La dette publique : de l’autre côté du miroir

par gouaille
mercredi 9 mai 2007

C’est devenu le nouveau pêché des nations : la dette publique. Il vous faudra donc souffrir peuples dépensiers et fainéants pour rembourser votre train de vie.. Vilaines cigales, il est temps de payer maintenant ! Voici la fable bretonnienne du moment (pas le poète, le ministre).

Il est vrai, lorsque l’on a beaucoup emprunté, il faut bien un jour rembourser. Les administrations publiques françaises sont endettées à hauteur de 1.200 milliards d’euros, ce qui représente près des deux tiers du PIB français (ratio dette/PIB de 65 %). Coquette somme. Je lis cette inquiétude partout, et je m’inquiète aussi : n’est-ce pas effectivement une épée de Damoclès au-dessus de nos têtes ? Pourtant, rien à faire, quelques petits faits me chagrinent et m’empêchent de me flageller tout à fait.

De surprises en surprises

D’abord je regarde les dettes des autres Etats occidentaux, et là première surprise : nous ne sommes pas les seuls ! Voyez les Etats-Unis, avec ses 64 % de ratio dette / PIB, l’Allemagne, avec ses 67 %, le Japon avec ses 160 %. Ca fait chaud au coeur d’être tous dans la mouise, non  ? Ce simple constat permet en tout cas de balayer une des idées les plus fausses sur la dette publique, qui consiste à mettre en rapport notre fameux « modèle social » et le montant de notre dette. D’autres Etats, comme les USA, sont aussi endettés que l’Etat français, et ils ne supportent pas les coûts de notre système de répartition (vous me direz, ils supportent une guerre : question de priorités...)

Et puis, je regarde l’histoire : deuxième surprise ! A 66 % du PIB, notre dette publique est encore une des plus basses depuis deux siècles. La IIIe République (1870-1940) a ainsi toujours été endettée au minimum à la hauteur de 100 % de son PIB, de la guerre de 1870 jusqu’à la veille de la Première Guerre Mondiale : et encore, il faut bien se rappeler que la France n’avait pas à supporter à l’époque l’ensemble des coûts de l’Etat-providence d’après 1945 (mais il est vrai que sa fiscalité est restée longtemps très mal conçue et que la part des ’’prélèvements obligatoires’’ y était grosso modo 2 à 3 fois moins élevée qu’aujourd’hui). Prenons un autre pays, puisssant s’il en est : le Royaume-Uni, depuis le XVIIe siècle, et tout au long de sa domination mondiale au XIXe siècle, a été l’un des Etats les plus endettés au monde, avec une dette publique qui représentait entre 50 % et 100 % de son revenu national. Et je ne surprendrai personne en disant que le Trésor américain est aujourd’hui, avec le Japon, le plus gros emprunteur de la planète (respectivement 4.000 milliards et 5.500 milliards de dollars en 2005). Etonnant ? C’est qu’en réalité on a oublié une petite évidence : la dette, ou le crédit, avant d’être un trou financier, est d’abord le moyen et le reflet d’une puissance sociale et (géo-)politique.

(Graphique extrait de Politique économique, Agnès Bénassy-Quéré, Benoît Coeuré, Pierre Jacquet et Jean Pisani-Ferry. Préface d’Olivier Blanchard, 2004, éditions De Boeck Université 628 p.

Donc premier constat : la dette n’est ni une maladie française, ni un mal seulement actuel. Elle est globale et s’inscrit dans la longue durée des économies capitalistes.

Mais alors, me direz-vous, c’est encore pire que nous ne le pensions ! Le mal est donc partout ! Terrible ! Les français ne sont pas les seuls fainéants dépensiers et irresponsables ! Il y a aussi les Japonais, les Américains, les Allemands, ... Toutes les plus grandes puissances économiques de la planète. Mais alors quoi ? Un premier doute surgit : et si la dette publique, au lieu d’être cette peste, ce mal, qui s’abat sur les peuples impécunieux et imprévoyants, n’était pas le sort de toute économie capitaliste développée ? Son sort ou sa fortune ?...

