La stratégie du « benchmark » pipeau

par Olivier Bonnet
vendredi 10 avril 2009

A court d’arguments, la droite invoque des comparaisons internationales bidon.

Quand Sarkozy et ses amis comparent la France à l’étranger, c’est pour manipuler l’opinion en alignant d’énormes contre-vérités. La preuve par un festival d’exemples.

Très en vogue chez les libéraux qui nous gouvernent, la démarche du "benchmark", ou comparaison avec ce qui se passe ailleurs qu’en France, est toujours utilisée pour justifier le bien fondé de leurs choix. Lisez la très lyrique intervention consacrée au sujet par Laurence Parisot, lors de la convention annuelle du Medef, le 10 février 2008 au Parlement européen : "Benchmarker, c’est comparer, c’est étalonner, c’est mesurer, ou plus exactement, ce sont ces trois actions à la fois : benchmarker c’est évaluer dans une optique concurrentielle pour s’améliorer. Benchmarker c’est dynamique. C’est une grande incitation à ne pas rester immobile. Se benchmarker, c’est oser regarder dans le miroir son reflet objectif plutôt que de refuser de voir les choses en face et de mettre la tête sous son aile. C’est en finir avec les préjugés selon lesquels rien de ce qui se fait ou se pense en France ne serait bien, tout y serait à jeter, bref, nous serions des nuls, pour toujours irrécupérables, car entachés d’une sorte de péché originel. Les préjugés inverses existent, aussi tonitruants et dévastateurs : la pensée made in France serait la seule juste, la seule fructueuse, la seule morale. Tout cela est faux. Ce sont deux idéalismes qui s’opposent. Se benchmarker, c’est être réaliste. C’est se donner les moyens du pragmatisme. C’est savoir qu’on n’est pas seuls au monde, ni le centre du monde, c’est refuser l’illusion qui empêche de grandir." C’est beau comme de l’antique. Sauf que quand Parisot elle-même "benchmarke", c’est pour tordre le cou à la réalité ! "Nous avons le taux de prélèvements sociaux et fiscaux le plus élevé de la planète", dénonce-t-elle ainsi régulièrement. Insupportable pour la compétitivité française ! L’argument interpelle, sauf qu’il est parfaitement mensonger : les prélèvements obligatoires atteignent 44,3 % du PIB en France contre près de dix points de plus dans les pays du nord de l’Europe. Sans que cela ne pèse sur leur croissance ni n’augmente le chômage. Où l’on tempête une fois encore que les médias ne fassent pas leur travail : il ne s’en trouve pas un, reprenant la phrase de la pasionaria du Medef, pour préciser qu’elle est parfaitement fausse. Et si l’on veut aller plus loin, on peut noter que les pays dans lesquels les prélèvements obligatoires sont les plus faibles sont ceux dans lesquels on trouve la plus forte proportion de pauvres et le taux d’incarcération le plus élevé, les Etats-Unis portant fièrement le bonnet d’âne dans les trois cas. Le montant des recettes publiques est donc bien un choix de société, un problème politique. Et l’économie n’impose nullement de le diminuer, contrairement à ce que tente de faire croire Parisot.

