La question des hautes rémunérations (5) : Décision
par Pierre Bilger
lundi 20 juin 2005
Le débat sur le point de savoir qui décide la rémunération des présidents directeurs généraux ne peut pas non plus être éludé. Dans le droit actuel des sociétés, la réponse est claire : c’est le conseil d’administration. Je crois que ce système est bon et qu’il ne faut pas le modifier et en particulier transférer cette responsabilité à l’assemblée générale des actionnaires.
Ce point de vue est discuté. Il n’est donc pas impossible que, sur initiative gouvernementale ou parlementaire je ne sais, soit adoptée une mesure législative tendant à soumettre tout ou partie des avantages financiers consentis aux présidents directeurs généraux à des décisions explicites et individualisées de l’assemblée générale des actionnaires. Je suis convaincu qu’une telle démarche aurait des effets contraires au but recherché, à savoir des décisions de rémunération à la fois mesurées et équitables.
La principale raison invoquée pour introduire un tel changement est que le conseil d’administration serait en quelque sorte structurellement enclin à la complaisance vis à vis du président directeur général. Tout se passerait dans le cercle clos d’un comité de rémunération, ne rendant que peu de comptes au conseil lui-même et composé de personnages issus du même milieu que l’intéressé et au surplus liés à lui par la consanguinité d’intérêts et de participations croisés.
Cette image qui a pu refléter une certaine réalité dans le passé est aujourd’hui devenue caricaturale. Ayant participé concrètement à des comités de rémunération, je peux apporter un témoignage. D’abord le temps des participations croisées est révolu notamment avec la dissolution des noyaux durs, qui avaient été hérités des privatisations du gouvernement Balladur. Ensuite les présidents des comités de rémunération rendent compte de leurs travaux et de leurs conclusions aux conseils d’administration en séance plénière qui très souvent les discutent avant d’en faire leur décision qu’ils sont seuls qualifiés pour prendre. Depuis l’année dernière, certains de ces présidents ont initié , au-delà des informations qui figurent désormais dans la plupart des rapports annuels, l’excellente pratique de présenter eux-mêmes leurs travaux à l’assemblée générale et à répondre aux éventuelles questions. Enfin la prise en compte progressive de la transparence dont l’obligation effective remonte à moins de trois ans va progressivement modifier les comportements. En effet les origines communes en termes de milieu social ou d’écoles ne font pas le poids face à cette nouvelle contrainte externe.
Mais les raisons fondamentales pour laquelle le conseil d’administration est conceptuellement la seule instance qualifiée pour décider sont différentes.
D’abord la décision de rémunérer ne peut pas et ne doit pas être séparée de celle de recruter, évaluer et révoquer. Comment le conseil pourrait-il attirer et motiver le meilleur candidat possible, qu’il soit d’origine interne ou externe, s’il n’était pas en état de s’engager vis à vis de lui sur les termes exacts et définitifs des avantages financiers qui lui seraient attribués. Un système dans lequel un vote ultérieur de l’assemblée générale pourrait ensuite les mettre en cause ne marcherait pas et quant à attendre la prochaine assemblée générale pour mettre en oeuvre le recrutement, je crains qu’une telle approche ne corresponde pas au rythme de la vie des entreprises sans parler du fait que beaucoup de candidats de valeur hésiteraient probablement à se soumettre à l’aléa correspondant.
Par ailleurs rémunérer signifie évaluer. Or contrairement à ce qu’imaginent certains qui n’hésitent pas à se faire procureurs et juges de la performance des dirigeants d’entreprise sans avoir les informations ou la qualification pour le faire, évaluer la performance n’est pas plus aisé dans le cas d’un président directeur général que dans celui de tout responsable d’entreprise. S’en tenir à la référence du cours de bourse ou simplement à celle de tel ou tel indicateur apparent est à la fois simpliste, absurde et grotesque, que ce soit pour louer ou pour vouer aux gémonies. Il faut rentrer dans le détail, certes prendre en considération les chiffres, y compris, le cours de bourse, mais aussi examiner le contexte, les circonstances et les causes.Il faut apprécier des éléments qualitatifs, gestion des ressources humaines, relations sociales, dynamisme commercial, capacité d’innovation, notamment stratégique, préparation en temps et en heure de la succession...Et pour cela, il faut non seulement disposer des informations nécessaires, mais aussi avoir l’occasion de visiter l’entreprise, de rencontrer les principaux collaborateurs du président directeur général, de sentir comment les choses se passent. On voit bien qu’une assemblée générale d’actionnaires ne peut pas faire un tel travail qui est dans notre système juridique la vocation première du conseil d’administration, en fait l’essentiel et le coeur de sa mission de contrôle.
Enfin il faut prendre conscience de l’effet pervers qui résulterait du transfert du pouvoir de rémunérer du conseil d’administration à l’assemblée générale des actionnaires. Certes le conseil d’administration dans notre droit des sociétés a pour mission d’agir au nom des actionnaires et non pas, comme c’est la mission du conseil de surveillance dans le droit néerlandais, de représenter l’entreprise dans son ensemble et par conséquent, dans une certaine mesure, toutes ses parties prenantes. Néanmoins l’intérêt bien compris de ses actionnaires doit le conduire à veiller à l’avenir à long terme et à la cohésion de l’entreprise de manière à s’assurer de la continuité et, si possible, de la croissance durable de ses performances, tous éléments dont il doit tenir compte quand il traite de la situation de son dirigeant.
Si à l’avenir la fixation de la rémunération de ce dernier dépend de l’assemblée générale des actionnaires, c’est-à-dire en fait des quelques grands fonds d’investissement ou de pensions qui en assurent le quorum et en font la majorité, la tentation sera grande pour le dirigeant de manière à s’assurer la tranquillité sur sa rémunération de prendre en compte par priorité leurs préoccupations, voire même de rechercher avec eux un accord implicite donnant-donnant. Sans faire de procès d’intention, le risque de voir s’installer, dans un tel cas de figure, une dérive supplémentaire, privilégiant encore plus qu’aujourd’hui le court terme, est réel. Est-ce vraiment ce qui est recherché ?
Au demeurant si l’assemblée générale des actionnaires n’est pas satisfaite des conditions dans lesquelles le conseil d’administration exerce son pouvoir de rémunérer, dont elle a connaissance à travers la transparence, il lui est parfaitement loisible de renvoyer tout ou partie de ce conseil pour changer les choses. Les exemples récents de Eurotunnel l’an dernier et de Havas cette année montrent qu’il ne s’agit pas de cas de figure théoriques. En outre, et là encore, l’expérience montre qu’il ne s’agit pas de théorie, les assemblées générales peuvent parfaitement rejeter les résolutions autorisant les options de souscription d’actions et les attributions d’action gratuites pour marquer leur mécontentement. Ce faisant elles exercent légitimimement le rôle de contrôle et de sanction qui est le leur, mais laissons au conseil d’administration, seule instance véritablement en position de remplir efficacement cette mission, le soin de choisir, de rémunérer et de révoquer l’exécutif de l’entreprise.
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