La mort de l’entreprise à papa, remède contre la crise ?

par amaury-francois
vendredi 24 juin 2011

"Les espèces qui survivent ne sont pas les espèces les plus fortes, ni les plus intelligentes, mais celles qui s'adaptent le mieux aux changements." (Charles Darwin / 1809-1882)

 

Accuser la stagnation du pouvoir d'achat des français ou l’affaire américaine des subprimes comme seuls responsables de la crise, c'est oublier que nos entreprises, en refusant d’abandonner leur modèle d’organisation archaïque, sont aujourd’hui incapables de créer de la croissance tout en étant devenues des sommités en matière de démotivation. 

1. “L'entreprise à papa”, une machine à démotiver.
 
Multiplications des arrêts maladie, commentaires déplorables sur l’ambiance de sa boite sur Facebook, "tensions psychologiques" à la une des médias. France Telecom, La Poste, Pôle emploi, Carrefour... Le malaise des salariés français se fait de plus en plus grand sans qu’aucun secteur ne soit épargné par ce phénomène.
Mais s'agit-il vraiment d'une nouvelle situation ou ce symptôme de ras-le-bol généralisé devient-il omniprésent car la situation économique l'exige ? Autrement dit, et si l'entreprise à papa se montrait incapable de motiver ses collaborateurs autrement que par l'argent ? Or, dans le contexte de stagnation des rémunérations que nous connaissons, ce levier est désormais inutilisable. Les défauts qu'un salarié trouvait auparavant acceptables lui paraissent aujourd’hui insupportables : pression constante pour atteindre des objectifs irréalisables, déficit d'organisation, absence de reconnaissance, manque de sens dans les missions demandées... 
Il faut dire que l'entreprise française telle que nous la connaissons n'existe que par un rapport infantilisant entre elle et son salarié. Un collaborateur qui n'appartient pas à la caste du top-management est un élément perturbateur, incapable de penser par lui-même et qu’il faut contrôler. Pour y parvenir, l’entreprise à papa a créé un monstre : le petit chef. Un être inutile, incapable d'empathie, doté d'une intelligence moyenne et occupant un poste dont ils n'a pas l'étoffe. Bref, un amas cancéreux, excellant dans l’art de bloquer la circulation de l'information et n’ayant d’autre objectif que d’empêcher qu’un subalterne ne lui prenne sa place.
Des chercheurs de l'Université de Floride ont montré que les collaborateurs qui subissent les affres quotidiennes d'un petit chef sont plus susceptibles que les autres à moins bien travailler. Ils commettent davantage d'erreurs, font moins de suggestions, ne font pas leur maximum et abusent des arrêts maladie injustifiés (29% contre 4%). Cette étude révèle, notamment, un chiffre impitoyable : 75% des salariés estiment que leur manager direct est la première source de stress dans leur travail.
« Stress », le mot est sur toutes les bouches. L’entreprise à papa est une véritable machine à broyer du salarié. Son organisation en strates complexes condamne les collaborateurs à la démotivation et, par là même, à la baisse des performances de l'entreprise. C’est alors le cercle vicieux. L'entreprise est dépassée, en difficulté, elle réclame donc un "accroissement permanent de la productivité des salariés" (pour reprendre l'expression de Stephen E. Humphrey, dans le Journal of Applied Psychology), ce qui ne fera que démotiver davantage les collaborateurs et diminuer perpétuellement les performances des entreprises. 
 
2. L'entreprise à papa est incapable de gérer l'arrivée de la génération Y.
 
N'en déplaisent à quelques grincheux, l'entreprise telle qu'on la connait aujourd'hui est incapable d'intégrer en ses murs les collaborateurs nés entre la fin des années 1970 et le milieu des années 90. De jeunes adultes qui ont grandi dans un monde hyper-technologique et où l'information n'a jamais été aussi accessible. Ils utilisaient déjà pleinement Internet pendant que les entreprises n'en étaient encore qu'à communiquer par fax…
Mais c'est également une génération qui se pose beaucoup de questions (en phonétique anglaise Y se prononce "Why") au point de remettre en cause les acquis, à vouloir rechercher le sens de leurs actes, voir du sens tout court. Et l'exemple de leurs propres parents, maltraités ou broyés par l'Entreprise alors qu'ils lui ont consacré leur vie, n'est pas étranger à leur refus de vendre aveuglément leur force de travail dans des conditions identiques. Le collaborateur Y n'est plus dupe. Il veut préserver sa vie privée, exige qu'on le respecte, et rêve de missions qui lui donnent le sentiment d'être utile. Bref, il veut tout : du sens, de la reconnaissance, de la liberté et peu de contraintes. Un concentré de paradoxes, aussi délicat à manager que difficile à garder dans ses murs. 
Dans ces conditions, l'incapacité des entreprises traditionnelles à se plier à ces exigences conduits immanquablement à une rapide et totale démotivation des nouveaux embauchés. D’ailleurs, le turnover de cette catégorie d’employés à de quoi faire frémir n’importe quel DRH : environs un jeune diplômé sur trois quitte son premier emploi au cours des deux premières années.
 