Le mythe du français fainéant

Autre sujet typique à propos duquel la droite benchmarke contre son camp : la question du temps de travail. "La France ne travaille pas assez ! Il n’y a qu’un moyen de relancer la croissance et d’augmenter le pouvoir d’achat : travailler plus ! Par rapport à nos voisins, nous sommes le pays qui travaille le moins, il faut que ça change !" Voilà le message dont nous rebat les oreilles avec un bel ensemble la majorité présidentielle, à commencer par Sarkozy lui-même. Là aussi, c’est un mensonge. Léon Mercadet, journaliste à La matinale de Canal +, l’avait démonté de façon implacable lors de l’émission du 12 mai 2008, chiffres 2006 d’Eurostat, le très officiel Office statistique des Communautés européennes, en mains. Dans l’ordre croissant en nombre d’heures travaillées par semaine, on trouve d’abord les Pays-Bas puis la Norvège, le Danemark, l’Allemagne, l’Irlande, la Suède, la Belgique, le Royaume-Uni et la Finlande. Vient ensuite la moyenne européenne, à 37,9 heures. Le premier pays à travailler plus que ladite moyenne, de justesse (38h tout rond) est la France. Viennent derrière l’Italie, la Lituanie, le Portugal, l’Espagne, l’Estonie, la Croatie, la Slovénie... Les plus gros travailleurs sont enfin les Bulgares, Lettons, Tchèques et Grecs (42,7 heures). On observe la même chose en se basant sur la durée annuelle, qui prend en compte vacances et jours fériés : elle est en France de 1545 heures, contre 1445 en Allemagne, 1499 au Danemark, les Pays-Bas étant le pays où l’on travaille le moins avec 1340 heures. "Il y a un truc très très frappant, observe Léon Mercadet, c’est que les pays où l’on travaille le moins sont les plus avancés, les plus performants économiquement et socialement." "Ca alors !", s’exclame le présentateur de l’émission, Bruce Toussaint. "A l’inverse, poursuit son chroniqueur, si on va en bas de classement, on s’aperçoit que les cancres sont (...) ceux dont le PIB par habitant est le plus faible. Tout se passe comme si plus on est un pays moderne, plus on est un pays économiquement performant, moins on travaille ! Allez savoir pourquoi, mais moins l’on travaille et plus le PIB par habitant est élevé, c’est comme ça que ça se passe en Europe. Alors quand les ministres et les porte-paroles du gouvernement nous répètent que nous ne travaillons pas assez, je me pose la question : est-ce ignorance ou est-ce mensonge délibéré ? En tout cas, c’est de l’idéologie, ce n’est pas des faits. J’ai quand même l’impression qu’on nous répète ça dans l’espoir qu’un mensonge cent fois répété devienne une vérité. Alors dans quel but cette distorsion des faits ? (...) Il y a une réponse évidente : c’est pour supprimer les 35h. Pourquoi supprimer les 35h ? Parce que c’est la durée légale. Ca veut dire quoi ? C’est le seuil de déclenchement des heures supplémentaires. Donc les Français travaillent déjà plus de 35h - on est à 38 - mais si on fait sauter les 35h, on n’a plus besoin de payer entre 35 et 38 au tarif des heures supplémentaires." Donc cette propagande sert l’intérêt du patronat : qui d’autre a intérêt à moins payer d’heures supplémentaires ?

Détail piquant qui saute aux yeux à travers ces deux exemples : le modèle vanté par nos libéraux sert rien moins que l’intérêt général, dans la mesure où un taux d’imposition peu élevé induit le plus fort taux de pauvreté (et d’incarcérations) et qu’une durée du travail élevée, correspondant à un faible PIB par habitant, est quasiment un signe de sous-développement ! Mais pour comprendre cela, il ne faut pas s’arrêter à ce qu’en disent nos benchmarkers fous, qui mentent effrontément pour tenter de faire passer leurs convictions idéologiques, au service de la classe dominante, pour des impératifs économiques.

Moralisation du capitalisme ? Ben voyons !

Ainsi, lorsqu’il s’agit de faire passer le décret mou-du-genou de cette semaine pour la pierre angulaire de la moralisation du capitalisme (prière de ne pas rire), alors qu’il encadre la rémunération des seuls mandataires sociaux, pour les seules entreprises massivement aidées par l’Etat et seulement de façon temporaire, nos gouvernants s’essaient à nouveau à la comparaison internationale. Brice Hortefeux, ministre du Travail, déclare au micro d’Europe 1 que la France serait le pays "au monde qui prend le plus de précautions". Sauf que Barack Obama a initié la limitation des salaires patronaux à 500 000 dollars ! Le prédécesseur d’Hortefeux au ministère, le désormais secrétaire général de l’UMP Xavier Bertrand, n’est pas mal non plus lorsqu’il affirme sur RTL : "Il n’y a qu’un seul pays en Europe, l’Irlande, qui a mis en place un décret de ce type, et encore." Faux ! "l’Allemagne a pris, dès novembre 2008, des dispositions similaires dans le cadre de son plan de sauvetage", rappelle fort à propos Marianne 2, qui titre carrément Bertrand raconte des bobards : "Là où l’Allemagne avait conditionné son aide aux banques de 500 milliards à divers mesures de sobriété en terme de rémunération patronale (plafonnement, suspension des bonus, etc.), l’Etat français a signé un chèque en blanc, se penchant seulement sur les conditions de remboursement des prêts. Peut-être par peur que les patrons français n’acceptent jamais ces contraintes. Contraintes auxquelles les patrons allemands, acculés par leurs problèmes de trésorerie, ont bien vite cédés". Mais face à la crise, les patrons français sont tout autant des acculés que leurs homologues allemands ! La différence réside dans la volonté politique. Merkel s’est donnée les moyens de limiter certains abus, Sarkozy a préféré laisser faire. Les faits étant gênants, Hortefeux et Bertrand les réinventent. Mais l’exemple vient d’en haut. Le président lui-même a élevé la comparaison internationale foireuse "fantaisiste" au rang des Beaux-Arts.

