La concurrence, une nécessité naturelle ?

par Frédéric Dalmas
mercredi 3 janvier 2007

La notion de concurrence est au centre de la théorie économique libérale. Les libéraux les plus ultra l’idéalisent, la rêvent parfaite, et veulent qu’elle s’étende à tous les niveaux de la vie économique. Mais interrogeons un peu les fondements de cette conception de la concurrence parfaite...

Pour faire accepter leurs conceptions du monde économique tel qu’il devrait être, les libéraux les plus acharnés utilisent souvent le parallèle avec les lois qui régissent la vie naturelle. Ainsi, la concurrence serait forcément bonne, quelle que soit l’importance qu’on lui accorde, parce que la nature, système parfaitement rôdé, fonctionne sur le mode de la concurrence.

Cette analyse du fonctionnement de la nature repose sur la théorie de l’évolution des espèces de Darwin. Selon Darwin, les espèces auraient évolué, en se perfectionnant, par sélection naturelle, par concurrence entre les espèces, les plus résistants ou les plus malins s’adaptant, tandis que les espèces plus faibles ou moins chanceuses disparaissaient. Appliquée au domaine de la politique économique, cette théorie prend le nom de « darwinisme social » ; c’est par la concurrence, si possible parfaite, que nos sociétés humaines, comme les espèces animales et végétales, pourront se développer, évoluer vers de meilleurs horizons.

Or, cette application d’une règle « naturelle » aux sociétés humaines pose problème :

- d’une part, l’évolution des espèces dans leur globalité s’est faite au prix de sacrifices innombrables d’espèces plus handicapées que les autres, ou jouissant d’un environnement moins favorable. Transposer ce principe aux sociétés humaines suppose que pour faire progresser nos sociétés, il faille en passer par le sacrifice des plus faibles. Ceci n’est pas acceptable. D’ailleurs les libéraux devraient mieux lire Darwin, qui pensait que ce fonctionnement concurrentiel de la nature, à cause des sacrifices qu’il impliquait, ne devait pas s’appliquer aux sociétés humaines.

- ajoutons que les espèces ont évolué sur une échelle de temps bien plus considérable que nos sociétés humaines ; quand bien même la majorité acceptait de se sacrifier pour le bien de la société, on ne sait pas en combien de temps les bénéfices pour la société entière finiraient par apparaître. Les libéraux donnent souvent l’argument, de manière plus ou moins voilée, que les sacrifices (sous-entendu « des plus faibles ») paieront, « à plus ou moins long terme », sans qu’on sache vraiment à quel terme ils paieront vraiment. Keynes, le théoricien de l’Etat-Providence répondait en son temps à Messieurs les libéraux : « A plus ou moins long terme, nous serons tous morts. »

- précisons également que le fait de transposer de façon brute le fonctionnement de la nature à la société traduit une méconnaissance totale des rapports entre nature et culture. Si les hommes se sont constitués en société, c’est justement pour se protéger de l’hostilité de l’environnement naturel. En élaborant des lois, ces sociétés ont tenté de réguler les pulsions naturelles animales des hommes. Le contrat élaboré entre les hommes pour vivre ensemble n’est pas « naturel », comme le prétendent les libéraux ultra, c’est un contrat « social », élaboré, construit par la société. Il est vrai que cette idée de contrat « naturel » entre les hommes est bien pratique pour justifier l’idée que l’Etat (garant de la loi) n’est pas nécessaire au bon fonctionnement des sociétés humaines. Cette idée selon laquelle les hommes s’entendraient ensemble de manière « naturelle » est tout bonnement stupide.

- enfin, il faut tout de même avouer que les libéraux restent branchés sur la théorie de Darwin, qui date quand même du XIXe siècle ! Et ils se disent modernes ! Or il s’avère que l’étude des systèmes biologiques a évolué depuis Darwin. Aujourd’hui il est clairement démontré que les espèces n’ont pas seulement évolué par concurrence, mais aussi par symbiose, par coopération. Il peut s’agir d’une coopération entre espèces différentes (le requin et le poisson pilote, qui se nourrit des bactéries du premier et jouit de sa protection contre les prédateurs, l’abeille qui utilise le sucre des fleurs pour produire son miel, mais qui aide les fleurs à la pollinisation), ou entre membres d’une même espèce (si les fourmis fonctionnaient sur le mode de la concurrence, et non de la coopération, la fourmilière aurait bien du mal à être construite et l’espèce fourmi ne survivrait pas). En clair, si on veut vraiment rapprocher le fonctionnement de la nature de celui de la société, il serait plus judicieux de dire que la concurrence seule ne peut pas faire progresser les sociétés humaines, il faut aussi faire une place importante à la coopération, qui permet de mutualiser les efforts, ce qui entraîne un gain d’énergie et d’efficacité. Il est évident en effet que dans le cas d’une situation de concurrence entre entreprises commercialisant le même type de produit, chaque entreprise fait des recherches sur la même chose dans son coin, dépensant beaucoup plus d’énergie et de capital que si elles effectuaient ces recherches en coopération.

Je finirai en abordant la notion de compétitivité. On nous dit souvent qu’on ne peut pas échapper au monde extérieur (le monde économique), mondialisation oblige, et que, comme ce monde est hostile, il faut bien s’adapter, en devenant « compétitif », au risque de s’affaiblir. Quand les libéraux ont épuisé toutes les justifications face aux critiques qu’on leur adresse, il leur reste l’argument suprême : il faut être compétitif, même si cela coûte beaucoup de sacrifices, car c’est le seul moyen pour nos sociétés de survivre.

Voyons donc ce qui se passe dans la nature. Certains animaux laissent mourir une partie de leur progéniture, ou bien tuent leurs petits. S’ils font cela, ce n’est pas par cruauté, mais parce que ces sacrifices sont nécessaires à la survie du groupe dans un environnement hostile. Les libéraux qualifieraient l’action de ces animaux de « réaliste » ; ainsi, s’ils demandent des sacrifices sociaux, ce n’est pas par cruauté (personne n’a le monopole du cœur, vous savez !), mais par « réalisme », pour assurer la survie du groupe. Outre que cette conception n’est pas acceptable d’un point de vue éthique, elle est hypocrite. En effet, à la différence des animaux, qui ne peuvent pas agir pour transformer l’environnement global, les hommes peuvent agir sur l’environnement économique, ils peuvent transformer, en agissant au niveau international sur cet environnement, pour le rendre moins hostile, car cet environnement ne dépend pas de causes naturelles, il a été élaboré en grande partie de manière politique. Et ce que le politique a fait, le politique peut le défaire.

La compétitivité, l’adaptation nécessaire, c’est de la poudre aux yeux pour nous cacher les mécanismes qui, à l’échelle internationale, rendent le monde extérieur hostile.


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