Le déclin de l’empire américain

par Patrick FERNER
lundi 19 janvier 2009

A la lumière des derniers évènements qui secouent la finance mondiale, on ne peut manquer de s’interroger sur la suprématie économique et financière des États-Unis, en fait ce qui constitue leur empire. En effet, contrairement aux empires qui ont précédé, la domination américaine ne tire pas sa substance d’une conquête, puis d’une annexion de territoires, même si, comme nous le verrons plus loin, cette domination n’aurait pas pu se faire sans les deux guerres mondiales qui ont marqué le XXe siècle, mais de cette suprématie qui repose sur les entreprises multinationales, l’informatique et la finance, Wall Street restant la première place financière de la planète. Au départ, la puissance américaine s’est construite avec l’industrialisation accélérée de la fin du XIXe siècle qui a marqué les pays occidentaux.

Une concentration industrielle vertigineuse

La fin de la conquête de l’Ouest, puis l’achèvement de la ligne ferroviaire reliant la côte atlantique à la côte pacifique donnent le coup d’envoi à une industrialisation sans précédent, dont l’ampleur, à l’échelle du pays, dépasse largement celle que connaissent à la même époque, des pays comme le Royaume-Uni, l’Allemagne et la France. Le plus frappant, c’est ce mouvement de concentration des entreprises qui caractérise la période 1880-1890 et qui atteint de telles proportions qu’il finit par inquiéter les dirigeants politiques qui craignent, à juste titre, l’instauration de monopoles susceptibles de fausser le jeu de la concurrence et c’est ainsi que fut promulgué, le 2 juillet 1890, le Sherman Antitrust Act qui interdit, entre autres, les ententes illicites, les monopoles, et les abus de position dominante. Toutefois, cette loi ne s’appliquait qu’aux compagnies, pas aux sociétés et c’est pourquoi elle fut complétée en 1914 par le Clayton Antitrust Act. Mais auparavant, en 1911, la Standard Oil, compagnie pétrolière fondée par John D.Rockfeller, fit l’objet d’un procès à la suite duquel elle fut démantelée pour être fragmentée en une trentaine de firmes. Toujours est-il qu’à la fin de la période 1880-1914, les États-Unis étaient devenus la plus grande puissance économique mondiale et répandirent l’image d’un pays de la libre entreprise, de l’invention avec Bell, Edison, du dynamisme industriel, avec Ford, et General Motors qui permirent à des millions d’Américains d’accéder à l’automobile. Mais malgré leurs relations économiques croissantes avec l’Europe, notamment le Royaume-Uni, les Américains restèrent isolationnistes. La Première Guerre mondiale commença par ébranler cette attitude.

L’isolationnisme américain remis en question

La participation du contingent américain (qui atteignit 2 millions d’hommes) à la Première Guerre mondiale fut décisive pour l’emporter sur l’Allemagne et provoqua un premier choc culturel pour les troupes de l’Entente, subjuguées par l’équipement dont disposaient les soldats américains. Toutefois, cette participation ne fit pas pour autant disparaître l’isolationnisme des responsables politiques américains puisque le Sénat refusa d’entériner le Traité de Versailles signé par le président, Woodrow Wilson. La crise de 1929 et la Seconde Guerre mondiale acheva de propulser les États-Unis sur le devant de la scène internationale.