Le problème de la dette publique interroge l’évolution d’ensemble du capitalisme financier.

Rappelons d’abord une évidence sur la dette en général (privée et publique) : lorsqu’on nous rabâche les oreilles à longueur de temps cet argument stupide, selon lequel la dette est dangereuse car « la génération actuelle diffère le paiement de ses dépenses et qu’elle reporte cette charge sur les générations futures », c’est qu’on oublie comment fonctionne une économie monétaire et capitaliste. Il est très amusant sur ce point d’entendre les libéraux jouer les idiots en nous parlant de la dette (publique) comme s’ils vivaient dans l’économie morale des Pères de l’Eglise : la dette, c’est pas beau, c’est pas digne d’un bon père de famille, etc... C’est nous parler de l’économie comme Xénophon nous en parlait au IVe siècle avant J.-C. pour gérer une économie domestique, repliée sur elle-même, autarcique. Or, toute la dynamique du capitalisme - faut-il le rappeler aux zélateurs du capital - repose, à l’inverse, sur le crédit et « les paiements différés », sur le « commerce des promesses » (P.-N. GIRAUD1), promesses de rembourser l’argent qu’on emprunte : toute l’économie capitaliste n’a jamais été qu’une économie de la dette et de la circulation de l’argent. Passons donc sur les idioties feintes de l’économiste libéral qui aime à prendre le masque de l’imbécile, convaincu qu’il est, de parler à des foules imbéciles2.

Deuxième point : la dette publique. Est-elle cette anormalité, ce parasitisme, qui viendrait s’enkyster sur une bonne et saine économie moderne ? La fable bretonienne entretient en effet plus ou moins volontairement une confusion : réduisant la dette publique à un problème de finances publiques, de surcroît récent (’’c’est la faute des socialistes, il y a dix ans’’), refusant donc la globalité du problème et sa longue durée, elle finit par nier le caractère économique de la dette publique : présentée uniquement comme un passif, comme un trou, celle-ci n’apparaît qu’en tant que puissance négative pesant sur l’économie ; et nous finissons alors par oublier l’essentiel, à savoir que la dette publique est aussi un actif pour des milliers de créanciers (des ménages plutôt aisés ou des institutions financières nationales et internationales).

C’est là en effet une chose qu’il faut bien comprendre si l’on veut saisir les enjeux économiques de la dette dans leur globalité : celle-ci n’a pas seulement la noirceur d’un trou, elle a aussi la rondeur de la bourse bien remplie d’un investisseur sur les marchés financiers. Il existe une face heureuse de la dette. Le monde politique s’émeut à l’envi de la dette publique, mais tient-on le même discours à la Bourse de Paris ? Certainement pas... Un journaliste du Monde écrivait récemment : « La dette française, un fardeau... qui s’arrache sur les marchés » (8 janvier 2007). N’est-ce pas étonnant d’ailleurs d’entendre toujours parler de « dette publique », mais jamais de « marché obligataire » ou d’« obligations d’Etat », comme si l’on ne voyait le problème que d’un seul côté de la lorgnette ?

La dette publique, au lieu d’être cette plaie extérieure à l’économie qu’on aime à nous présenter, est donc avant tout une composante essentielle des mécanismes économiques nationaux et internationaux. Voici ce que dit Jean-Paul Fitoussi, économiste à l’Observatoire Français des Conjonctures économiques (OFCE) :

