La politique monétaire allemande éclairée par le Méphistophélès de Faust

par Idées de la Tripartition sociale
vendredi 30 janvier 2015

En complète opposition avec les mesures d’ « assouplissement quantitatif » ou de planche à billets de la BCE, la recherche de la stabilité monétaire est la pierre angulaire de la politique monétaire allemande. Mais quelle en est en fait l’origine ? En contradiction à la référence toute faite au traumatisme de l’hyperinflation de 1923, le Président de la Bundesbank, dans un discours en 2012 , en avait expliqué les fondements en tirant des enseignements du Faust de Goethe.

L'opposition de la Bundesbank (banque centrale allemande) à la politique monétaire de la BCE est au centre de la politique monétaire européenne (1). La politique allemande est en effet caractérisée par la recherche de stabilité monétaire, en contradiction frontale avec l´actuelle mise en place de la planche à billets par la BCE.

Cette recherche de la stabilité outre-Rhin n’est pas nouvelle. L’obligation de la stabilité des niveaux des prix est ainsi inscrite à l’article 88 de la loi fondamentale allemande. Mais la comprend-on vraiment de ce côté-ci du Rhin ? On l'explique en effet très généralement par le traumatisme de l'hyperinflation de 1923. Certes l'histoire marque toujours les esprits, mais cette seule explication psychologique peut aussi aveugler sur des fondements tout autres de cette politique.

La culture allemande est profondemment marquée par ses auteurs classiques et en tout premier lieu J. W. von Goethe. Ceux-ci éclairant souvent de facon pénétrante des problèmes que nous pensons bien à tort comme propres à notre temps, il n’y a aucune raison de s'étonner du sujet d’un discours du Président de la Bundesbank, Jens Weidmann, en 2012 « Papier-monnaie, financement de l'État, inflation. Goethe toucha-t-il le problème central de la politique monétaire ? » (2). Dans son introduction, il en présente en effet toute la pertinence : « Goethe a touché il y a 180 ans le cœur du problème de la politique monétaire moderne basée sur le papier-monnaie et lui a donné une forme littéraire qui ne pourra jamais être imitée. »

 

Scène de la création de la monnaie dans Faust

Il faut en effet lire ou relire la scène de la création de la monnaie dans le 1er acte de la 2ème partie de Faust. Méphistophélès, déguisé en fou de la cour, parle à l'Empereur alors en grande difficulté financière : « Où ne manque-t-il pas quelque chose ?A celui-ci, il manque ceci. A celui-là, il manque celà. Et ici, c'est l'argent qui fait défaut.“

L'Empereur finit par répondre aux tentatives adroites de persuasion de Méphistophélès : « J'en ai assez du comment et du pourquoi. L'argent manque : et bien, crée-le. » Méphistophélès répond : « Je crée ce que vous voulez, et bien plus encore. »

Un bal masqué suit. Dans le tumulte, Méphistophélès pousse l'Empereur à signer un billet qui est dans la nuit-même multiplié et distribué comme monnaie. L’Empereur le matin suivant n’en croit pas ses yeux : « Je pressens un forfait, une monstrueuse duperie ! Qui a falsifié ici la signature de l'Empereur ? Un tel crime est-il resté impuni ? »

Le Trésorier lui répond : « Souviens-toi ! Tu l'as signé toi-même. Pas plus tard que cette nuit. Tu te dressais, figurant le grand Pan. Le chancelier vint avec nous te parler et dit : "Accorde-toi le plaisir de cette haute fête, et fais le salut de ton peuple en quelques traits de plume". Tu les traças nettement, puis le billet fut durant cette nuit vite multiplié par milliers par des magiciens aux mille tours.Pour que le bienfait profite sur le champ à tous, nous avons aussitôt tamponné toute la série, des coupures de dix, de trente, de cinquante, de cent sont prêtes. Vous n'imaginez pas quel bien cela fit au peuple. Regardez notre ville, d'habitude à demi-morte et moisie, comme tout vit et fourmille dans le plaisir et la jouissance ! »

La mesure a donc d'abord du succès et tous sont enchantés. L'Empereur annonce plein de joie : « Ecoutez et regardez donc le billet merveilleux qui a transformé le malheur en bonheur » Et il lit sur le billet :« Avis à qui veut l'entendre : Le présent billet vaut mille couronnes. Il est garanti par la caution assurée d'innombrables biens enfouis dans le sol de l'empire. Il est présentement fait diligence pour que ces riches trésors, aussitôt déterrés, servent à l'acquitter. »

Méphistophélès augmente encore la joie de tous en assurant : « Un tel billet, en lieu et place d'or et de perles, Est tellement pratique : on sait ce que l'on a. Nul besoin de le marchander, de l'échanger,on peut s'enivrer d'amour et de vin. »

Cependant la situation ne tarde pas à échapper des mains des protagonistes : la valeur de la monnaie chute, la nature est exploitée, le chaos s’installe et la guerre arrive. Ce sera l’arrière-plan de tout le 2nd acte de Faust.