De l’isolationnisme à la domination mondiale

Dès 1926, il fut permis à Wall Street d’acheter des actions à crédit avec un taux de couverture de 10% seulement, de sorte que de nombreux ménages placèrent leurs économies à la bourse de New York. Ce système vint amplifier une bulle spéculative insensée : si, entre 1921 et 1929, la production industrielle avait augmenté de 50%, la bourse connaissait, à raison de 18% par an, une hausse de plus de 300% pour la même période. Cette distorsion entre l’économie et la finance ne pouvait que conduire à une catastrophe quand on assista à une baisse de la production industrielle de 7% entre mai et octobre 1929. Ce ralentissement était en partie dû à un phénomène d’asphyxie : les capitaux disponibles étaient allés à la bourse plutôt qu’à l’économie. Suite à la hausse des taux d’intérêt en avril 1929, lorsque survint la première stagnation des cours, le remboursement des intérêts devint supérieur aux gains boursiers et les investisseurs qui avaient acheté leurs titres à crédit furent alors contraints de les vendre pour couvrir leurs emprunts, déclenchant une réaction en chaîne, qui, par un effet de domino, fit s’effondrer le système bancaire qui entraîna à son tour la faillite de l’économie. Cette crise se propagea à l’Europe et c’est l’Allemagne qui fut la plus touchée car les Américains avaient développé avec ce pays des relations économiques dès l’instauration de la République de Weimar. Ce qui explique pourquoi les dirigeants politiques américains ne voulurent pas, dans un premier temps, intervenir militairement en Europe : ils pensaient pouvoir composer avec le régime nazi, malgré l’insistance forcenée de Winston Churchill auprès de Franklin Roosevelt pour s’engager dans le conflit. En attendant, la politique économique du président américain fut loin de faire l’unanimité auprès de ses concitoyens, ses opposants lui reprochant son interventionnisme : en réalité, ils n’admettaient pas la faillite du libéralisme économique qui ruinait les théories d’Adam Smith, comme notamment, l’autorégulation des échanges économiques par le marché. A contrario, Roosevelt utilisa l’arsenal législatif pour disposer des garde-fous et on peut citer, par exemple, une loi, promulguée en 1933, qui interdit à tout établissement bancaire de cumuler les fonctions de banque de dépôt et celles de placement. Il n’y eut donc pas de remise en cause aux États-Unis du libéralisme économique et ce, d’autant plus que ce fut la Seconde Guerre mondiale qui permit au pays de sortir de la Grande Dépression. L’énorme puissance industrielle américaine fut décisive dans la victoire des Alliés sur les forces de l’Axe et celle-ci permit aux États-Unis de mondialiser son économie, tout en ayant le prestige d’une nation qui incarne les valeurs de liberté. Les Américains, dès 1945, fondèrent alors un véritable empire économique, pouvant se contenter de laisser quelques bases militaires chez ses alliés, vu que leur suprématie repose sur de grandes entreprises, celles que l’on qualifiera, dès le milieu des années 1960, de multinationales. En outre, la formation du bloc soviétique et les menaces potentielles qu’il représentait pour l’Europe occidentale conférèrent aux Américains le rôle de bienveillants protecteurs après celui de libérateurs, ce qui leur donna les moyens d’exercer des pressions sur les gouvernements alliés pour leur vendre leurs produits. Enfin, la suprématie du dollar, consacrée par les accords de Bretton Woods paracheva la constitution de l’empire américain et le NYSE (New York Stock Exchange, la bourse de New York) devint la première bourse mondiale et supplanta définitivement celle de Londres, les États-Unis ayant ravi à la Grande-Bretagne le titre de plus grande puissance mondiale. Ce pays fut alors à la pointe de la technologie, de l’innovation et de la recherche scientifique, avec, suprême consécration, le programme spatial Apollo qui permit à l’Homme de faire ses premiers pas sur la Lune le 20 juillet 1969. On peut, du reste, considérer la période 1945-1973 comme l’âge d’or de l’empire américain, le choc pétrolier ayant mis un terme à cette époque de forte croissance qui marqua l’après-guerre. Déjà, un signe avant-coureur en annonça la fin : le 15 août 1971, le président américain Richard Nixon suspendit la convertibilité du dollar en or car la guerre du Vietnam et la course à l’espace avait occasionné de fortes dépenses et l’état américain avait dû faire fonctionner la planche à billets, de sorte que le montant total des dollars émis excédait largement les réserves en or de Fort Knox. Le système des taux de change fixes s’écroula définitivement en mars 1973 avec l’adoption du régime de change flottants, c’est-à-dire qu’ils s’établirent en fonction du marché. Le 8 janvier 1976, les accords de Kingston (Jamaïque) confirmèrent officiellement l’abandon du rôle légal international de l’or. Il n’y avait plus de système monétaire international organisé : ce fut la fin des accords de Bretton Woods et le début d’une grande instabilité monétaire au niveau mondial dont l’une des conséquences fut de conduire l’Europe à la monnaie unique. A titre indicatif, l’once d’or valait 35 dollars en 1971 contre 2000 en 2008. Cette disparition de toute référence à l’or fut à l’origine des mouvements spéculatifs sur les monnaies favorisant un développement des flux financiers sans rapport avec les flux de marchandises. Si, au début des années 1970, la suprématie monétaire des États-Unis fut battue en brèche, il en alla de même sur le plan de l’économie avec l’émergence des deux pays qui furent les vaincus de la Seconde Guerre mondiale : l’Allemagne et le Japon.