Sarkozy : le florilège

Nicolas Sarkozy a des idées sur tout. Quand il s’agit du port de Marseille, son diagnostic est clair : les grutiers français ne travaillent pas assez. A l’appui de cet argument, il sort une statistique : "Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Un grutier du port de Marseille travaillait 2 000 heures par an. Un grutier du port de Barcelone ou un grutier du port d’Anvers travaillait 4 000 heures par an", déclare-t-il, dans son style inimitable, le 20 mai 2008 à Orléans. Amusant : 4000 heures par an équivaut à 11 heures par jour sept jours sur sept ! "Il a dit grutiers mais il fallait comprendre grues", expliquera le conseiller élyséen Guillaume Bazaille une semaine plus tard, précisant que les chiffres proviennent d’un rapport sur la modernisation des ports autonomes de juillet 2007. Ledit rapport se base sur des statistiques datant de 2000 et les rapporteurs eux-mêmes avertissent du "caractère partiel de ces informations et, selon leur origine, de leur manque de cohérence", relève Lutte ouvrière. Mais quand bien même : si l’on parle de grues à la place de grutiers, "il s’agit donc de productivité et pas de durée du travail, rectifie 100 idées pour... Que le premier port d’Europe (Anvers, NdA) accueille les bateaux et décharge les conteneurs en 3x8, cela est-il étonnant ? Que le port de Marseille, moribond, ne fasse fonctionner ses grues "que" 2000 heures par an, est-ce surprenant ? Mais le message du président est que les grutiers ne travaillent pas assez, DONC le port est moribond. Et le port est moribond PARCE QUE les grutiers ont un statut privilégié qui ne permet pas d’augmenter la durée du travail. Quand le contraire serait certainement plus exact : les grutiers travailleraient plus si le port de Marseille était plus attractif. Mais la vulgate sarkozyste explique que c’est parce qu’on travaille plus qu’il y a plus d’activité. On demandera un jour au président d’expliquer comment on paye des grutiers s’il n’y a pas de bateaux à vider..." Cette "confusion" entre grues et grutiers n’est pas anodine puisqu’elle fait dire à la comparaison internationale tout autre chose que la réalité, qui semble appuyer les dogmes antisociaux du président. Une constante.

La TVA et l’Angleterre : n’importe quoi !

Quand Nicolas Sarkozy veut expliquer, durant l’émission Face à la crise du 5 février dernier, pourquoi il parie sur le seul investissement au lieu d’imiter Gordon Brown, qui a fait baisser la TVA de 2,5% pour soutenir la consommation, il explique : "Si les Anglais ont fait cela, répondit-il, c’est parce qu’ils n’ont plus d’industrie, à la différence de la France (…). Les services pèsent pour 15% du PIB anglais. Ils pèsent pour 3% du PIB français. Tant mieux. (…) Gordon Brown ne peut pas faire ce que j’ai fait avec (…) un certain nombre d’industries parce qu’ils n’en ont plus." DéCHIFFRAGES rétablit les faits : "L’ironie veut que l’industrie pèse exactement le même poids dans le PIB des deux côtés de la Manche, soit 12,6% selon l’OCDE". 12,6% du PIB pour un pays qui n’a plus d’industrie, c’est assez fort non ? "Quant aux services, ils occupent en France une part prépondérante du PIB : 77,3% - et non pas 3% ! Cela place la France au deuxième rang derrière le Luxembourg parmi les trente pays de l’OCDE, devant les Etats-Unis et… le Royaume Uni (76,2% et non pas 15%). Ignorer ces chiffres ne serait pas grave. Se tromper à ce point dans les ordres de grandeur est stupéfiant." Mais s’agit-il vraiment d’une erreur ou bien est-ce volontaire ? On peut opter pour la deuxième hypothèse quand on constate la permanence du phénomène. "Le jour où les Anglais ont décidé de réduire de deux points la TVA (2,5 en réalité), un certain nombre de responsables politiques se sont précipités pour dire : C’est ce qu’il faut faire. La consommation, depuis, en Angleterre, non seulement n’a pas repris mais elle continue à baisser". Là encore DéCHIFFRAGES est impitoyable, graphique à l’appui : "On se demande bien d’où lui vient cette certitude. L’Office for National Statistics a publié le 23 janvier des chiffres indiquant le contraire. Au Royaume Uni, la consommation des ménages en produits manufacturés s’est accrue de 2,6% de novembre à décembre 2008, et de 4,3% de décembre 2007 à décembre 2008. C’est en France, selon l’Insee, qu’on enregistre une baisse de la consommation : -0,9% de novembre à décembre 2008 ; -1,7% de décembre 2007 à décembre 2008. Le président l’ignorerait-il ?"