 

Le parallèle avec notre époque méphistophélique

Après avoir décrit cette scène, le Président de la Bundesbank Jens Weidmann trace le parellèle saisissant avec notre époque : « Certes l'Etat peut dans un premier temps se décharger de ses dettes pendant que la consommation privée augmente fortement. Mais la situation débouche sur de l'inflation et la monnaie est rapidement dépréciée et ne vaut bientôt plus rien. C'est tout à fait impressionnant comment Goethe éclaire les liens potentiellement dangereux entre création de papier-monnaie, financement de l'Etat et inflation. D'autant plus que, généralement, on n'associe pas Faust et Goethe à des sujets économiques, et encore moins aux politiques centrales monétaires. »

Jens Weidmann fait référence aux travaux du Professeur Hans Christoph Binswanger de l'Université de Saint-Gall (3) qui en 1985 publia un livre dont la traduction du titre est « Argent et Magie - critique de l'économie moderne sur la base de Faust de Goethe ». La thèse centrale de Binswanger est que, selon Goethe, l'économie moderne avec sa création monétaire est une poursuite de l'alchimie. Alors que les alchimistes classiques tentaient de transformer le plomb en or, c'est le papier qui est transformé en or dans l'économie moderne.

Les procédés méphistophéliques sont plus que jamais au cœur du problème monétaire : « le fait que les banques centrales puissent créer de l'argent quasiment à partir du néant, doit apparaître à de nombreux observateurs comme étonnant, étrange, et peut-être même mystique, du domaine du merveilleux – ou bien du cauchemard. [...] », explique le Président de la Bundesbank lui-même. Il en déduit toute la responsabilité des banques centrales, qui ont le grand privilège d'être indépendantes et qui doivent être à la hauteur de leur mission de garantir la stabilité de la monnaie.

Jens Weidmann, président de la banque centrale allemande

 

Un nouveau regard sur les fondements de la politique monétaire allemande

Dans ce colloque Jens Weidmann tire donc de la pensée de Goethe la source de son opposition à une politique inflationiste. Sur la base de ce discours, l'origine de la politique monétaire anti-inflationiste de l'Allemagne est donc issue de la pensée de ses grands auteurs classiques, et non pas (ou pas uniquement) d'un traumatisme non guéri depuis près d'un siècle. Ceci porte une lumière complètement différente sur les motifs de la position allemande : elles n’a pas pour origine une pathologie psychologique, mais une compréhension profonde des ressorts de l’économie, science humaine,.

Goethe était un esprit universel et dans ses multiples fonctions à la cour de Weimar faisait partie le poste de ministre de l’Économie. Il a donc eu un intérêt certain pour le sujet en ce début du 18ème siècle, marqué notamment par l’essort de la pensée classique du Libéralisme. Mais Goethe n´est pas un théoricien mais poète. Sa profonde compréhension de la nature et de la nature humaine n´en est pas moins complètement contenue dans ses œuvres, pour qui va la lire. Cela donc tombe sous le sens que le Président de la Bundesbank se réfère à Goethe et c´est un retour à la raison : l´économie est une science humaine, ce qu’on a fortement tendance à oblitérer en raison de l´approche essentiellement mathématique aujourd´hui. Faust, représentant de l’homme moderne dans ses questionnements et ses tourments, éclaire donc tout à fait notre temps.

L'intérêt de l’analyse de Jens Weidmann est ainsi triple. D'une part ce retour vers une approche « classique » et humaine de l'économie tranche avec l'approche très mathématique actuelle. D'autre part elle remet en question l'explication communément avancée de l'hyperinflation de 1923. Et enfin elle donne une clé de compréhension des lois économiques que Goethe avait déjà saisi et qui est plus que jamais d’actualité.

À la lecture de Faust, on comprend ainsi fort bien pourquoi Jens Weidmann n'a aucune inclinaison à suivre Mario Dragui dans sa politique méphistophélique d’ « assouplissement quantitatif ».

 

(1) Lire notamment les analyses de l'UPR sur le sujet : Assouplissement quantitatif de la BCE que va faire l'Allemagne ? À quoi joue Mme Merkel ? , Bundesbank / BCE : la guerre des tranchées.

(2) discours de Jens Weidmann, le 18 décembre 2012 - 18ème Colloque de l'Institut pour la recherche del'histoire bancaire (Institut für bankhistorische Forschung - IBF).

(3) Le Professeur Binswanger est d’ailleurs l'un des fondateurs de l'initiative "anti-méphistophélique" de la monnaie pleine, en Suisse.


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