La revanche des vaincus



Après la Libération, les Américains avaient compris que non seulement, il fallait éviter de brimer l’Allemagne en limitant ses capacités de production et de lui demander des réparations comme on l’avait fait après le Traité de Versailles, mais bien au contraire, redonner à ce pays toute sa capacité industrielle. Il fallait également aider l’Europe à se relever des ruines de la guerre par un plan de reconstruction : la donne politique internationale avait été bouleversée suite à l’annexion de pays d’Europe de l’Est (Tchécoslovaquie, Pologne, Allemagne de l’Est et Hongrie) par Staline. Les États-Unis avaient tout intérêt à constituer un bloc occidental fort pour faire pièce au menaçant bloc soviétique mais surtout à créer sur le Vieux Continent un espace économique qui leur permettrait de vendre leurs produits. Et c’est dans cette perspective que le président américain Harry Truman signa, le 3 avril 1948, le Programme de Rétablissement européen (European Recovery Program ou ERP) plus connu sous le nom de plan Marshall dont le principe était le suivant : les États-Unis accordaient un crédit à un état européen pour payer des importations de produits américains. L’état européen bénéficiaire encaissait, par le biais des taxes et en monnaie locale, le produit des ventes de ces importations et devait octroyer à des acteurs économiques nationaux des prêts destinés à des investissements d’un montant deux fois supérieur au crédit qu’il avait lui-même reçu. L’état bénéficiaire devait en outre faire la preuve qu’il équilibrait ainsi son budget sans recourir à la création monétaire. Le plan Marshall conduisit les Européens à s’accorder entre eux pour établir un plan de reconstruction dans le cadre de l’OECE devenu plus tard l’OCDE. Parallèlement, en Asie, les Américains avaient mis le Japon sous tutelle jusqu’au Traité de San Francisco signé en 1951, qui imposa à ce pays une constitution démocratique et lui permit aussi de bénéficier d’une aide financière des États-Unis. Cette aide massive prodiguée par l’Oncle Sam fut d’une grande efficacité : Entre 1948 et 1951, le PNB de l’Europe de l’Ouest fit un bond de 32% (passant de 120 à 159 milliards de dollars) ; et la production industrielle augmenta d’environ 40%. Quant au Japon, l’économie se rétablit rapidement et permit le retour de la prospérité dont les Jeux olympiques de Tokyo et le lancement du Shinkansen (premier train à grande vitesse roulant à 210 km/h) en 1964, en furent les manifestations emblématiques. Le Japon, tout comme l’Allemagne, a une culture industrielle acquise dès la fin du XIXe siècle. Ce sont donc ces deux pays qui furent à même de profiter au maximum de cette période de forte croissance économique qui caractérisa l’après-guerre et qualifiée par Jean Fourastié de "Trente Glorieuses". Leur savoir-faire technologique en ont fait des concurrents redoutables pour l’industrie américaine et on peut citer ceci comme exemple : au début des années 1970, les Américains limitèrent l’importation de produits sidérurgiques en instaurant des quotas à la tonne pour se protéger des Japonais, pensant sans doute que ceux-ci n’étaient pas capables de produire autre chose que des clous ou des ronds à béton. Quelle ne fut pas leur déconvenue quand ils virent arriver sur leur marché des aciers spéciaux destinés à des applications de haute technologie, frappant brutalement l’industrie sidérurgique américaine d’obsolescence. Toujours dans le domaine de la métallurgie, l’Allemagne et le Japon ont supplanté les États-Unis sur le marché de la machine-outil, produit stratégique s’il en est. A partir de 1971, le solde de la balance commerciale des États-Unis s’inversa : de positif, il devint définitivement négatif, situation qui perdure de nos jours. Les Américains compensèrent le déficit de la balance commerciale par la balance des paiements en encourageant l’afflux de capitaux, Wall Street restant la première bourse mondiale. Après avoir connu la "stagflation", (stagnation économique + inflation) sous les présidences de Gerald Ford et Jimmy Carter, les États-Unis, avec Ronald Reagan, appliquèrent une politique économique qui apparut à l’opposé du New Deal : le président américain adhéra à l’économie de l’offre qui est une école de pensée macroéconomique ; selon elle, il faut aider les entreprises à produire davantage de biens et de services, en réduisant le plus possible les contraintes fiscales et règlementaires qui freinent leur développement. Reagan, reprenant en grande partie cette doctrine, procéda à des réductions massives d’impôts pour stimuler l’économie, et cette politique porta ses fruits au début de son second mandat.