« Le secteur privé a besoin de détenir des titres de la dette publique pour des raisons de sécurité. Les portefeuilles financiers des agents économiques sont constitués de titres plus ou moins risqués : des actions, des obligations sur les entreprises publiques et des titres de la dette publique. Or les titres de la dette publique sont les actifs les moins risqués. Il n’est donc absolument pas souhaitable que l’endettement d’un Etat soit nul (...) On sait que le Japon peut vivre avec une dette supérieure à 130 %, l’Italie à 120 %, la Belgique à 100 % environ, sans que ni la croissance économique, ni la cohésion sociale, ni l’Etat ne soient déclarés en faillite. Au contraire, les marchés financiers sont très heureux de prêter au Japon, à l’Italie et à la Belgique. Ils savent très bien qu’il s’agit de placements sans risque » (Le Monde.fr, chat « La dette publique : la France est-elle en faillite ? », 11/01/2006)

L’émission de dette publique contribue donc largement à l’animation des marchés financiers. En cela, il faut noter que la période ouverte dans les années 1980
années de libéralisation et de dérèglementation des marchés financiers- n’a pas été, paradoxalement, synonyme de moins d’Etat, mais de plus d’Etat : jamais en effet le montant des obligations publiques n’a été aussi élevée. Rêvant -paraît-il- de moins d’Etat, les marchés financiers baignent encore largement dedans ! Sur les 109,8 milliards d’euros de titres de créances émis sur le marché financier français en 2005, 76,3 millliards proviennent des administrations publiques. Plus du quart de la capitalisation totale sur ce même marché (2.349 milliards d’euros en 2005) est constitué d’obligations publiques (Rapport de l’Autorité des Marchés Financiers, 2005) 3.

Déficit public et intérêts financiers se conjuguent donc ensemble, mais nos donneurs de leçon en sont-ils toujours conscients ? A l’occasion, le positionnement des médias économiques sur la dette publique peut ainsi se révéler d’une grande ambivalence. N’est-ce pas cocasse, par exemple, de voir Les Echos.fr faire un jour sa une sur la dette publique abyssale, catastrophique, et le lendemain, préparer un dossier spécial sur les mille et une astuces pour investir dans les OAT (obligations à long terme du Trésor français) (Les Echos.fr, édition du 24/01/2006) ? Alors, la dette : beau ? Pas beau ? Drôle de capitalisme financier tout de même, dont la schizophrénie semble être un moyen particulièrement subtil d’allocation des ressources... Il faut avouer que la position de l’économiste libéral n’est pas facile : pourfendeur des dépenses publiques et de la dette publique le jour, boursicoteur sur les obligations d’Etat, la nuit...

Cette ambivalence de la vulgate libérale procède de ce seul déni : le refus de comprendre la dette publique au sein des rouages économiques nationaux et internationaux, de leurs ressorts financiers (la dette publique, en tant qu’actif, participe de l’animation des marchés financiers), géo-économiques (60 % des détenteurs de notre dette sont des non-résidents, dont la nationalité traduit l’évolution de la géographie financière et industrielle mondiale : fonds de pension U.S., émergence industrielle de l’Asie, etc.) et sociaux (la dette est détenue par des institutionnels et des particuliers aisés, autrement dit par les classes supérieures et des classes moyennes aisées de la nation4). Réduire la dette publique, comme on le fait aujourd’hui dans le débat politique, à des problèmes franco-français de « bonne gouvernance » et de « responsabilité » de nos gouvernements, c’est au mieux de l’aveuglement, au pire de l’hypocrisie. Poser le problème de la dette publique sur la seule scène intérieure et nationale, c’est évidemment prêter le flanc aux diatribes anti-publiques des économistes libéraux. Resituons le problème sur la scène extérieure et internationale, et il devient sacrément plus compliqué...

Ce que dit Thierry Breton n’est pas faux absolument -il existe effectivement une dette publique importante- mais procède d’une présentation politique biaisée qui ne veut poser le problème que du côté de l’Etat (venant d’un libéral, cela n’étonnera guère). Pour ma part, je ne nie pas le problème, mais je change de perspective, en me situant non plus au niveau de l’Etat, mais à celui bien plus large de ses créanciers. Ce changement de perspective a des conséquences renversantes : discutant de la dette publique, nous ne voyons plus la fainéantise des travailleurs français, mais l’inflation des actifs sur les marchés financiers et la brutalité des évolutions du capitalisme financier depuis 20 ans. Parlant de la dette publique, Thierry Breton ne veut voir que l’Etat, quant à nous, nous découvrons le capitalisme... et ses dérives.

