Le dilemme non posé par l’OCDE et l’UE

par olivier derruine
mercredi 19 septembre 2007

Selon une étude récente de l’OCDE [i], une ouverture de 10 % des économies nationales aux échanges commerciaux internationaux conduirait à terme à une croissance des revenus de 4 % [ii]. Comme « la libéralisation progressive des échanges s’est traduite par un doublement de la part des importations et des exportations dans le PIB mondial, qui est passée de 24 % en 1960 à 48 % en 2002) », cela implique une croissance des revenus de 8 %.

Cependant, dans le même temps, l’organisation internationale reconnaît que la mondialisation se marque par une inégalité croissante entre les plus riches et les plus pauvres. Ce constat vaut pour presque tous les pays de l’OCDE, mais l’écart entre ces deux extrémités varie (cf. tableau).

L’Union européenne a commencé à prendre la mesure du problème et veut aujourd’hui assumer en interne ses exigences en matière de politique commerciale : consciente que celles-ci peuvent accélérer les restructurations et les licenciements en Europe, elle entend apporter une aide financière temporaire aux travailleurs victimes de la mondialisation pour les aider à se former, leur apporter un complément de revenus, etc. Le nouveau Fonds d’ajustement à la mondialisation n’est certes pas richement doté (500 millions d’euros), mais c’est un premier pas qu’il ne faut pas sous-estimer. Après tout, lorsqu’il voit le jour en 1974, le Fonds européen de développement régional apportant des aides européennes aux régions en mutations industrielles et en reconversion représentait 2 250 millions d’écu pour une période de trois années. Aujourd’hui, il est l’un des principaux instruments de la politique régionale qui mobilisent un peu plus de 300 milliards d’euros pour la période 2007-2013.

Bien entendu, les disparités croissantes ne sont pas intégralement imputables à la mondialisation. Les Etats mènent des politiques de redistribution et des politiques fiscales qui affectent le revenu disponible des individus.

Ainsi, en République tchèque, l’entrée en vigueur d’un impôt à taux unique (flat tax) à des fins de compétitivité sera financé par une hausse de la TVA et une forte restriction budgétaire frappant les dépenses sociales.

Des facteurs « exogènes » peuvent avoir joué comme en Hongrie et en Pologne, les deux pays où les écarts ont été les plus prononcés et qui font figure avec les Etats-Unis de pays les plus inégalitaires. Comme la République tchèque où les inégalités sont pourtant, à ce jour, moins criantes, ces pays ont enduré quinze années de profondes réformes socio-économiques pour s’adapter à la chute du bloc soviétique et se préparer à l’adhésion à l’UE dont un des critères d’adhésion (Copenhague) est une économie de marché compétitive, ce qui a impliqué des restructurations douloureuses et des vagues de licenciements collectifs qui ont laissé une partie de la population sur le carreau.

En dépit de ce sombre tableau, l’intégration internationale peut mener à un raffermissement de la cohésion sociale. Cela a été particulièrement notable en Irlande et en Espagne, deux pays qui ont su habilement utilisé les subventions européennes. On pense également à la Chine où, même si elle est loin de préfigurer un paradis social, le revenu par habitant a été multiplié par 5 et 400 millions de personnes sont sorties de la pauvreté depuis l’ouverture manœuvrée par Deng Xiao Ping (1979). Ceci dit, l’expérience du pays-continent n’est pas généralisable car « l’augmentation des salaires réels moyens dans plusieurs pays en développement [qui ne rentrent pas dans l’étude de l’OCDE] est toutefois allée de pair avec un accroissement de l’inégalité des revenus. Ceux qui se situent en haut de la fourchette des salaires ont fait mieux que ceux qui se situent en bas, ce qui a relevé la moyenne. L’inégalité a augmenté d’une manière spectaculaire dans la plupart des économies en transition, et a aussi augmenté sensiblement dans certains pays d’Amérique latine. La situation est nuancée en Asie, où certains pays ont réussi à réduire l’inégalité des revenus, mais d’autres, comme la Chine et le Sri Lanka ont connu de fortes augmentations dans ce domaine »[iii].

Outre l’accroissement des disparités au sein même des pays, la mondialisation ne semble pas avoir respecté la promesse que ses thuriféraires veulent lui faire tenir : la résorption du gouffre séparant les pays « riches » et les pays « pauvres. La Banque mondiale elle-même reconnaît qu’en quarante ans, les choses n’ont pas changé pour les pays les plus pauvres de la planète au contraire des plus riches (cf. l’histogramme) où le revenu réel par habitant a triplé. La réalité va à l’encontre des prédictions de la théorie économique de la convergence.