L’ère de l’ultra libéralisme

Plus encore, la dérèglementation toucha également le secteur financier et les limites imposées par Roosevelt comme notamment cette loi de 1933 qui interdisait à tout établissement bancaire de cumuler les fonctions de banque de dépôt et celles de placement fut abrogée. La porte était ouverte à toutes les dérives : ce fut sous la présidence de Bill Clinton que l’on créa les "subprimes" désignant plus particulièrement une forme de crédit hypothécaire (mortgage) qui s’adressait à des ménages dont les faibles revenus ne permettaient pas d’obtenir un crédit classique, faute de garanties financières suffisantes. Pour les appâter, on eut recours à des montages financiers alambiqués pour qu’ils aient à rembourser des taux d’intérêts peu élevés en début de prêt mais ceux-ci étaient variables, parce qu’indexés sur celui de la banque centrale américaine. En fait, ces prêts étaient des véritables pièges pour les souscripteurs : d’abord, on leur soumettait un contrat d’une douzaine de pages imprimé en petits caractères pour en décourager une lecture approfondie, ensuite on omettait de les informer sur le risque de saisie de leur logement. A priori, c’est tout bénéfice pour le créancier : le rendement du prêt est élevé, et si le débiteur ne peut plus payer, on peut saisir son logement. La cupidité ne connaissant point de bornes, les organismes spécialisés dans ce type de prêt les firent transformer en titres négociables sur le marché financier, opération connue sous le nom de "titrisation" : elle consistait à regrouper les créances par paquet de 1500, en une obligation appelée ABS revendue à un réhausseur de crédit. Celui-ci mélangeait ensuite l’ABS avec des obligations moins risquées comme celles émise par l’État fédéral ou les collectivités locales pour émettre des CDO, des obligations servant aux banques à proposer aux épargnants des placements à rendements garantis. On avait donc un processus financier qui s’autoalimentait de façon artificielle et était par conséquent voué à l’effondrement dès lors que les créances ne pouvaient plus être recouvrées dans leur intégrité, ce qui se produisit lors de l’été 2007.

