La bourse, le trading haute fréquence, et la contraction du temps !

par alain-desert
vendredi 30 août 2013

Cet article propose d’examiner comment « la bourse » dont le rôle principal est le financement des entreprises et la gestion d’échanges d’actifs financiers sur le marché secondaire, a pu être ces dernières années complètement dévoyée de ses nobles objectifs avec l’apparition de la financiarisation et du trading haute fréquence qui bouscule nos échelles de temps.

Rappelons que les bourses qui bien souvent ont mauvaise presse ne datent pas d’hier et que leurs existences remontent à plusieurs centaines d’années. Pour information, la bourse de Paris voit sa naissance en 1724. Dans les grands principes, il n’y a rien de très nouveau dans les mécanismes de financement de l’économie, en comparaison des pratiques en vigueur dans des temps reculés. Il y a toujours eu à un endroit une pénurie de ressources financières et ailleurs une surabondance : d’où la rencontre des prêteurs et des emprunteurs.

Les nouveautés sont plutôt à chercher au niveau des techniques, des produits, de la complexité des marchés, de l’information et de sa circulation, du stockage et de la restitution des données, de la rapidité d’exécution des ordres, des techniques d’analyses, de la mondialisation des échanges et des investissements, des politiques monétaires, etc…

Un bref rappel sur les objectifs et les caractéristiques d’un marché boursier :

La bourse est tout d’abord un lieu de financement et d’échanges permettant aux entreprises de se financer sans l’aide des banques grâce à la confrontation de l’offre et de la demande de capitaux. Les épargnants ou les investisseurs proposent leur excès d’épargne à des prix répondant aux lois simples de l’offre et de la demande. De là découle pour le marché boursier un certain nombre de caractéristiques (non exhaustif) :

  1. Elle offre des outils d’épargne permettant la rémunération de l’argent venant des investisseurs (gros ou petits) qui peuvent ainsi devenir des actionnaires en détenant un part de capital d’une entreprise ou bien devenir prêteurs.
  2. Elle permet de mesurer l’évolution en valeur d’un certain nombre d’actifs (actions, obligations, matières premières, devises, etc…). L’entreprise est valorisée en temps réel.
  3. Elle offre la liquidité grâce au caractère négociable des titres mis en circulation sur le marché secondaire (actions, obligations)
  4. Elle offre des moyens particuliers pour la gestion du risque en permettant une protection contre le risque de changes, de baisse des cours, par le jeu des produits dérivés.

Un changement brutal avec la financiarisation et la dérégulation des années 1980

Avant d’aborder le cœur du sujet, il est utile pour mieux dessiner le contexte de faire un petit détour vers une nouvelle forme d’actionnariat qui a vu le jour ces dernières années, et qui déjà annonçait de nouveaux horizons d’investissements sur lesquels je reviendrai avec le trading haute fréquence.

Tout a commencé par la dérégulation apparue dans les années 1980 (époque Reagan et Thatcher) qui a favorisé de nouvelles formes d’investissements en bourse. L’actionnaire petit porteur qui achetait des titres en direct comme des millions d’autres porteurs, a pu avec l’arrivée des placements collectifs (Sicav, FCP), confier ses investissements à des gestionnaires qui allaient agir en son nom. Ces sociétés de gestion gèrent ces grosses masses d’argent plutôt sur le court terme en arbitrant en permanence en vue d’obtenir les meilleurs rendements, pour le compte d’épargnants qui eux ont plutôt misé sur le plus long terme.

Ainsi la durée moyenne de détention des actions allaient se réduire considérablement. Les statistiques indiquent des durées moyennes qui approchaient les 7 ou 8 ans dans les années 1980 pour atteindre quelques mois aujourd’hui. Une question évidente se pose alors : comment faire fonctionner un système de manière optimum où l’actionnaire reste en moyenne moins d’un an dans une entreprise. Y a-t-il une réelle raison d’investir autre que le gain immédiat ? Pourquoi être prudent si l’imprudence offre de meilleures chances de gains tout en évoluant dans un laxisme ambiant ? Imaginez une copropriété où chaque propriétaire déménage tous les ans : jamais ne sera voté une réfection de toiture ou un ravalement !

Les dérives ont donc commencé il y a une trentaine d’années. Une nouvelle phase voit le jour réellement au début des années 2000 avec de nouveaux procédés nommés « trading haute fréquence »

Dérives récentes avec le Trading Haute Fréquence (ou THF).

Le trading haute fréquence désigne l’ensemble des techniques qui permettent la réalisation de transactions boursières à très grande vitesse grâce à des ordinateurs exécutant des programmes algorithmiques très sophistiqués et très performants capables d’intégrer le maximum d’informations pouvant aider à prévoir les tendances de marché. On pourrait qualifier ces structures d’opérateurs virtuels agissant non plus par des prises de décision issues de simples processus cognitifs, mais tout simplement par décisions programmées. L’humain n’existe plus, il est écarté dans la prise de décision reléguée et confinée dans de puissants algorithmes. A travers ces techniques, ce sont les machines informatiques qui décident et qui émettent des ordres d’achats ou de ventes à des vitesses vertigineuses se mesurant désormais en millisecondes voire en microsecondes.