Est-ce l’Etat qui a besoin des marchés financiers ou les marchés financiers qui ont besoin de l’Etat ? L’addiction des marchés financiers à la dette publique.

On l’a compris, le plus remarquable dans cette dette publique n’est pas tant son montant (très médiatisé sur la scène publique nationale) que la rapidité de son augmentation en temps de paix, ainsi que le caractère général de cette évolution au sein des pays capitalistes occidentaux (un phénomène international sous-médiatisé). Ce constat en amène un autre : l’essor de la dette publique est concommitant d’une évolution majeure au sein des économies occidentales depuis 25 ans, à savoir l’augmentation fantastique des actifs négociables sur les marchés financiers. A bien des égards, les deux phénomènes paraissent étroitement liés.

La libéralisation des marchés financiers a en effet provoqué une augmentation du volume de disponibilités financières (= offre de capitaux ou épargne) et une fluidité accrue dans l’allocation de ces disponibilités (= pour la demande de financement des entreprises ou des Etats). Cela permet aujourd’hui aux Etats puissants (c’est-à-dire suffisamment gros pour être toujours vus comme solvables : « too big to fail ») d’emprunter à bon marché (à des taux d’intérêt bas). En un sens, les Etats occidentaux profitent donc largement du financement de marché pour lever des fonds.

Mais l’on peut renverser le point de vue : si les Etats ont besoin de la bourse, l’inverse est vrai ! En effet, les marchés financiers seraient-ils aujourd’hui si « fluides » et si « profonds » sans ce brassage d’effets publics ? Comme nous l’avons vu, les investisseurs boursiers se nourrissent de l’immense vivier de créances publiques. Et il ne faut pas oublier que les marchés financiers sont, pour une large part, une émanation de la dette publique et une création des Etats : en France, la libéralisation et la modernisation des marchés financiers dans les années 1970-1980, prélude à leur essor, se sont largement faites à l’initiative du Gouvernement (il s’agissait alors pour l’Etat de créer un marché de capitaux plus volumineux et plus liquide, afin de pouvoir y puiser les fonds nécessaires au financement des politiques de relance, dans un contexte de crise des modèles de croissance des Trente Glorieuses5)  ; les emprunts de l’Etat n’ont alors pas peu contribué à dynamiser une bourse moribonde depuis 1945. Les liens entre obligations d’Etat et marché financier sont donc quasiment génétiques ; or, plus que jamais, la dette publique apparaît actuellement comme un élément systémique, absolument vital au fonctionnement des marchés financiers : sans la dette publique, pas de marché financier. Ainsi, les Etats ont certes besoin de cette offre de capitaux, mais cette offre n’a-t-elle pas besoin aussi de sa demande (celle des Etats) ?

L’article « emprunt d’Etat » de Wikipedia (son auteur, ’’Pgreenfinch’’, se dit ’’ancien cadre banquier et financier et consultant international’’) est pour le moins révélateur :

« Le Trésor britannique, a une dette négociable assez faible, équivalente à environ 580 milliards d’euros en 2005. L’encours des gilts, les emprunts d’État britanniques, a longtemps été notoirement insuffisante pour les besoins des investisseurs britanniques et leur marché a de plus longtemps été perturbé par des règlementations (...) Néanmoins, le déséquilibre du marché, qui avait atteint des niveaux sans précédent dans les pays développés à l’automne 1998 et au printemps 2000, est en train de se résorber grâce à des déficits publics en nette reprise et un rythme d’émission soutenu depuis 2002-2003 » (je souligne)

