La Chine, notre cauchemar ?

par Pierre Bilger
mardi 31 janvier 2006

Commentant le livre d’Erik Israelewicz, Quand la Chine change le monde, j’écrivais :

« Si la taille n’est peut-être pas un sujet de préoccupation déterminant, en revanche, la vitesse du développement chinois semble receler davantage de risques de déséquilibres momentanés et de difficultés d’ajustements pour l’économie mondiale, que ce soit au niveau réel, avec notamment le cas des matières premières et en particulier du pétrole, ou au niveau financier avec le rôle excessif joué par la Chine dans le financement des Etats-Unis ou avec la faiblesse de son système bancaire. J’ajoute un autre facteur, l’insatisfaction sociale qui naît des restructurations massives que le changement suscite et l’absence de protection qui, avec le temps, peut devenir insupportable pour les centaines de millions de Chinois, nouvellement urbanisés, désormais privés de leur système traditionnel de survie dans la Chine rurale d’autrefois. »

Et je concluais : « Le principal facteur, susceptible de compromettre la poursuite rapide du développement économique chinois ou de faire échapper à tout contrôle ses effets sur le reste du monde, me semble être de caractère politique. La question, une question que le livre d’Eric Israelewicz n’avait pas pour objet de traiter, est alors de savoir si, prenant appui sur sa richesse croissante, ce pays saura ouvrir progressivement sa société aux aspirations nouvelles que l’immersion dans l’économie mondiale fera inévitablement et nécessairement surgir, sans retomber dans l’instabilité et le désordre d’avant 1949, dont la mémoire reste l’une des explications essentielles de l’acceptation collective du système politique actuel. »

Ces remarques me sont revenues en mémoire en lisant le livre de Philippe Cohen et de Luc Richard, La Chine sera-t-elle notre cauchemar  ?. En décrivant le sort misérable des millions de Chinois, les « xiagang  », c’est-à-dire « les salariés licenciés des usines d’Etat dans les années 1990  », dont « le statut (...) a été fusionné avec celui de chômeur, ce qui signifie qu’il ne « vaut pas davantage » désormais », et les « mingong », c’est-à-dire «  les travailleurs migrants, venus des campagnes », les auteurs mettent en lumière à la fois la face cachée et honteuse de la croissance frénétique chinoise, le facteur principal d’instabilité qui la menace, et l’épée de Damoclès que la Chine fait peser sur l’économie occidentale.

La situation de « cette Chine qui perd », de « ces esclaves qui font tourner la Chine », est décrite d’une manière d’autant plus crédible qu’elle évite l’emphase et qu’elle apparaît à travers plusieurs petits reportages concrets, fondés sur des contacts directs dans des endroits où les occidentaux (sauf parfois ceux qui construisent des centrales électriques !) vont rarement, contacts au demeurant facilités par le fait que l’un des auteurs, Luc Richard, parle le chinois. Parmi d’autres, les pages consacrées aux mineurs de charbon, à l’éducation, à la politique démographique éclairent des réalités auxquelles les occidentaux et les observateurs qui les informent se confrontent rarement

Le livre met aussi en lumière la logique qui emporte le système chinois, celle d’une nation « en guerre totale, mais sans connaître d’affrontement létal avec aucun autre pays », « une guerre intérieure, livrée avec chacun et contre chacun », dont « l’objet affiché (est) la puissance, en réalité le maintien au pouvoir de l’oligarchie communiste » et qui a «  l’économie comme champ de bataille ». Ce « libéral communisme en marche » trouve son expression la plus achevée dans son ignorance, volontaire et sans complexe, du droit, droit de la propriété intellectuelle, droit du travail, droit de l’environnement... Pour les auteurs, la Chine ne manque pas de règles, mais elles ne sont tout simplement pas appliquées.

L’affaire du textile est présentée comme l’exemple qui permet de mesurer l’étendue des risques que le modèle chinois fait peser sur l’économie occidentale. Les facteurs spontanés de rééquilibrage qui, dans le passé, ont permis, dans des situations apparemment similaires, de les éviter, ne joueraient pas ou à une échéance trop éloignée. « Quand le rattrapage économique a permis au salaire japonais d’égaler le salaire européen ou américain en trente ans, celui des travailleurs chinois n’a guère varié depuis 1979, date de l’ouverture économique », car « le régime est bien décidé à tout faire pour maintenir durablement son avantage compétitif, à savoir le bas coût de sa main d’œuvre ».

On se trouve ainsi au cœur de la thèse du livre, exprimée encore plus clairement dans un autre passage : « Aucune société n’a réussi à se développer sans qu’une partie de sa population ne profite en premier de l’accroissement des richesses. De même, l’exode rural chinois n’est pas un phénomène inédit, ainsi que l’attirance qu’exercent les villes en plein développement sur les populations rurales. Tous les pays développés ont connu ces phénomènes au XIXe et au XXe siècles. Le problème n’est pas l’existence d’inégalités dans la Chine d’aujourd’hui. (...) Le problème est que la politique du (Parti communiste chinois) structure et renforce durablement ces inégalités dans tous les domaines, depuis les revenus en passant par l’éducation ou la santé, au point d’en faire le coeur de la stratégie de la croissance économique. Ainsi est abandonné tout projet de construction d’une société libre, juste et décente »

Le livre de Philippe Cohen et Luc Richard s’inscrit donc à contre-courant de ce que les auteurs appellent « ce nouveau récit médiatique sur la Chine, témoignant d’une sorte d’ébriété pseudo-libérale tout aussi euphorique que celui sur Internet (et qui) aurait dû éveiller la suspicion de tout esprit bien ordonné [...] cette découverte quelque peu naïve de la nouvelle réalité chinoise (qui) fait l’impasse sur tout ce qui se révèle infiniment dissemblable par rapport à la vie sociale des démocraties. »

Le lecteur, confortablement installé dans son fauteuil d’occidental, pourra se dire qu’il n’est pas trop d’un livre de plus pour tenter de percer les secrets de l’immense Chine, et que, peut-être, les auteurs qui croient se contredire sont plus complémentaires qu’il n’y paraît ou qu’ils ne le pensent. C’est en tout cas le sentiment que j’ai après avoir lu, successivement, Quand la Chine change le monde, d’Eric Israelewicz et La Chine sera-t-elle notre cauchemar ? de Philippe Cohen et de Luc Richard.

Reste une question lancinante. Nous savons par l’histoire que le modèle maoïste et sa sinistre révolution culturelle ont conduit la Chine au désastre, comme avant elle l’époque des Seigneurs de la guerre. Mais nous ne saurons probablement jamais si, pour surmonter ces épisodes successifs et engager la Chine sur la voie du progrès économique, une autre voie était pratiquement possible que celle qu’ont retenue ses dirigeants d’aujourd’hui à la suite de Deng Xiao Ping.


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