Il serait un peu fastidieux d’expliquer en détail les techniques utilisées ayant pour noms : quote stuffing, spoofing, cancelling ; c’est la ‘philosophie‘ du système qui compte avant tout pour que chacun puisse porter un jugement aussi éclairé que possible.

Les politiques laissent faire …

Que l’on soit spécialiste ou ignorant dans le domaine des marchés financiers, il est évident que ces techniques admises par les autorités de marchés, non remises en cause par les gouvernements, nous laissent quelque peu perplexe, presque incrédule, et mériteraient quelques développements médiatiques pour en informer le grand public. En fait, il pourrait bien s’agir de procédés abusifs car il y a clairement une intention de fausser le marché en employant des techniques trompeuses à l’égard des autres investisseurs. On n’est pas très loin de la fraude boursière (à moins qu’on y soit vraiment !). Mais me direz-vous, si tout le monde trompe tout le monde (et je parle bien des agents qui opèrent en THF), les effets auraient alors tendance à s’annuler et le système se détruirait de lui-même. Alors où est le problème ?

Un petit chiffre, très évocateur de l’ampleur du phénomène, montre qu’aux Etats-Unis plus de 60% des transactions financières seraient le fruit de ces merveilleuses techniques. En Europe, le pourcentage est inférieur mais on n’a rien à envier à nos voisins outre-Atlantique. Personne ne s’en émeut vraiment, pas même les autorités politiques qui ferment les yeux sur ces pratiques, malgré quelques velléités récurrentes dénonçant ces procédés. Peut-être que le lobby bancaire fonctionne à plein régime aussi efficacement que ces algorithmes fous, programmés pour réaliser des plus-values sur des périodes très courtes de quelques secondes. L’idée lumineuse qui fut à l’origine de ces techniques et applicable d’autant plus facilement que la technologie et les puissances de calcul progressaient, est de gagner peu d’argent sur une transaction, mais d’en gagner beaucoup en opérant sur des millions.

Au début de la crise, combien de propos ont été tenus sur les excès de la finance, y compris dans les discours amphigouriques de notre ancien président (discours de Toulon par exemple). Juste avant l’élection présidentielle, François Hollande déclara que son ennemi juré était le monde de la finance, celle qui ne sert pas l’économie. Est-ce que le THF est au service de l’économie ? La réponse est bien évidemment « non ». Il est même inutile, dangereux, nuisible à l’économie, puisqu’il est improductif et manipulateur au moins dans ses intentions si ce n’est dans les faits.

En laissant se développer ces procédés, toute une industrie s’est mise en place, avec des machines, des hommes, des relations, donc un business que les détenteurs prendront soin de préserver. Au nom de l’emploi qui pourrait en pâtir si les états interdisaient ces pratiques, avec la menace de la délocalisation de certaines activités financières, il est tentant de penser que ces mêmes états feront preuve de bienveillance. La sévérité envers la finance non productive économiquement tant clamée par certains politiciens est désormais en suspens.

L’asymétrie d’information

Pour continuer sur les vices qui collent à ces procédés, on peut également noter une asymétrie d’information entre ceux qui investissent en bourse de manière disons normale, via les voies classiques (opérateurs en ligne, banques classiques, etc..) et ces algorithmes capables d’interpréter les carnets d’ordre, d’exploiter les micromouvements de marchés, de traiter les informations en une fraction de seconde et prendre non moins rapidement les décisions adaptées à des objectifs de gains immédiats. Ces algorithmes ingèrent toute information susceptible d’influencer le marché, comme par exemple les statistiques économiques mondiales, les résultats d’entreprises, les indicateurs avancés, le moral des patrons et des ménages, les chiffres du chômage, les discours des banquiers centraux, l’ambiance sur les réseaux sociaux, et autres gadgets ou évènements divers ; rien ne leur échappe ! C’est en cela que je parle d’asymétrie d’information : d’une part des algorithmes hyperinformés et ultrarapides, et de l’autre des investisseurs ‘normaux’ beaucoup moins réactifs, et c’est peu dire, et incapables bien sûr d’intégrer autant d’informations. Le « jeu » puisque la bourse est presque devenue un grand casino international paraît désormais truqué.