Ouf ! « grâce aux déficits publics », le déséquilibre du marché obligataire anglais est en train de se résorber. Nous voilà rassurés, nous qui nous inquiétons de l’ampleur de la dette publique dans les pays occidentaux... La dette publique fait donc bien des heureux. Mais surtout, retenons que les investisseurs financiers ont des « besoins », que les obligations publiques leur permettent d’assouvir : les investisseurs ne sont pas seulement « heureux » d’investir dans le papier public, ils sont même complètement addictifs ! La formulation du rédacteur de Wikipedia peut paraître surprenante, mais en réalité elle caractérise tout à fait le rôle des emprunts d’Etat au sein d’une sphère financière internationale qui s’est autonomisée et se suffit désormais à elle-même. La finance impose sa loi dans notre régime d’accumulation actuel, tant et si bien que ce ne sont plus tant les acteurs économiques non financiers qui s’adressent aux marchés financiers pour se financer, mais au contraire, les acteurs financiers qui ont des besoins propres, qu’ils ne peuvent assouvir qu’en encourageant la sphère non financière à lever des fonds sur les marchés financiers : ne parle-t-on pas d’ailleurs depuis peu de l’ ’’industrie financière’’, tant la sphère financière semble être devenue une activité réelle autonome ?6 Sa matière première, c’est la dette, comme le fer du métallurgiste : plus il y a de créances, plus elle est contente. Miam ! Mais a-t-elle oublié qu’une créance n’était qu’une promesse de revenus à venir ?

Il existe ainsi aujourd’hui sur les marchés financiers une offre de capitaux extrêmement volumineuse : qu’il s’agisse des pétro-dollars, des liquidités des banques asiatiques -nées de leurs excédents commerciaux (on retrouve les enjeux géo-économiques), ou encore des capitaux provenant de la transformation marchande des systèmes assurantiels (fonds de pension US, assurances-vie, etc..) et de la défiscalisation croissante des revenus et des patrimoines des ménages les plus aisés et des détenteurs du capital (On pense aux baisses d’impôt massives sur les sociétés et les revenus depuis trente ans dans l’ensemble des pays capitalistes occidentaux : on retrouve ici les enjeux fiscaux et sociaux de la dette publique7). Mais l’on peut se demander comment cet excès grandissant de capitaux et de liquidités rencontrerait sa demande, si les obligations d’Etat n’étaient pas si nombreuses sur les marchés financiers pour absorber cette offre excessive ; l’épargne continue actuellement d’être orientée vers les marchés financiers, qui ne cessent de grossir, mais cette offre croissante trouverait-t-elle si aisément son placement sans la demande d’argent des Etats ?

Les marchés financiers ne semblent donc pouvoir croître que grâce à l’essor
lui-même important- des obligations souveraines. En réalité, la dette publique n’est que l’une des façettes des évolutions de l’endettement général dans des économies capitalistes financiarisées : dette des Etats et inflation des actifs financiers sont tous deux indissolublement liés en un même destin, celui du « nouveau capitalisme », qui fonde sa dynamique de croissance sur l’épargne, elle-même créée et accélérée par l’inégalité croissante des revenus et des patrimoines et par la mobilité croissante du capital (qui exploite mieux que jamais les différentiels économiques et fiscaux de territoires mis en concurrence). La dette publique fait système avec un ensemble d’évolutions sociales et économiques du capitalisme contemporain ; elle est une composante structurelle d’un nouveau régime de croissance.

La critique de la dette publique ne trouve sa cohérence que dans une critique du capitalisme financier