Le double constat de croissance des revenus combinée à une inégalité croissante donne l’impression que la mondialisation donne lieu à un arbitrage entre croissance des revenus et cohésion sociale. C’est soit l’une, soit l’autre. En effet, les 4 % de croissance des revenus cités correspondent à une moyenne, mais à vrai dire la classe des salariés est loin d’être homogène : entre les dirigeants d’entreprise et les cadres, d’une part, et les ouvriers non qualifiés, c’est le grand écart tant en termes de niveau de salaire que de leur évolution d’année en année. A cela s’ajoutent les richesses générées par les actifs qu’ils détiennent comme des actions ou des stock options ou encore l’immobilier.

Les rapports annuels sur la richesse mondiale réalisés par Capgemini et Merrill Lynch révèlent qu’en 2005, 9,5 millions de personnes détenaient pour plus d’1 millions $ d’actifs financiers (en 1997, ils étaient 5,24 millions). Ils cumulaient une richesse équivalente à 37,2 milliers de milliards $ ; 51,6 milliers de milliards pour 2011. La crème de la crème (portefeuille d’au moins 30 millions $) est un club très strict de 95 000 personnes mais pas si fermé que ça puisqu’ils étaient moitié moins en 1997 (41 600). A eux seuls, ils possédaient 13 trillions. Leur revenu a augmenté de l’ordre de 16 % en 2005, soit plus que celui des 9,5 millions de riches (+ 11 %).

En 2005, cette population a investi pour 3,72 trillions dans des fonds spéculatifs actifs sur le marché le plus mondialisé, celui des capitaux et, plus classiquement, pour 11 trillions en actions [iv]. Sans comparaison avec l’individu lambda. Bien que peu nombreux, ils sont à ce point riches qu’ils tirent à eux seuls la moyenne vers le haut. Il y a donc lieu de relativiser ces fameux 4 %.

L’OCDE conclut que l’instauration de mesures protectionnistes ne conduirait pas à une croissance économique accrue. Certes, mais qu’entend-on par « croissance économique » ? Fait-on référence au PIB qui est un indicateur défini à la sortie de la Seconde Guerre mondiale pour évaluer le rythme de croissance des industries de nos pays et, donc, la vitesse à laquelle nos pays se sont reconstruits après le carnage de la guerre et qui, dans une économie tertiarisée, a perdu de sa signification ?

La « croissance économique » ne peut plus suffire quand les conditions de vie des individus deviennent de plus en plus hétérogènes et qu’ils ne ressentent pas de la même manière les effets de la mondialisation.

L’OCDE réfute aussi le protectionnisme car une imbrication plus grande des économies et le développement des flux commerciaux conduit à moins d’inefficacité en matière d’exportation. Bien, mais l’argument se voit atténué en Europe par le fait que la création du marché unique entre les Etats membres a donné lieu à un vaste marché de 470 millions de consommateurs d’un pouvoir d’achat appréciable ce qui en fait un atout par rapport aux Etats-Unis - plus riches - ou à la Chine et à l’Inde - plus peuplées. Près de 90 % de la richesse produite en Europe résulte du marché intérieur, donc des dépenses de consommation des Européens et des investissements des entreprises et des ménages. Seulement 10 % émanent des échanges commerciaux avec les Etats-Unis (2,5 % ; 268 milliards), l’Inde et la Chine (au total, moins de 15 %). De quoi relativiser la priorité donnée à la compétitivité internationale et apprécier à sa juste valeur la contribution que peut apporter le marché unique et, donc, celle de la politique salariale qui, si elle est trop modérée, est un frein à la demande intérieure qui s’adresse aux entreprises européennes. L’Europe doit oser débattre sérieusement, sans a priori, des effets de la mondialisation et définir sa propre politique de relance pour redonner confiance aux entreprises et aux ménages.



[i] OCDE, “Staying competitive in the global economy : moving up the value chain”, 2007

[ii] BIT, « Changements dans le monde du travail », 2006

[iii] BIT, op. cit.

[iv] A titre d’information, la capitalisation boursière mondiale (= valeur de toutes les entreprises cotées en Bourse) équivaut à près de 44 trillions !

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