L’inefficience des marchés financiers selon J.M. Keynes

par Paul Jael
lundi 1er mars 2021

 

L’hypothèse des marchés efficients est au cœur de la théorie néoclassique qui domine l’économie politique. Les initiateurs de son expression moderne sont William Sharpe (1964) et Eugene Fama (1970). Cette hypothèse affirme que la réalité des bourses tend à valoriser les titres au juste prix. Et quel est celui-ci ? C’est la somme des rendements futurs espérés actualisés à un taux qui additionne l’intérêt sans risque et une prime de risque qui tient compte à la fois du risque du marché et de celui du titre spécifiquement. Qu’en pense le plus grand économiste de l’histoire ?

Dans la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie qui révolutionna la macroéconomie en 1936, Keynes consacre le chapitre 12 « L’état de la prévision à long terme » à la bourse.

Voici quelques extraits de ce chapitre où Keynes montre clairement que la valeur fondamentale de l'entreprise est loin d'être le seul facteur qui inspire les participants au marché. Chacun guette et cherche à anticiper les réactions des autres, ce qui a un effet déstabilisateur. Le nombre entre parenthèses renvoie au numéro de page dans l’édition disponible sur Internet à l’URL http://gesd.free.fr/keynes36f.pdf

« Une évaluation conventionnelle, fruit de la psychologie collective d'un grand nombre d'individus ignorants, est exposée à subir des variations violentes à la suite des revirements soudains que suscitent dans l'opinion certains facteurs dont l'influence sur le rendement escompté est en réalité assez petite. Les jugements manquent en effet des racines profondes qui leur permettraient de tenir. Dans les périodes anormales notamment, lorsque la croyance à la continuation indéfinie de l'état actuel des affaires est particulièrement peu plausible, même s'il n'y a pas de raison formelle de prévoir un changement déterminé, le marché se trouve exposé à des vagues d'optimisme et de pessimisme irraisonnées, mais après tout compréhensibles en l'absence d'une base solide de prévision rationnelle » (108)

« Un des aspects particuliers de la question mérite notre attention. Peut-être a-t-on supposé que la concurrence entre les professionnels compétents, doués d'un jugement plus sûr et de connaissances plus étendues que la moyenne des capitalistes privés, corrigerait les fantaisies des individus ignorants livrés à leurs propres lumières. Or il se trouve que l'activité et l'habileté des spéculateurs professionnels et des spécialistes du placement s'emploient surtout ailleurs. En fait, la plupart d'entre eux se soucient beaucoup moins de faire à 'long terme des prévisions serrées du rendement escompté d'un investissement au cours de son existence entière que de deviner peu de temps avant le grand public les changements futurs de la base conventionnelle d'évaluation. Ils se préoccupent non de la valeur réelle d'un investissement pour un homme qui l'acquiert afin de le mettre en portefeuille, mais de la valeur que, sous l'influence de la psychologie collective, le marché lui attribuera trois mois ou un an plus tard » (108)

« Point n'est besoin non plus que certains persistent à croire ingénument que la base conventionnelle d'évaluation a une valeur réelle quelconque à long terme. Il s'agit, peut-on dire, d'une partie de chemin de fer, de vieux garçon ou de chaise à musique, divertissements où le gagnant est celui qui passe la main ni trop tôt ni trop tard, qui cède le vieux garçon à son voisin avant la fin de la partie ou qui se procure une chaise lorsque la musique s'arrête. On peut trouver à ces jeux de l'agrément et de la saveur bien que tout le monde sache qu'il y a un vieux garçon en circulation ou que lors de l'arrêt de la musique certains se trouveront sans siège ». (109) 

« Ou encore, pour varier légèrement la métaphore, la technique du placement peut être comparée à ces concours organisés par les journaux où les participants ont à choisir les six plus jolis visages parmi une centaine de photographies, le prix étant attribué à celui dont les préférences s'approchent le plus de la sélection moyenne opérée par l'ensemble des concurrents. Chaque concurrent doit donc choisir non les visages qu'il juge lui-même les plus jolis, mais ceux qu'il estime les Plus propres à obtenir le suffrage des autres concurrents, lesquels examinent tous le problème sous le même angle. Il ne s'agit pas pour chacun de choisir les visages qui, autant qu'il peut en juger, sont réellement les plus jolis ni même ceux que l'opinion moyenne considèrera réellement comme tels. Au troisième degré où nous sommes déjà rendus, on emploie ses facultés à découvrir l'idée que l'opinion moyenne se fera à l'avance de son propre jugement. Et il y a des personnes, croyons-nous, qui vont jusqu'au quatrième ou au cinquième degré ou plus loin encore ». (109)