Mais, attention, n’allez pas en conclure a contrario qu’il faut garder une dette publique élevée car elle serait la condition du bon fonctionnement de nos systèmes financiers, et par-delà, de l’économie mondiale. D’ailleurs, il ne s’agit pas de savoir si notre dette est bonne ou mauvaise, comme s’acharnent à en débattre économistes néo-classiques et économistes keynésiens : je soutiens simplement que l’ampleur de notre dette ne révèle pas (seulement) les lourdeurs et l’incurie d’un Etat mal géré, mais aussi l’effrayante précarité de notre système économique et financier. Aussi, lorsque j’entends nos dirigeants s’alarmer en choeur de la dette publique, j’ai comme l’impression de voir un père réprimander son fils de faire un feu de bois, alors que sa maison brûle. Ce que je veux dire, en somme, c’est que le problème de la dette ne peut pas être séparé du problème global et international de la financiarisation des économies, et des risques systémiques qu’elle engendre. Le gonflement spectaculaire de notre dette publique -et de celle de la quasi-totalité des Etats capitalistes occidentaux- est ainsi à la mesure de l’essor fantastique des marchés financiers depuis 25 ans ; bien plus, les deux phénomènes apparaissent comme intrinsèquement liés : les créances publiques jouent un rôle structurant dans des économies, dont la dynamique passe largement par la finance de marché. Aussi est-il pour le moins aveugle de ne parler du problème de la dette uniquement comme un problème de bonne « gouvernance » intérieure, car la question n’est pas seulement intérieure et nationale, elle est aussi (et surtout) extérieure et internationale. Elle touche en fait moins aux finances publiques nationales qu’au système financier international.

En somme, le débat public devrait moins porter sur la soutenabilité de la dette des Etats, que sur la soutenabilité de la croissance de la sphère financière et de sa dépendance accrue aux obligations souveraines.

Autant dire que la lutte contre la dette publique ne nous paraît recevable que si elle intègre une contestation du capitalisme financier actuel, autrement dit que si elle inclut des mesures, à l’échelle internationale, de régulation et de contrôle du marché des capitaux et de refiscalisation des revenus du capital. Or, je n’ai vu quasiment aucun candidat à l’élection présidentielle qui ne proposait une telle remise en cause ; pis, le gouvernement auquel appartient Thierry Breton pousse à tout-va pour orienter l’épargne vers les marchés financiers (défiscalisation des assurances-vie, des plans d’épargne actionnarial et des plus-values boursières, etc.). Seule l’extrême-gauche propose des mesures draconiennes pour lutter contre la démesure financière : je considère donc qu’elle est la plus légitime pour parler de la dette publique. Les discours des autres candidats sur la dette sont au mieux inconséquents, au pire hypocrites.

Les tours du magicien Breton, ou comment transformer la dette publique en dette privée.

Mais alors, quoi ! me direz-vous, si la dette publique est un élément systémique des marchés financiers internationaux, les mesures de réduction de la dette publique (si tant est qu’elles soient possibles...) ne risqueraient-elles pas de fragiliser toute « l’industrie financière » et l’équilibre économique mondial ? En coupant la pompe des émissions obligataires, la Thierry Breton’s Band réduirait du même coup le volume des effets brassés sur les marchés financiers, alors que précisément l’une des façettes de sa politique est d’encourager l’essor de ces marchés. Les bretoniens sont-ils donc schizophrènes ?

C’est qu’en réalité le projet global de Breton et de ses amis libéraux est bien plus cohérent ou, du moins, sa volonté de réduire la dette publique et la place de l’Etat dans l’économie n’est que l’envers de la médaille : le revers, c’est de continuer à alimenter la croissance de la sphère financière en déplaçant toute une masse de revenus socialisés non marchands (dépenses sociales de l’Etat, financement de la sécu, en somme des dépenses publiques que l’on juge trop importantes) vers les circuits financiers marchands. Autrement dit, pour continuer à nourrir les marchés financiers, on ne leur donnerait plus des effets publics, mais des titres privés (obligations privées et actions). La dette, de publique, deviendrait privée ! En bon idéologue, Thierry Breton parviendrait ainsi à réduire le poids des dépenses publiques (c’est-à-dire de l’Etat) et mutualisées (c’est-à-dire de la Sécu) tout en augmentant celui de la sphère financière marchande, à un moment où les besoins de financement dans les domaines de la santé et des retraites augmentent fortement dans les pays occidentaux.

