La mondialisation vue par Daniel Cohen

par Argoul
samedi 4 février 2006

Daniel Cohen est professeur. Il enseigne à Normal Sup et à Paris I, il conseille le Premier ministre avec d’autres et écrit assez souvent et assez bien sur l’économie pour avoir reçu un prix en 2000. Il s’empare en 2004 d’un sujet qui fait polémique, tout comme la France en a le secret. « Pouvez-vous manifester contre le soleil qui se lève ? », demandait à peu près Staline. C’est la même chose en ce qui concerne « la mondialisation ». Il ne s’agit pas d’une doctrine politique à laquelle chacun est libre d’adhérer ou non, mais d’un mouvement du monde auquel nul ne peut se soustraire.

Daniel Cohen l’explique fort bien ; la mondialisation d’aujourd’hui est le troisième acte d’une histoire commencée lors des « grandes découvertes » occidentales, dont l’Amérique fut la première, et l’expansion coloniale et commerciale de la fin XIXe une autre. La mondialisation d’aujourd’hui bouleverse les habitudes, le travail, la conception du monde ? Eh bien, ce n’est pas nouveau ! Daniel Cohen rappelle qu’au XIXe siècle, celui de nos arrière-grands-parents, 60 millions d’Européens se sont exilés définitivement, notamment par l’exode rural, aussi déracinant qu’aujourd’hui quitter Châteauroux ou Lamotte-Beuvron pour New York ou Singapour. La mondialisation d’aujourd’hui se produit sans bouger, devant la télé ou Internet. De même, rappelle l’auteur, 50% de l’épargne investie était outre-mer ? C’est loin d’être le cas de nos jours ! Regardons donc la réalité en face : notre petit « moi » confortablement installé n’a rien vu de ce qu’ont vu et vécu nos ancêtres, durant les mondialisations précédentes. Il était temps de remettre les pendules à l’heure.

La différence avec « avant » est que nous avons vécu, durant les Trente Glorieuses, une sorte d’âge d’or où l’Etat en ses frontières régentait le social tout en organisant l’économie et que cette situation, politiquement confortable, a pris fin avec les chocs pétroliers. Nous ne sommes pas tout seuls dans le monde et les autres peuples frappent à la porte du développement ; il nous est nécessaire de composer, de « partager », au détriment de nos prix et de notre petit confort économico-politique aménagé. « La nouvelle économie mondiale crée un divorce inédit entre l’attente qu’elle fait naître et la réalité qu’elle fait advenir. Jamais, dans le passé, les moyens de communication, les médias, n’avaient forgé une telle conscience planétaire ; jamais les forces économiques n’avaient été autant en retard sur celles-ci. » p.17 En retard, voilà le mot lâché. L’homme répugne à changer et c’est humain. Et pourtant, comment expliquer la chute de la fécondité partout dans le monde ? Par la diffusion d’un modèle culturel, répond Daniel Cohen. « Les jeunes Chinoises veulent imiter les femmes japonaises, lesquelles envient les jeunes Américaines, dont elles empruntent les manières. » p.18

C’est bien d’économie-monde qu’il s’agit. Et là, pas la peine de manifester ou de voter, les faits s’imposent à nous : la SEULE économie-monde du début du XXIe siècle est américaine, que nous ne voulions ou non. Par nos démissions successives, par nos impérities, par tout ce que vous voulez, mais il s’agit d’un FAIT. Daniel Cohen décrit, à la suite de Fernand Braudel, ces cercles concentriques de prospérité déclinante autour d’un centre de pouvoir. Y coexistent des modes de production divers, d’où cette impression d’irréalité entre l’usine façon XIXe et ces centres de services high tech du presque XXIIe siècle. Mais l’espace s’est toujours polarisé ainsi, rappelle l’auteur : déjà, nos chemins de fer, dont nous sommes si fiers en France, ont marginalisé les bourgs au profit des villes. La mondialisation n’a fait qu’accentuer le phénomène avec Paris et le désert français, la « banane bleue » de l’Europe de Londres à Milan, les Champs-Elysées et les banlieues dortoirs (qui se sont rappelées à nous récemment).