François Fillon, sous-chef des menteurs

Son Premler ministre aussi, alors, qui affirme le 27 janvier à l’Assemblée nationale, à propos d’une éventuelle baisse de la TVA : "Parmi les vingt sept pays membres de l’Union, le Royaume Uni est le seul à l’avoir décidée. L’effondrement de sa consommation et son économie de services nous distinguent des Britanniques. Pour l’heure, au premier mois de cette baisse de la TVA, les ventes de détail ont baissé, outre-Manche, de 3,3%, soit la plus mauvaise performance depuis quatorze ans." Non, Fillon : pas -3,3, +1,6, menteur ! Et l’Angleterre n’a pas davantage une "économie de services" que la France : 76,2% du PIB là-bas et 77,3% en France, menteur encore ! Puisque le gouvernement a décidé de ne rien lâcher au peuple (entendez augmenter son pouvoir d’achat), se contentant de l’aide aux entreprises, inventons donc de toutes pièces un benchmark qui va bien !

L’imaginaire bouclier fiscal allemand

Gros pipeau encore à propos du bouclier fiscal, mis à jour par Politique.net, reprenant Mediapart, et balancé dans le récent discours de Saint-Quentin, devant 4000 militants UMP extasiés - le "président de tous les Français" n’admet plus désormais de rencontrer qui n’est pas encarté dans son parti : "Ne pas prendre par l’impôt direct plus de 50% du revenu d’un ménage, c’est un principe de liberté, de liberté. C’est un principe qui est en Allemagne inscrit dans la Constitution – nos amis allemands, principaux concurrents, principaux partenaires, notre grand voisin. Le principe que l’Etat n’a pas le droit de prélever plus de 50% de l’argent gagné par un contribuable allemand. Les Allemands y sont tellement attachés qu’ils l’ont inscrit dans la Constitution". Rendez-vous compte s’il est normal de plafonner l’impôt à 50%  : c’est même carrément dans la Constitution allemande ! Mais problème : "Ce que dit le chef de l’État est faux, rétablit Mediapart. Le bouclier fiscal n’existe pas en Allemagne. La Loi fondamentale allemande, l’équivalent de notre Constitution, ne « fixe aucune limite maximale à l’impôt », confirme le ministère allemand des finances".

 Notre dernier exemple de benchmark bidon sert lui aussi à voler au secours des riches et date de la visite du président sur les terres bucco-rhodaniennes de Plume de presse, dans le Pays d’Aix, le 7 avril : "Nous sommes le seul pays d’Europe qui a gardé un impôt sur la fortune : il y a le canton de Genève et nous", s’est-il esclaffé. En réalité, il y a aussi le Liechtenstein et la Norvège, et la Suisse est concernée toute entière, avec des modalités différentes suivant les cantons, et pas seulement à Genève. Mais c’est beaucoup moins drôle.

Vous l’avez compris : lorsque Sarkozy et ses amis invoquent des comparaisons internationales pour voler au secours de leurs options idéologiques, le mensonge n’est jamais loin. Comme de façon générale quand un UMPiste ouvre la bouche* !

* lire à ce sujet un classique de Plume de septembre 2007 : Le sarkozisme ou le mensonge érigé en système.


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