N’est-ce pas d’ailleurs ce qui se passe en Angleterre et en Espagne, où les Etats sont certes relativemement peu endettés par rapport à la France (respectivement 42 % et 43 % de leur PIB en 2006), mais où les ménages connaissent des taux d’endettement records, largement supérieurs à celui des ménages français ?8 Quant aux Etats-Unis, je n’ose à peine en parler, puisque ce pays possède à la fois un ratio dette/PIB comparable à celui de la France (64 %), et un taux d’endettement des ménages proche de celui des Anglais (120 % d’endettement brut des ménages)... Oui, mais n’est-elle pas la première puissance économique mondiale ?

Guillaume Foutrier

Mars-avril 2007

N.B. : Cet article ne prétend pas faire une présentation rigoureuse sur le thème de la dette publique. Beaucoup de mes références et de mes chiffres resteraient à préciser. En cela, ce papier procède davantage d’une intuition un peu argumentée, qui ne demande que précisions, critiques et objections de la part de ses lecteurs.

Notes

1 P.N. GIRAUD, Le commerce des promesses. Petit traité sur la finance moderne, Paris, Editions du Seuil, 2001

2 Comme le disait Jean-Pierre Raffarin sur France 2, le 23 mai 2002, sur le ton faussement bonhomme qu’on lui connait : «  moi, j’ai des idées simples (...) c’est de la bonne gestion de père de famille ».

3 Rapport de l’AMF 2005 : http://www.amf-france.org/documents/general/6990_1.pdf

4 Comme l’explique Michel HUSSON, dans un excellent papier sur la dette publique « Dette publique, rente privée », avril 2006 (hussonet.free.fr/detpub7.pdf) : « Les patrimoines financiers sont en effet extraordinairement concentrés, bien plus que les revenus courants  : les 10 % des ménages français les plus riches détiennent à eux seuls près de 40 % du patrimoine national, et il n’y a aucune raison de penser que ce degré de concentration serait différent en ce qui concerne les obligations du Trésor, autrement dit les titres de la dette publique. La croissance des déficits et de la dette publique représente ainsi un transfert de richesses, non pas entre générations, mais entre classes sociales ».

5 Voir Dominique PLIHON, « L’Etat et les marchés financiers », Les Cahiers Français, n° 277, juillet-septembre 1996

6 L’économiste Dominique PLIHON remarque, d’après une étude du cabinet d’audit Salomon Smith Barney de 1999, que « sur l’ensemble des marchés européens, les émissions nettes d’actions, c’est-à-dire les montants bruts des émissions corrigés des rachats d’actions et des dividendes versées aux actionnaires ont été négatives au cours des dernières années (...) En d’autres termes, loin de financer les entreprises, les marchés boursiers les ponctionneraient ! » (Le nouveau capitalisme, Paris, La Découverte, 2003, p. 71)

7 Comme l’explique Michel HUSSON dans son article « Dette publique, rente privée » (op. cit.), les revenus défiscalisés des ménages aisés s’investissent massivement dans les obligations d’Etat. Cette analyse a inspiré l’une des très bonnes formules de Besançenot pendant la campagne présidentielle de 2007 : « la dette publique, c’est le double loto pour les riches » (les milieux aisés et les détenteurs du capital gagnent une première fois sur les déductions fiscales, puis une seconde fois, en investissant cet argent défiscalisé dans les obligations d’Etat, émises pour financer les déficits publics, eux-mêmes creusés par... les déductions fiscales)

8 Le taux d’endettement brut des ménages britanniques est de 140 % ; celui des ménages français est de 80 %. Le lien entre endettement public et endettement des ménages est facile à percevoir : ce que les Anglais ont perdu en remboursements mutualisés de type « sécurité sociale » (avec les déremboursements des frais de santé, la baisse des taux de remplacement des retraites), ils doivent désormais le compenser en plaçant, auprès d’investiseurs financiers privés, leur épargne (en assurances-vie, en plans d’épargne-retraite) ou en empruntant à ces mêmes investisseurs (par exemple, des emprunts hypothécaires). Ce qu’auparavant ils donnaient et recevaient de l’Etat ou des organismes mutualistes, ils le donnent et le reçoivent désormais des acteurs financiers privés : les deniers publics ou mutualisés sont devenus des actifs financiers négociables ; mais au final l’endettement total de la nation reste le même...

