Le libre échange, principal vecteur de décroissance des pays développés.

par Luigi Chiavarini
lundi 30 janvier 2006

L’accélération de la mondialisation, les vastes mouvements de capitaux à travers la planète, l’augmentation très forte des besoins en énergie, la menace environnementale qui se précise, le déséquilibre croissant de la répartition des richesses, ont fait naître un courant de pensée qui défend l’urgence d’un ralentissement nécessaire de tous les moteurs de la croissance. Le terme même de croissance est contesté, en tant que producteur de richesses et de bien-être, puisqu’on lui oppose une « décroissance », respectueuse de l’environnement et tournant le dos à l’urbanisation, à la multiplication des réseaux de communication, au commerce illimité. Utopie, ou lucidité ?

Le libre échange précarise, il semble être le principal vecteur de décroissance des pays développés.

Par Luigi Chiavarini [1]

Paradoxalement le modèle libéral, tel qu’il est appliqué en Europe, offre les mécanismes de mise en œuvre de cette tendance. En effet, tout semble confirmer que le libre-échange, jusqu’à présent vecteur essentiel de croissance pour l’économie de marché mondialisée, s’avère un mécanisme économique redoutable qui entretient le cycle de décroissance en Europe. En effet, en tentant avec succès d’abolir les frontières et d’unifier le marché du travail, il contribue inexorablement à diminuer le pouvoir d’achat et d’investissement des acteurs économiques. Alors qu’au sein d’une économie protégée dans un espace donné (pays, groupe de pays/Etats, continent) les entreprises postulaient raisonnablement que la rémunération du facteur travail était en partie la demande à laquelle elles devaient répondre et qui leur permettait d’assurer leurs profits et leurs investissements futurs, aujourd’hui, dans l’optique du libre-échange inconditionnel, la rémunération du travail est perçue, par l’entreprise, comme un coût qu’il faut ajuster, voire minimiser. Ce faisant, les intervenants économiques locaux disposant de moins de ressources, la demande diminue, et par voie de conséquence, la croissance.

D’autres facteurs de décroissance sont également à l’œuvre :

· Au vu de l’efficacité de la politique monétaire proactive de la FED, de la Bank of England et de la Bank of China, la dévaluation monétaire compétitive et le protectionnisme sectoriel sont redoutables. Hors l’orthodoxie économique (critères de Maastricht) de la commission européenne et l’atonie avec laquelle la BCE ajuste sa politique monétaire interdisent de mettre en œuvre ces mécanismes de rééquilibrage, que sont le protectionnisme sectoriel, la subsidiarisation par les Etats des activités d’utilité publique à haute consommation de main d’œuvre et l’ajustement du taux directeur, à l’avantage des pays Européens. Le principal grief que les Européens pourraient légitimement adresser à leur banque centrale est l’obstination avec laquelle les dirigeants de la BCE focalisent et justifient leur « sadomonétarisme » sur la minimisation de l’inflation, alors qu’elle est historiquement et durablement très basse. Cela est révélateur d’un malaise, celui qui consiste à comprendre que la protection de la valorisation des capitaux, en Europe continentale, ne peut plus être assurée par la croissance économique traditionnelle, mais uniquement par la non dévaluation des avoirs financiers. En d’autres termes, le capitalisme de développement, d’investissement productif a fait place au capitalisme de la rente. Ceci est accentué par le fait que les baby-boomers vieillissants préfèreront probablement une plus grande proportion d’obligations que d’actions, du fait qu’ils recherchent plutôt le revenu que la croissance. Dans ces conditions, comment relancer la machinerie de la croissance sans utiliser adéquatement les trois mécanismes sus-cités ?

· Toutes les sociétés européennes vont devoir affronter des problèmes de rétrécissement des populations actives, d’augmentation du nombre de personnes âgées et de compression de la demande globale par le mouvement démographique. Paradoxalement, alors qu’ils sont de moins en moins nombreux et de plus en plus éduqués, les jeunes Européens disposent d’un potentiel financier moins important que leurs géniteurs. Ils se sont retrouvés coincés aux échelons inférieurs de l’emploi, avec des salaires plus faibles, et ceci, en plus de devoir négocier avec des prix immobiliers gonflés par le passage des boomers qui précédaient. Il est en effet remarquable de constater que, alors que la génération « baby boomers » a grandi dans la promesse d’un avenir meilleur, la génération des « écho boomers »[2] envisage l’inverse. Les conséquences n’en seront pas seulement financières (la propension à consommer et à s’endetter productivement des jeunes ménages qui s’installent étant la plus forte qui soit dans la société), mais également sociales (la solidarité intergénérationnelle pourrait être mise à mal).

· La croissance des investissements en recherche et développement est désormais proche de la « stagnation » dans l’U.E. Et dans un monde en perpétuel mouvement, « qui n’avance pas recule ».