Plus dure sera la chute

Entre 2004 et 2007, la Réserve fédérale (banque centrale américaine) releva son taux d’intérêt directeur de 1 % à 5 %, si bien que bon nombre de ménages ne purent faire face à leurs échéances et se virent saisir leur logement pour se retrouver à la rue. En outre, le marché immobilier avait cessé d’être florissant, l’offre de logement devenant supérieure à la demande. La mise en vente massive de logements saisis dans le cadre des subprimes provoqua un effondrement des prix sur le marché immobilier américain et ipso facto, l’insolvabilité des créances. A la faillite des familles emprunteuses, succéda celles de certains établissements financiers ou bancaires comme Lehman Brothers tout récemment car si la crise financière internationale a commencé en 2007, elle continue actuellement et elle est loin d’être finie : la "titrisation " a répandu les créances pourries dans tout le système financier mondial à la manière d’un virus, de sorte qu’on ne connaît pas encore toute l’ampleur du désastre. Elle alimente la crise de confiance : on craint tous les jours de trouver des cadavres dans les placards des banques et autres établissements financiers. Il y a un élément qu’on n’a pas cité à l’occasion de cette crise des subprimes : Certaines sociétés de prêts hypothécaires ont sciemment organisé la faillite de leurs modestes débiteurs par des méthodes d’aigrefin pour s’approprier leurs biens immobiliers à vil prix ; c’est le cas d’Ameriquest Mortgage qui a été accusée par les autorités ou lors de procès d’avoir poussé des centaines de gens à vendre leur maison. Mais cette fois, ces margoulins ont été pris à leur propre piège, les maisons saisies ne valaient plus grand chose tout en ne trouvant plus preneur : les banques, crise oblige, ne pouvaient plus octroyer des crédits aux éventuels acheteurs. Pourtant, cette crise financière ne saurait cacher l’affaiblissement structurel de l’économie américaine due à la désagrégation de son industrie, qui s’est accéléré à partir du premier mandat de George W. Bush.

La désagrégation de l’industrie américaine

Les Américains, forts de leur position dominante qu’ils occupaient depuis 1945 jusqu’au début des années 1970, s’étaient endormis sur leurs lauriers : par exemple, la firme Kodak, rendue célèbre dans le monde entier pour ses fameuses pellicules Kodachrome et Ektachrome, d’abord fortement concurrencée par le Japonais Fuji, au point de lui avoir fait perdre son quasi-monopole, a vu arriver trop tard la révolution de la photographie numérique qui sonne le glas de la classique pellicule dont les jours sont désormais comptés. Comme on l’a vu, l’Allemagne et le Japon étaient devenus de sérieux concurrents mais il ne faut pas oublier les autres pays d’Europe et en Asie, les "petits dragons" comme la Corée du Sud, Taïwan et l’Indonésie. Les grandes entreprises américaines, tout en gardant la main sur la haute technologie et pour réduire les coûts de fabrication, commencèrent alors à délocaliser leur production en Asie, notamment dans le domaine des semi-conducteurs, c’est-à-dire tout ce qui concerne les composants électroniques de pointe (à l’exception des microprocesseurs), puis ce fut au tour des ordinateurs eux-mêmes (sauf les grosses unités, les mainframes destinées aux applications scientifiques et militaires) de faire l’objet de ces délocalisations, les Américains gardant la mainmise sur les logiciels. Mais pire encore, entre 2000 et 2007, ils délaissèrent leur industrie pour se concentrer sur les services et la haute technologie. L’ennui, c’est que pour compenser le manque à gagner, il aurait fallu un volume d’activité quinze fois supérieur à celui offert par ces deux secteurs de l’économie. Pourtant, un des fleurons de l’industrie américaine avait échappé à ce phénomène de désagrégation : il s’agit du secteur automobile. Au début des années 1980, la concurrence japonaise avait fait perdre aux constructeurs américains des parts de marché sur leur propre terrain ; les automobiles américaines accusaient un énorme retard technologique par rapport à leurs concurrentes japonaises et européennes et Chrysler avait failli disparaître. Les constructeurs firent donc appel aux bureaux d’étude de leurs filiales européennes implantées depuis longtemps sur le Vieux Continent pour concevoir des véhicules modernes et ce, avec succès. Cependant, ils ne comblèrent jamais leur retard en matière de finition et de fiabilité, et ils suivirent une stratégie commerciale qui risque aujourd’hui de leur être fatale : ils mirent l’accent sur les ventes de gros 4X4 et de pick-up (camionnettes à plateau) voraces en carburant. Sur ce dernier point, ils ne firent aucun effort pour réduire, d’une façon générale, la consommation de tous leurs modèles (on a estimé que la consommation moyenne d’une voiture américaine est de 11 litres aux 100 kms). Là encore, de plus en plus d’Américains ont préféré les voitures japonaises beaucoup plus économes, atout déterminant en ces périodes de crises pétrolières successives ; et pour les modèles haut de gamme, les conducteurs les plus aisés se sont mis à préférer les voitures allemandes aux productions nationales. Cet aveuglement des constructeurs américains est d’autant plus étonnant qu’il leur suffisait, à quelques modifications près, de construire à Detroit les modèles déjà fabriqués en Europe, les seuls capables de faire face à la concurrence japonaise. On comprend alors la réticence, pour ne pas dire plus, du Congrès pour sauver l’industrie automobile américaine du désastre, malgré le risque de faillite du constructeur le plus important, la General Motors. Entre une industrie devenue incapable de s’adapter à l’évolution du marché et les délocalisations massives, les États-Unis ont perdu le statut de la plus grande puissance industrielle du monde au profit du Japon. Pourtant, ce déclin économique ne s’arrête pas là : les multinationales, toujours plus avides de profit, délocalisent en Inde l’activité jusque là préservée de la mondialisation : les services à haute valeur ajoutée, c’est-à-dire la matière grise.