Tout s’accélère …

Les courbes d’évolution des cours ou des indices boursiers font penser à des fractales : le même type de structures de courbes s’observe à des échelles de temps différentes. L’hyper court terme quasi ‘quantique’ consubstantiel au THF serait-il représenté sur d’autres niveaux de fractales observables uniquement à la loupe ou au microscope ? Autrement dit l’évolution d’un cours de bourse sur une très courte période comme la minute aurait une configuration semblable au résultat d’une observation sur une journée. Mais quelle importance ? Aucune, sinon d’apprécier davantage la stupidité humaine qui change, qui tord les échelles de temps en développant des infrastructures toujours plus puissantes, tout simplement parce que l’humain n’est jamais assouvi dans sa quête de gain.

Il faut rappeler que l’idée originelle de l’actionnariat est de permettre à un investisseur quel qu’il soit de prendre une part de propriété d’une entreprise dans le cadre par exemple d’une augmentation de capital assignée à de nouveaux investissements. Ces actes d’achats / reventes, avant les dérives de ces dernières décennies, s’inscrivaient sur le moyen ou long terme (plusieurs mois ou années) car on croyait à l’entreprise, à son potentiel de croissance, sa dynamique, sa capacité à générer des profits et donc à distribuer très légitimement des dividendes aux investisseurs en rémunération d’une prise de risque.

Les durées d’investissements se sont considérablement raccourcies, de manière quasiment irréversible, et se positionnent désormais sur une nouvelle échelle de temps : le long terme de quelques années est devenu une année ; le moyen terme de quelques mois est devenu quelques jours ou semaines ; le court terme de quelques jours ou semaines est devenu l’heure ou la journée ; les investisseurs toujours plus pressés et assoiffés de gains immédiats ne pouvaient se contenter de cette contraction du temps ; alors pour aller toujours plus vite, plus haut, plus fort ils ont inventé le THF avec une dimension temporelle qui défie l’imagination. La nanoseconde (1 milliardième de seconde) est à portée de main pour passer un ordre d’achat ou de vente sans aucune intervention humaine mais juste par décision programmée, car la course n’est jamais finie, et aucun arbitre ne fait retentir la cloche du dernier tour.

Le monde s’accélère (transports, communication, innovation, traitement de l’information, …) et tout va toujours plus vite sauf les processus cognitifs, notre capacité à raisonner, à acquérir de nouvelles connaissances, à lire plus rapidement ou à taper plus vite sur un clavier comme je le fais en ce moment. La bourse n’y a pas échappé, et cela grâce aux ordinateurs, à internet où passer des ordres de bourse devient un jeu d’enfant. Le THF est la représentation extrême, ultime, de l’augmentation des vitesses et ce n’est pas tant l’exécution d’un ordre qu’il faut noter et condamner, mais bien la vitesse de prise de décision qui élimine définitivement toute notion de rationalité et de raisonnement humain.

Mais que font les gendarmes de la bourse …

Pour la petite histoire, fin juillet 2013, un trader britannique a été sanctionné par le gendarme de la bourse pour avoir effectué des opérations de THF manipulant le marché des matières premières. On peut penser que pour un trader pris par la patrouille financière, un nombre important puisse passer à travers le filet. Les traders de l’extrême, extratemporels, qui jouent avec le temps et les ruses, verront encore leur avenir radieux, car n’imaginons pas un G7, un G8, ou un G20 ériger de quelconques obstacles à leur irrépressible progression.

CONCLUSION

Le monde économique et financier d’aujourd’hui vit en régime de bulles. Même si elles ont toujours existé, il faut noter que leur fréquence d’apparition est en augmentation (krachs de 2000 et 2007). Au vu des indices américains qui battent régulièrement des records, un nouveau krach paraît plausible prochainement, et s’il a lieu en 2014 la bourse se sera alors calée sur un nouveau cycle de 7 ans, mais pour combien de temps ? 7 ans pour dégonfler et reformer une bulle … n’est-ce pas encore trop long pour nos investisseurs du futur, ceux qui ont encore la fibre du long terme ?

On le sait, les banques centrales encouragent les phénomènes de bulles et le président de la FED ne s’en cache pas. Les politiques monétaires favorisent ces excès, et cela ne peut que perdurer désormais car c’est devenu la règle, une forme de traitement de choc pour des économies à bout de souffle sur le chemin de plus en plus étroit de la croissance. Les banquiers centraux exercent leurs forces sur les oscillateurs boursiers en augmentant les amplitudes, comme un pendule ou une balançoire auxquels vous imprimer une petite pichenette en fin de course.

On voit bien que le temps se rétracte, à la fois sur le court terme avec le THF et le long terme avec des bulles géantes qui se forment plus fréquemment et peut-être aussi plus rapidement.

Les gouvernants sont muets face à ces dérives ou trop volubiles dans des discours asséchés non suivis d’actes, alors attendons la prochaine crise, de nouveaux scandales financiers, et pourquoi pas quelques krachs inspirés ou encouragés par des algorithmes devenus fous, pour réveiller les consciences endormies.

Alain Desert


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