d’un autre côté, certains chercheurs (Prado, Cochrane, Harvey & Liu) mettent en garde contre cette course à l’échalote qui révèlerait un certain nombre de biais. Parmi ces biais, le plus connu est celui lié à la robustesse des tests effectués pour sélectionner les stratégies dites gagnantes : l’idée est que plus vous testez de stratégies différentes, et plus il vous faut être restrictif, ce qui ne serait pas le cas.

En fait, tous ces biais procéderaient d’un problème bien connu des antivirus, des tests médicaux, des alarmes qui se déclenchent trop souvent, des filtres de messages,… et des chercheurs d’or : le problème du faux positif / faux négatif

Toutefois, ce n’est pas parce qu’on prévoit mal qu’il n’est pas possible de prévoir. En effet, la finance théorique autorise la prévisibilité des marchés sous l’une ou l’autre des conditions suivantes :

 

Un air de Lyssenko

En son temps (années 30), Lyssenko ce technicien agricole soviétique réussit à convertir la Russie à sa méthode révolutionnaire qui quadruplerait le rendement de blé : la vernalisation. En quelque sorte, il s’agissait de préparer la plante au grand froid qu’elle allait subir.

La vernalisation est une période de froid subie par une plante nécessaire pour la faire passer du stade végétatif au stade reproductif, c'est-à-dire pour enclencher la floraison. 

Un temps adoubé par le généticien russe qui faisait alors autorité (Vavilov), Lyssenko se sentit pousser des ailes et finit par rejeter tout ce qu’avait pu produire de sérieux la science de l’époque à ce sujet : durant un congrès historique, il soutint devant Staline que finalement il fallait se débarrasser de cette science bourgeoise qui osait dire que notre hérédité dépendait quand même un peu de nos gènes. Staline n’en demandait pas tant. Plus tard, Jacques Monod ironisera en rappelant qu’ « il n’existe pas de chromosomes politiques. »

L’intelligence artificielle n’a rien à voir avec la vernalisation de Lyssenko, ses apports sont avérés dans bien des domaines. Mais quand même, on peut s’interroger sur la fascination que l’intelligence artificielle exerce notamment en finance de marché, alors qu’elle y semble pour l’instant moins performante. Nul ne devrait plus douter de son efficacité infine, sous peine de verser dans l’anachronisme. Pourtant, peut-être que la prévisibilité des marchés n’est finalement pas un terrain idéal pour l’IA : avide de résultats, elle y est d’autant plus vulnérable au déluge des corrélations qui font dire aux données ce qu’elles ne savent pas.

« Certains livres semblent avoir été écrits non pour nous instruire, mais pour que l’on sache que l’auteur savait quelque chose »

Goethe


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