La "bangalorisation" de la matière grise américaine

Bangalore est une ville située au sud de l’Inde et considérée comme la nouvelle Silicon Valley, elle a donné une expression aux États-Unis employée par des cadres dont le poste a été supprimé en raison d’une délocalisation en Inde : "I’ve been bangalored" (J’ai été "bangaloré"). On peut s’étonner qu’un pays comme l’Inde, pays faiblement industrialisé et dépourvu d’infrastructures puisse peser ainsi sur l’économie mondiale. "Mais justement : à cause des handicaps monumentaux qui pèsent sur sa compétitivité industrielle, l’Inde a choisi une autre façon de s’insérer dans le commerce mondial. Une voie étroite, mais efficace et pour nous autrement redoutable : par le haut. C’est-à-dire, par les services à haute valeur ajoutée, par la matière grise. Parce que l’Inde est une véritable machine à élites : les établissements d’enseignement supérieur indiens produisent chaque année près de 300 000 jeunes ingénieurs fraîchement diplômés. Le secteur de l’informatique et des autres services délocalisés devrait employer deux millions de personnes dans le sous-continent en 2009 ".(1) Et il faut voir avec quelle inconscience les géants de l’informatique que sont Microsoft, IBM ou Accenture, pratiquent l’ "outsourcing ", mot utilisé par les Américains pour désigner cette forme particulière de délocalisation rendue possible par les moyens de communication instantanée comme l’internet à haut débit. "Microsoft, qui emploie déjà 4000 ingénieurs dans ses centres de recherche de Bangalore et d’Hyderabad, compte investir 1,7 milliards de dollars supplémentaires et embaucher 3000 personnes de plus, parce que « l’Inde dispose d’une fantastique réserve d’informaticiens ». C’est ce qu’a annoncé Bill Gates, alors en tête de la compagnie, au cours d’une visite à New Dehli en décembre 2005 ".(2) En la matière, la main d’œuvre indienne est à la fois bon marché et hautement qualifiée, donc pourquoi s’en priver ? Ce que toutes ces entreprises ne voient pas, c’est qu’en sacrifiant à des objectifs à court terme de profit maximum, elles sont en train de procéder à des transferts de technologie à leurs futurs concurrents. Comme dans la finance, c’est la cupidité qui l’emporte : on ne nous fera pas croire qu’une firme comme Microsoft, qui réalise, bon an, mal an, quelques huit milliards de dollars de bénéfice, se trouve handicapée par des problèmes de coûts, la nature même de son activité rendant cette entreprise particulièrement rentable. Le secteur de l’informatique est hautement stratégique et les Américains sont en train de scier la branche sur laquelle ils sont assis.