3. L'entreprise à papa empêche les entreprises françaises d’innover et de gagner des marchés à l'étranger. 
 
Il y a quelques années, l'arrivée de la Chine au sein de l'OMC a été un électrochoc. La faiblesse du coût de sa main d'œuvre, associée à une capacité d'adaptation étonnante, ont mis à mal des pans entiers de l'industrie européenne, peu préparés à un tel bouleversement (industrie lourde, textile, électroménager...).
Bien entendu, des entreprises françaises ont su profiter de la mondialisation pour exporter leurs savoir-faire mais il ne s'agit, pour la plupart, que de stars du CAC40, déjà leaders dans leur secteur, comme l'énergie, le luxe ou la grande distribution.
En réalité, les chiffres montrent que la France est moins performante à l’exportation que ses principaux voisins. A peine 5% de nos PME exportent, soit 110 000 entreprises en France, contre 170 000 en Italie et 200 000 en Allemagne.
Si la taille de nos PME, globalement plus petite qu’en Allemagne, est un facteur clé pour comprendre ce phénomène, la plupart de nos entreprises souffrent également d'un mode de fonctionnement dépassé qui les pénalisent dans la recherche constante de l’innovation. Or, l’innovation est aujourd’hui le seul levier capable de créer un avantage concurrentiel réel (nous avons dû abandonner depuis longtemps la lutte sur les coûts de main d'oeuvre…). Malheureusement, une entreprise française dépose deux fois moins de brevets qu'une entreprise allemande. Un constat effarant puisqu’une PME qui dépose un brevet voit son chiffre d'affaires progresser de 32% en 3 ans (1).
La question est, qu’attendent les PME pour innover davantage ? Soit les français sont intellectuellement défavorisés pour d’obscures raisons, soit les PME sont bloquées dans le processus de création de l’innovation. Une nouvelle fois, l’entreprise à papa, modèle timorée, préférant l’attentisme à l’action, rigide plutôt que flexible, a encore frappé.
 

4. Heureusement, des entreprises comme Google et Cisco remettent en cause les modèles établis.

Quand une entreprise annonce des résultats nettement supérieurs à la moyenne, il est légitime de s'interroger sur les causes d’une telle anomalie économique. Google et Cisco ont deux points communs intéressants : une progression importante de leurs chiffres d'affaires (20% pour le 4ème trimestres 2010) dans un contexte difficile et elles sont toutes les deux des références dans le domaine de l'entreprise 2.0. Bien entendu, il ne s'agit pas de nier l'impact d'autres éléments endogènes et exogènes expliquant pourquoi ces multinationales ne connaissent pas la crise. Mais au vu de l'imposante somme d'articles et de livres consacrés au succès de leur organisation, il y a là clairement quelque chose qui devrait inspirer nos entreprises. 

Bernard Girard s'est penché sur le cas Google. Dans son ouvrage "Le modèle Google", il défend la thèse qu'une partie du succès de cette entreprise tient à son modèle de management, en rupture avec le modèle classique français. On y apprend, notamment, que l'innovation est la priorité de Google. L’entreprise investit 70% de ses revenus en R&D tout en imaginant des structures d’équipes d'ingénieurs courtes (5 ou 6 personnes) et autonomes dans leurs organisation. Enfin, Google permet à ses ingénieurs de développer leurs projets personnels sur leur temps de travail (jusqu'à 20%), pratique idéale pour accroître le sentiment de réalisation tant désiré par les employés génération Y.
 
Vineet Nayar, le président de HCLT (une entreprise 2.0 classée par Business Week parmi les 5 firmes les plus influentes du monde) enfonce le clou en défendant une philosophie totalement inversée de notre modèle français : "Employees First, Customers Second". Les Employés d'abord, les Clients après… Combien de managers et autres petits chefs auront eu une crise d'apoplexie en lisant le titre de son ouvrage ? Quoiqu’il en soit, Vineet Nayar valorise un concept radicale : la pyramide inversée. « Que se passerait-il si nous inversions l'organisation traditionnelle : les employés d'abord, les clients ensuite, le top management en dernier ? ». L'entreprise n'est plus alors organisée autour de ses clients mais de ses collaborateurs qu’elle considère comme une puissante source d'innovations. L'intelligence collective est favorisée par une participation active des collaborateurs aux différents projets de l'entreprise. Le management, et plus particulièrement le middle-management, est dans une posture humaine. Il n'a plus pour seul but le culte de la performance à tout prix mais un management de proximité qui favorise le partage des savoirs et le développement des collaborateurs. 
 
L’entreprise 2.0 n’est donc pas une douce utopie. C’est une réalité. C’est même une nécessité pour les entreprises françaises. Car, de même qu'on ne fait plus aujourd’hui la guerre comme le faisait Napoléon, on ne dirige plus en 2011 une entreprise comme aimait le faire papa.
Pour sortir de la crise, et à moyen terme pour survivre, nos entreprises doivent entreprendre une mutation profonde de leur ADN. Car, ce que Darwin avait brillamment conclu concernant le règne des espèces vivantes se transpose désormais dans celui des entreprises. Seules les plus agiles et les plus innovantes vont survivre.
 
(1) étude de l'INPI et de la BDPME 

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