« Peut-être le lecteur objectera-t-il que pendant une période assez longue un homme habile doit nécessairement réaliser aux dépens des autres joueurs des bénéfices considérables si, indifférent au passe-temps prédominant, il persiste à acheter des investissements à la lumière des prévisions véritables à long terme les plus parfaites qu'il puisse établir. A ceci il convient de répondre tout d'abord qu'il existe en effet des esprits sérieux de ce genre et que, suivant que leur influence ou celle des simples joueurs prévaut, la physionomie d'un marché financier diffère profondément. Mais nous devons ajouter que plusieurs circonstances s'opposent à la prédominance de semblables esprits sur les marchés de capitaux modernes ». (110)

« S'il nous est permis de désigner par te terme spéculation l'activité qui consiste à prévoir la psychologie du marché et par le terme entreprise celle qui consiste à prévoir le rendement escompté des capitaux pendant leur existence entière, on ne saurait dire que la spéculation l'emporte toujours sur l'entreprise. Cependant le risque d'une prédominance de la spéculation tend à grandir à mesure que l'organisation des marchés financiers progresse (…) lorsqu'un Américain achète une valeur, il mise moins sur le rendement escompté que sur un changement favorable de la base conventionnelle d'évaluation, ou encore qu'il fait une spéculation au sens précédent du mot. Les spéculateurs peuvent être aussi inoffensifs que des bulles d'air dans un courant régulier d'entreprise. Mais la situation devient sérieuse lorsque l'entreprise n'est plus qu'une bulle d'air dans le tourbillon spéculatif. Lorsque dans un pays le développement du capital devient le sous-produit de l'activité d'un casino, il risque de s'accomplir en des conditions défectueuses. Si on considère que le but proprement social des Bourses de Valeurs est de canaliser l'investissement nouveau dans les directions les plus favorables au rendement futur, on ne peut revendiquer le genre de succès obtenu par Wall Street comme un éclatant triomphe du laissez-faire capitaliste. Et il n'y a là rien de surprenant, s'il est vrai, comme nous le pensons, que les meilleurs esprits de Wall Street étaient en fait préoccupés d'autre chose ». (111)

« Devant le spectacle des marchés financiers modernes, nous avons parfois été tenté de croire que si, à l'instar du mariage, les opérations d'investissement étaient rendues définitives et irrévocables, hors le cas de mort ou d'autre raison grave, les maux de notre époque pourraient en être utilement soulagés ; car les détenteurs de fonds à placer se trouveraient obligés de porter leur attention sur les perspectives à long terme et sur celles-là seules. Mais il suffit d'un instant de réflexion pour comprendre qu'une telle méthode pose un dilemme ; car, si la liquidité du marché financier contrarie parfois l'investissement nouveau, en revanche elle le favorise le plus souvent ». (112)

« L'entreprise ne fait croire qu'à elle-même que le principal moteur de son activité réside dans les affirmations de son prospectus, si sincères qu'elles puissent être. Le calcul exact des bénéfices à venir y joue un rôle à peine plus grand que dans une expédition au Pôle Sud. Aussi bien, si l'enthousiasme faiblit, si l'optimisme naturel chancelle, et si par suite on est abandonné au seul ressort de la prévision mathématique, l'entreprise s'évanouit et meurt, alors que les craintes de pertes peuvent être aussi dépourvues de base logique que l'étaient auparavant les espoirs de profit ». (113)

« Ce que nous voulons simplement rappeler, c'est que les décisions humaines engageant l'avenir sur le plan personnel, politique ou économique ne peuvent être inspirées par une stricte prévision mathématique, puisque la base d'une telle prévision n'existe pas ; c'est que notre besoin inné d'activité constitue le véritable moteur des affaires, notre intelligence choisissant de son mieux entre les solutions possibles, calculant chaque fois qu'elle le peut, mais se trouvant souvent désarmée devant le caprice, le sentiment ou la chance ». (113)  


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