Un déclin inexorable

On peut objecter que les États-Unis gardent leur supériorité dans le domaine de la recherche fondamentale, dans celui de l’informatique haut de gamme et des microprocesseurs : les deux leaders du marché qui fournissent tous les micro-ordinateurs, AMD et Intel se sont bien gardés de délocaliser leur production en continuant à fabriquer leurs microprocesseurs sur le sol national. Oui mais cette précaution sera-t-elle suffisante à l’avenir quand on sait qu’Intel succombe à son tour aux chants des sirènes indiennes ? "Intel, qui comptait moins de 2000 cols blancs en Inde en 2004, a allongé à son tour un milliard de dollars pour se doter d’une structure plus étoffée".(3) Il n’est pas invraisemblable de penser que les Indiens puissent un jour concevoir un microprocesseur qu’ils feraient fabriquer dans un des pays du sud-est asiatique. Quant à la recherche fondamentale, elle ne suffit pas à assurer une suprématie quand la recherche appliquée ne trouve plus une infrastructure industrielle suffisamment efficace pour passer rapidement du prototype à la production en série et à la commercialisation. C’est précisément ce qui fait la force des Japonais et de leur industrie et c’est là que se situe désormais la carence des Américains. Et on ne voit pas comment ils pourraient redresser cette situation : ce qui forme le tissu industriel, ce sont les PME et parmi elles il y en a qui sous-traitaient pour les grandes entreprises, ces dernières les ayant tuées par leurs délocalisations massives et le plus grave dans cette situation, c’est la disparition d’un savoir-faire qui explique qu’on ne puisse plus revenir en arrière. Depuis les années Reagan, les Américains ont cédé à la frénésie du consumérisme en usant et abusant du crédit ; en d’autres termes, ils ont vécu au-dessus de leurs moyens. Ils se sont enrichis de façon artificielle par la spéculation boursière, laquelle a surtout bénéficié aux actionnaires au détriment de l’investissement industriel. Les États-Unis ont beau posséder la plus puissante armée du monde, à quoi cela leur sert-il s’ils ne sont plus capables de financer le stationnement de leurs troupes en Irak autrement que par un endettement qui prend une dimension abyssale ? On est loin de cette Amérique toute-puissante des années 1940, capable de mener deux guerres en même temps et de lancer par surcroît le plan Marshall. Jusqu’aux années 1960, ce pays n’importait du pétrole que pour préserver ses propres réserves alors que depuis, il est devenu totalement dépendant des importations en raison du boom de la consommation.

Assurément, les États-Unis n’ont plus les moyens économiques de leur domination, ils sont largement dépendants de l’extérieur et devront apprendre à composer, face à un monde de plus en plus complexe qui bouleverse leur mode de pensée manichéen. Le pourront-ils ? Il est permis d’en douter, tant la crise financière mondiale est révélatrice d’un mal profondément ancré en eux.

1. Ève Charrin, l’Inde à l’assaut du monde, Introduction : Pourquoi nos rivaux sont indiens, p.10-11, Grasset 2007
2. Ibid. Chap. 1 : Eldorado pour délocalisations high tech, p.21
3. Ibid., Introduction : Pourquoi nos rivaux sont indiens, p.21

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