L’innovation est-elle bonne en soi ?

par Jean-Marc Bellot
lundi 13 février 2006

Quelques mythes à déboulonner, autour du thème de l’innovation...

Parmi les mots et concepts qui ont le plus la cote, tant dans le monde de l’entreprise qu’auprès des pouvoirs publics, l’ innovation figure en bonne place. L’innovation est jugée bonne par essence ; elle serait l’une des pièces maîtresses dont découle la richesse des nations ou des entreprises qui s’en font les chantres. A contrario, quiconque ne consacrerait pas l’énergie et les moyens nécessaires à sa défense et à son entretien se trouverait irrémédiablement condamné à terme. Témoins les propos de David White, directeur de la politique d’innovation à la direction générale Entreprises et industrie de la Commission européenne recueillis par Laurance N’Kaoua dans l’article des Échos du 25 janvier courant. Le titre donné à l’article est sans équivoque : "L’Europe risque de ne plus faire partie des pays riches". L’analyse est sans appel. En soulignant la stagnation de l’Europe en termes d’effort R&D, David White prédit un décrochage de notre continent par rapport aux États-Unis et au Japon, voire une marginalisation au fur et à mesure que la Chine et l’Inde se font une place dans le groupe des pays innovateurs.

Pourtant, l’idée selon laquelle l’innovation est une bonne chose en soi ne constitue-t-elle pas déjà l’un de ces nombreux mythes qui obscurcissent le débat, à force de vouloir moraliser le terme ? En voici trois majeurs, que je souhaite partager avec vous.

Mythe : l’innovation est bonne en soi

Réalité : c’est l’utilisation de l’innovation qui peut être porteuse de valeur - et donc, être passée au crible du jugement moral - pas l’innovation.

Comme dans beaucoup d’autres domaines, l’innovation pour l’innovation n’apporte pas grand-chose. En revanche, dès que l’innovation est mise au service d’un usage, lui-même porteur de valeur, alors elle prend tout son sens. Je me souviens avoir été familiarisé avec le concept du tableur en 1984. A l’époque, l’idée qu’on ait pu concevoir un outil de cette nature me paraissait relever de la plus grande incongruité. Je trouvais l’utilité de tableur fort discutable. Eh quoi ? Une bonne calculette ne ferait-elle pas l’affaire ? Quant au fait de pouvoir faire des tableaux, bon, on n’allait pas en faire un plat, non plus ? Pour des raisons qui me paraissent encore étranges aujourd’hui, je voyais beaucoup plus de valeur au concept de tableur inversé, conçu quelques années plus tard dans les laboratoires de Bull spécialisés en intelligence artificielle (CEDIAG). Le tableur inversé permettait, par exemple, à un contrôleur budgétaire en charge de l’établissement du plan de déduire, à partir de l’exposé de la contrainte finale (ex : un niveau de rentabilité attendue par l’actionnaire) et d’un jeu d’hypothèses de construction (ex : prévision de croissance du marché pour l’année à venir, structure de coût permettant de générer 1 € de chiffre), un plan cohérent. Le marché a tranché : à travers ses millions d’utilisateurs quotidiens, le tableur a fait le succès de Microsoft. A côté, même si les rares contrôleurs budgétaires qui ont utilisé le tableur inversé de Bull ont apprécié la puissance de son moteur d’optimisation sous contraintes, le produit a été abandonné, faute de trouver son marché.

Mythe : encourager l’innovation veut dire investir en recherche & développement

Réalité : dans un marché atone, l’innovation peut partir de n’importe où

Durant les cinq dernières années, HP a investi près de 15% de son chiffre d’affaires en dépenses de R&D. Pendant la même période, Dell n’investissait que 5% de son CA en R&D, et ravissait haut la main la place de 1er fournisseur de matériel micro-informatique à son rival californien HP. Comment cela est-il possible ? Tout simplement parce que Dell a choisi de porter son effort d’innovation sur les processus, là où HP privilégiait le volet technologique. L’innovation peut partir de n’importe où ; elle n’est pas l’exclusive d’un département particulier. Pour paraphraser une formule désormais célèbre mettant en scène le rapport entre la guerre et les militaires, l’innovation est un sujet trop sérieux pour la laisser aux mains des seuls départements de recherche, de développement ou d’ingénierie.

Mythe : quand une innovation ne trouve pas son marché, c’est parce qu’elle était trop en avance par rapport à son temps

Réalité : comment pouvez-vous en être si sûr ?

Le destin d’une innovation se joue toujours sur la place publique - et non dans les bureaux de votre organisation. Voilà en résumé et en vitesse accélérée comment les choses se passent. En votre qualité de manager, votre tendance naturelle sera de vous adosser sur les ressources de votre organisation (clients beta-testeurs, départements marketing, plan média, force de vente, etc.) pour lancer l’innovation sur le marché. Pourtant, dans 90% des cas, cette démarche - tout aussi logique qu’elle puisse paraître en apparence - conduit à l’échec. Clayton M. Christensen a montré dans son ouvrage fameux The Innovator’s Dilemma quelles mécaniques se trouvaient au cœur de ce phénomène d’échec programmé, quand vous faites tout selon les règles. Le hiatus provient du fait qu’au nom de synergies hypothétiques, vous vous adossez sur des tissus relationnels archétypaux nés de la conjonction de l’ancienne offre avec la demande qui l’a achetée pour promouvoir une nouvelle offre dont - dans bien des cas - vous ignorez encore le public cible. Lorsqu’elle vous voit lancer votre innovation radicale avec force tambours et trompettes, votre ancienne base de clients peut même se sentir menacée dans le modus laborandi établi avec vous au fil des années. Elle s’en ouvrira sous le sceau de la confidence à votre force de vente, qui - trop heureuse de trouver une justification à ne pas changer de comportement - abondera dans le sens du maintien du statu quo. In fine, c’est dans le juste sentiment d’avoir fait le maximum que les clients de l’offre traditionnelle et les commerciaux de l’offre nouvelle opèreront en tout bien tout honneur le sabotage de l’innovation. Tel a été le destin de la base de données relationnelle chez IBM, avant que la petite équipe conduite par Larry Ellison ne quitte Big Blue par dépit, crée Oracle, et avec elle, les conditions de rencontre de l’innovation avec son marché.

En résumé, l’innovation n’est pas bonne en soi. C’est de sa confrontation avec le marché que naîtra - le cas échéant - l’usage qui déterminera son destin. L’usage induit la valeur d’usage, et la valeur d’usage précède, elle, le jugement de valeur, grâce auquel il sera possible de savoir si l’innovation était bonne ou mauvaise.

L’idée d’encourager l’innovation à travers le seul financement des pratiques de R&D procède d’une certaine forme de myopie. L’innovation ne rime pas obligatoirement avec encore plus de technologie ou d’ingénierie. Voire, dans notre économie atone, l’innovation par le « + produit » a toutes les chances de passer inaperçue.

Enfin, si vous continuez de considérer que votre croissance dans les années à venir passe par l’innovation produit, restez vigilant sur la façon dont vous orchestrez sa promotion sur le marché. Ceux que vous pensez être vos meilleurs alliés dans la promotion de l’innovation - à savoir votre base de clients et votre force de vente actuelles - ont de très bonnes raisons d’en saboter l’introduction, au profit du maintien du statu quo.


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