La révolution d’aujourd’hui réside dans les communications. S’il fallait aux Romains 1 h pour transmettre un courrier, la poste du XVIIIe arrivait déjà à franchir 100 km par jour et, un siècle plus tard, le câble sous-marin permettait à l’information d’être livrée en 24 h. De nos jours, nous en sommes à l’instantané. Le « village global » de McLuhan (un vénérable soixantehuitard) est la réalité pour tous les « branchés » de la terre, via Internet. La communication l’emporte donc partout, même sur le prix d’une marchandise : « ce qui a désormais de la valeur, ce qui compte dans le prix d’une marchandise, n’est plus le temps qu’il faut pour la fabriquer. Ce sont les deux activités en amont et en aval que sont la conception et la prescription qui occupent désormais la place essentielle. » p.91 Exit la « valeur travail » du vieux Marx ; ce n’est plus le temps passé sur la fabrication de l’objet qui a du « prix » mais la « valeur » que l’on y attache et qui tient cette fois à la mode, au marketing, à la communication. C’est la première unité du bien qui coûte cher, pas les suivantes, car ce qui est vendu est moins le produit physique que « la marque » (si importante dans les banlieues) ou le prestige associé (si grave chez les snobs ou les riches). D’où la course à la productivité : fabriquer au moins cher puisque les vrais bénéfices sont dans la mousse qu’on fait autour.

Daniel Cohen tord en passant le cou à quelques idées reçues pourtant bien ancrées dans la psyché collective. Les pays musulmans incapables d’évoluer ? Il suffit de comparer les pays limitrophes, un musulman et un non-musulman comme Malaisie et Thaïlande, Sénégal ou Côte d’Ivoire, Pakistan et Inde. Que constate-t-on ? Qu’il n’y a aucune différence significative, les mécanismes de diffusion des comportements sont les mêmes que pour la transition démographique : l’imitation de celui qui réussit. Il a, ce faisant, une petite réticence envers la Chine : « En Chine, une décision au sommet suffit à elle seule à interrompre tout une chaîne de développement. En Europe, au contraire, un pionnier tel Christophe Colomb essuiera cinq échecs avant de convaincre un prince européen parmi des centaines, de le financer. Grâce à sa fragmentation politique, et malgré elle, l’Europe se révèle une terre propice aux innovations. » p.151 Question : l’imitation actuelle des Chinois se transformera-t-elle en développement autocentré comme ailleurs dans le monde ? La remarque de Daniel Cohen laisse ouverte la réponse.

L’éducation seule ne suffit pas au développement, voir le Népal ou le Pakistan ; l’investissement seul non plus, voir le Ghana. Le modèle japonais permet de voir qu’un réseau éducatif, dense et ancien, permet une adaptation technicienne rapide quand les capitaux sont là, que l’exportation est encouragée et que les champions nationaux sont couvés et non pas fiscalement matraqués. Les chercheurs Sachs et Warner (1995) ont montré que les économies ouvertes croissaient plus vite que les économies fermées, à 4,5% contre 0,7% entre 1970 et 1995. Rodriguez et Rodrick (2000) ont insisté sur les infrastructures sociales : le droit, les règles de comportement, l’échange des idées. Le coût du travail n’est heureusement pas la seule variable du développement. Entrent en cause l’accès et le coût du capital, le prix de l’énergie, les infrastructures de transports (France), le niveau d’éducation, le savoir-faire et le goût du travail bien fait (Allemagne), l’efficacité de l’organisation (Etats-Unis) et les inégalités sociales (fortes en Inde, aux Philippines, en Amérique latine, faibles en Corée du sud et à Taïwan). C’est la combinaison du capital et du travail qui produit le développement. La productivité, dans les sociétés qui la promeuvent volontairement, nécessite de considérer les hommes. Ce n’est pas le cas de la France d’aujourd’hui, qui n’a une productivité qu’en négatif, réduisant le travail aux seuls inclus et reléguant les non-travailleurs dans les limbes de l’assistanat social et de la revendication.

Adam Smith doit rejoindre Joseph Schumpeter : s’il faut s’appuyer sur la richesse de ses provinces et leur division du travail pour prospérer, la croissance dépend de la capacité d’innovation des économies, donc du renouvellement périodique de leur savoir-faire et de leurs capacités. Ce fut le cas de l’Europe médiévale, de la France puis de l’Allemagne au XIXe siècle, de l’Angleterre par la suite et des Etats-Unis aujourd’hui. Dans ce cadre théorique, l’Union européenne a du mouron à se faire : « personne » ne prend véritablement de décisions car tout découle de règles préalables. La France n’est pas mieux lotie : le blocage mental sur les réalités du monde font que le laisser-faire technique, économique et commercial l’emporte sans coup férir. La « politique » est évacuée, remplacée par des « postures » théâtrales, dans la rue et les médias, sans que rien ne soit opposé au mouvement du monde,

PAS MEME pour l’adapter.

Daniel Cohen, La mondialisation et ses ennemis, Grasset 2004, 264 pages


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