Langues étrangères et commerce extérieur

par Alban Azaïs
samedi 19 novembre 2005

Imaginez quatre ingénieurs : un Italien, un Anglais, un Allemand et un Français. Ils discutent affaires. Carlo ne parlant pas français, Hans ne sachant pas l’italien, Pierre ne glosant pas l’allemand et Steve ne maîtrisant que sa langue maternelle, ils communiquent en anglais.

Cette langue s’est imposée comme langue vernaculaire à la suite de la première Guerre mondiale, à cause de la puissance politico-militaire américaine, reléguant le français aux oubliettes. Mieux vaudrait donc parler "d’américain". Bien souvent, le niveau de maîtrise de cet idiome est assez lamentable, aussi parle-t-on souvent de "bad simple english" (BSE), ce qu’il convient, bien entendu, de ne pas confondre avec "bovine spongiforme encephalopathy".

L’un de nos protagonistes, disons Steve - pour son accent impeccable - dit  : “I need a new machine” (littéralement : « J’ai besoin d’une nouvelle machine »). Mais que comprennent nos protagonistes vraiment ?

Puisqu’il s’agit ici d’une langue de communication internationale, celle-ci est supposée faciliter l’intercompréhension de locuteurs de différentes cultures. Dans la réalité, chacun va interpréter le propos en fonction de sa culture propre, et les cultures ne sont justement pas identiques. Cela n’a rien de nouveau. Déjà Ferdinand de Saussure distingue dans son Cours de linguistique générale (1916) contenant et contenu des mots.

Pour notre exemple, en français, machine est couramment associé à moto, en italien, macchina est synonyme de voiture, en allemand Maschine est associé spontanément à l’avion, et en anglais, machine peut faire songer instinctivement à washing machine ou dish-washer (machine à laver, lave-vaisselle). Vous pouvez élargir ce champ sémantique dans d’autres cultures !

Steve dit donc : “I need a new machine” - et tout en pensant à des référents différents, les autres vont croire qu’ils comprennent ce qui a été dit. Ils sont dans l’illusion de la communication, non pas dans l’intercompréhension, mais à son opposé. Dans le meilleur des cas, cela se terminera par une grosse rigolade, dans le pire par une dispute. Dans le monde des affaires, cela peut être fatal.

Et vous ? Vivez-vous, vous aussi, dans l’illusion de la facilitation de la communication internationale par l’anglais, ou êtes-vous conscient qu’il faille pénétrer la culture de votre interlocuteur afin de parler avec lui, fût-ce en anglais ? A propos : si vous êtes déjà en train d’apprendre la culture de l’autre, ajoutez-y donc sa langue, votre science n’en sera pas diminuée... Et le déficit commercial français reculera.

A propos : saviez-vous que l’allemand est la langue la plus importante pour l’économie française, et que l’italien est à cet égard presque aussi important que l’anglais ?

Je vous entends d’ici : « Oui, mais les Allemands parlent tous si bien l’anglais que ce n’est vraiment pas la peine d’apprendre leur langue !  » - Eh bien, vous devriez relire le passage ci-dessus... L’Allemand est représentant d’une culture germanophone et ne devient pas un Anglais en parlant cet idiome qui lui est, en effet, plus familier. Les Allemands s’intéressent d’ailleurs aux autres cultures, même plus petites - cela est dû à leur tradition particulariste millénaire. Il y a, par exemple, plus de chaires de catalan en Allemagne qu’en Espagne, et les catalanistes espagnols fréquentent les bibliothèques universitaires allemandes, plus riches en œuvres catalanes, que leur propre alma mater.

Le résultat ? - Les Allemands sont champions du monde du commerce extérieur (voir aussi : Les Echos du 15/09/2005 : "Championne du monde... de l’exportation"). L’année dernière, ils ont engrangé 156 milliards d’euros. Cette année, la République fédérale a déjà accumulé 85 milliards au premier semestre.

Notre solde commercial en revanche est négatif. L’Allemagne est notre premier partenaire. Nous y perdons chaque année des milliards d’euros, 23,1 en 2004. Pourtant, nos produits sont excellents, certainement au moins d’aussi bonne qualité que ceux de nos voisins. Souvenons-nous que cela n’a pas toujours été le cas. La France a rattrapé l’industrie allemande par la qualité de ses produits, mais pas encore par la qualité de ses compétences en "mercatique"... Le manque en compétence interculturelle n’y est certainement pas étranger.

Seuls 8% des jeunes Français apprennent la langue de Goethe, alors qu’ils sont plus de deux fois plus nombreux Outre-Rhin à étudier la langue de Molière. Mais comme le disait déjà l’ex-Chancelier Helmut Schmidt, voilà trente ans, dans une phrase souvent citée depuis chez nos cousins germaniques : « Pour vendre nos produits, nous devons parler toutes les langues du monde - mais pour nous vendre leurs produits, les autres devront se mettre à apprendre l’allemand. »

Actuellement, près de 6 millions d’élèves en France apprennent l’anglais, environ 2 millions l’espagnol, moins d’un million l’allemand et seulement 200.000, l’italien.

C’est très bien de parler l’anglais, nous l’avons vu. Mais nous avons vu aussi que la maîtrise des langues des principaux partenaires économiques est tout aussi importante. A ce titre, il est instructif de comparer les deux camemberts ci-bas. Le premier montre les proportions entre les langues les plus importantes pour l’économie française au niveau scolaire, le deuxième la proportion des échanges économiques de la France par langue. En dehors des cinq langues citées (dont le français !), les autres langues n’ont qu’une importance marginale pour notre économie.


Source : Inspection générale de l’éducation nationale / Alban Azaïs 2004


Source : Douanes françaises / Alban Azaïs 2003

 

Or, nous constatons un important écart entre les efforts de formation dans nos écoles et les besoins de la nation. Un fait qui devrait en faire réfléchir plus d’un sur son choix de langue vivante étrangère au collège et au lycée, voire dès l’école primaire.

La mondialisation, c’est l’intensification du commerce international. En réalité, cette augmentation des échanges concerne essentiellement les pays voisins. Économiquement parlant, le Benelux est un partenaire aussi important pour la France que les États-Unis. Et les EU sont le seul partenaire économique de taille qui ne soit pas un pays voisin. Avant que la Chine n’arrive à atteindre ne serait-ce que la taille de la Suisse, en termes d’échanges économiques avec nous, beaucoup d’eau aura coulé sous les ponts de la Seine.

Ce qu’il nous faut, ce n’est pas une anglophonie hégémonique, mais une diversification adéquate de nos efforts linguistiques, incluant, outre les langues les plus importantes sus-citées, l’apprentissage du néerlandais, du russe, de l’arabe, du portugais, du chinois et du japonais par nos élites, trilingues, au bas mot.

Et si, au lieu de fantasmer sur des échanges illusoires avec des contrées lointaines, en Amérique du Sud comme en Asie, nous nous décidions à adopter une approche cartésienne ? Le fait est qu’une approche stratégique de la compétence interculturelle renforcera notre compétitivité... durablement.


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