L’enjeu est aujourd’hui majeur car les dépenses de santé et de retraites sont en train d’augmenter considérablement dans les pays occidentaux développés ; le problème est bien là : face à ces besoins de financement grandissants dans les économies occidentales, quel choix fait-on ? Garder des systèmes de financement publics et mutualisés, ou réorienter ces financements vers les marchés financiers ? Au vu des politiques récentes en France, il semblerait que nos gouvernements penchent plutôt pour la seconde solution : dans le domaine de la santé, nous constatons à la fois une baisse des remboursements de la Sécu et une augmentation de la part des mutuelles privées dans ces remboursements ; dans le domaine des retraites, on diminue les taux de remplacement, tout en encourageant, par une fiscalité incitative, les plans d’épargne-entreprise et les placements en assurances-vie. Tout ceci procède de la même logique : démutualiser et marchandiser les secteurs de la santé et des retraites.

A consulter aussi :

- La lettre n° 271 de l’Observatoire Français des Conjonctures économiques (13/01/2006). Un point de vue très argumenté, un peu technique, de la part d’économistes keynésiens : www.ofce.sciences-po.fr/pdf/lettres/271.pdf

- L’excellent papier de Michel Husson, « dette publique, rente privée », qui insiste en particulier sur les enjeux fiscaux et sociaux de la dette publique :

http://hussonet.free.fr/detpub7.pdf

- Un autre point de vue argumenté et documenté de Alain Grandjean, dans une perspective keynésienne et anti-monétariste, issu d’un très bon site « chomage-et-monnaie.org ». De bons rappels de définitions pour distinguer « dette de l’Etat », « dette des administrations publiques », « endettement intérieur total »et « dette extérieure » :

http://www.chomage-et-monnaie.org/Documents_pdf/DetPub.pdf

- Le rapport du PDG de BNP-Paribas, Michel Pébereau.

http://www.finances.gouv.fr/notes_bleues/nbb/nbb301/pebereau.pdf

La liste de ses rédacteurs donne une idée du parti pris libéral du propos. L’argumentaire est en deux temps : d’abord, on « dés-économicise » la question de la dette publique, afin de la réduire au seul champ de l’Etat et de sa « gouvernance » (la dette, apprend-t-on, n’a rien à voir avec les taux d’intérêt depuis 20 ans, ni avec les changements absolument phénoménaux du régime de croissance des économies occidentales). Et puis on fait le procès moral et politique de l’Etat... Allez savoir pourquoi, mais les sages et vertueux responsables des années 1950-1960 ont laissé la place à de sombres irresponsables dans les années 1980-1990 : en substance, c’est la seule explication que le rapport Pébereau donne de l’essor de la dette publique en France depuis 25 ans. Au final, toute la vision du rapport Pébereau est un point de vue autiste (non-économique) sur les finances publiques.

Certaines remarques de détail sur la gestion des administrations publiques ne sont certes pas dénuées de pertinence : il est évident qu’un acteur administratif et économique aussi imposant -près de 5 millions d’employés- appelle sans cesse des problèmes d’efficacité, sur lesquels il est normal de réfléchir. Il reste qu’au vu des énormes erreurs de gestion commises dans certaines entreprises, moins lourdes en termes d’organisation (EADS, avec ses 126.000 employés en est un exemple récent), il n’est pas interdit de penser que les administrations publiques sont plutôt relativement efficaces.

- Le Bulletin mensuel (mars 2007) de l’Agence France Trésor (AFT), chargée d’émettre les obligations du Trésor français. Pour aller de l’autre côté du miroir de la dette publique : http://www.aft.gouv.fr/IMG/pdf/202_BMT_FR_mars_07_.pdf


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