· De plus en plus de nos contemporains prennent conscience que l’équation capitaliste (système économique fondé sur la propriété privée des moyens de production) a un seul objectif : il s’agit de maximiser la rémunération des détenteurs de capital sous contrainte de minimisation des facteurs coûts (facteur travail, outil de production) ; dans ces conditions, comment s’étonner de la remise en cause de la croissance, qui a été identifiée comme principal vecteur du maintien des inégalités sociales, puisque la plus-value qu’elle génère est redistribuée vers le facteur capital, et de moins en moins vers le facteur travail ?

· Dans une économie de marché, où le paraître est plus important que l’être, il est également remarquable de constater, à la lecture du classement par notoriété de la marque[3], que parmi les 10 premières sociétés, 8 sont américaines, 1 est européenne et 1 est japonaise. Gageons que, si toute choses restent égales, dans le prochain classement, les entreprises chinoises seront également dans le peloton de tête.

· Les Américains, par leur folie consumériste, mais aussi les Européens, par leur manque de nouveaux projets à valeur ajoutée, sont de plus en plus endettés. Or, épargner, investir, c’est se projeter en confiance dans le futur. Inversement, l’absorption des revenus par la consommation immédiate, la fuite dans l’endettement aride renvoient à une vision "très court terme" de l’avenir, et surtout à l’asservissement à son créancier. Tout se passe comme si le présent était notre seul avenir.

· Dans un autre registre, plus philosophique, nous vivons aujourd’hui l’aboutissement logique de l’excès d’ultralibéralisme, qui, voulant « libérer l’individu » de tout carcan collectif, n’a réussi qu’à fabriquer un nain isolé, apeuré et transi, issu de la civilisation « ego.com » cherchant la sécurité dans la déification de l’argent au détriment des valeurs solidaires. Le déclin des croyances collectives, qu’elles soient ouvrières, religieuses, nationales, culturelles, parce qu’il isole l’individu, révèle sa précarisation, subie à défaut de pouvoir se rattacher aux valeurs fondatrices d’une organisation sociale forte, voire patriotique (sa famille, sa nation, son travail, sa foi, sa culture). C’est bien parce qu’il est seul, isolé, dans sa parcelle de rationalité, que l’individu se sent écrasé par l’histoire économique . L’occidental se veut plus spectateur qu’acteur, plus débiteur que créditeur, il se réclame plus de droits que d’obligations, il est plus egocitoyen qu’ecocitoyen[4]. C’est en adoptant des attitudes diamétralement opposées, et grâce au pouvoir que la loi des grands nombres leur confère, que nos contemporains asiatiques deviennent et resteront plus compétitifs que nous.

Pouvons-nous conclure, de ce qui précède, que le néolibéralisme n’est plus, pour la plupart des Européens, un modèle de développement, ni de croissance ?

Enfin, il apparaît aujourd’hui évident que la crise de civilisation que nous vivons est la résultante de quatre tendances, qui sont :

· l’intégration dans l’OMC du pays/continent dont le maître à penser stratégique reste Sun Tzu[5]

· l’augmentation exponentielle, en Asie, de professionnels éduqués et très bon marché

· la mondialisation soutenue par l’économie de marché, le libre-échange et le développement des transports physiques (routier, aérien, maritime) et virtuel (télécommunication)

· l’exclusion du partage des richesses d’un pan entier de l’humanité qui, parce qu’il s’interdit d’adhérer aux principes du marché ou parce qu’il n’y est pas invité, s’enfonce dans l’obscurantisme suicidaire, génocidaire et terroriste.

Cette dynamique a mis en œuvre un gigantesque phénomène de redistribution des fluides financiers, énergétiques et démographiques, planétaire, dans un circuit de vases communicants qui en contient quatre (l’Europe et l’euro, les Amériques et le dollar, le Japon et le yen et l’Asie et le yuan). Tout l’art de nos élites européennes sera de trouver la bonne ouverture par laquelle le débit pourra ajuster le transfert des flux de la façon la moins pénalisante possible pour les Européens. Encore faut-il avoir pensé mettre des robinets sur les circuits de transfert. Si ce n’est pas le cas, l’Europe peut encore le faire, en définissant ses règles de fonctionnement interne à 25, et externe vis-à-vis du reste du monde. Dans cette perspective, il apparaît évident que la constitution est un élan de solidarité qu’il faut entretenir et, une fois ajusté, faire aboutir pour agir. A moins que la solution à ce problème de distribution des ressources de l’économie mondialisée ne soit la mise en place d’une organisation politique de nature fédérale, dont les Etats fédérés seraient ceux qui adhérent aux principes de l’OMC et d’une doctrine politique inspirée du despotisme éclairé par l’ultralibéralisme, dont le G8 et les réunions de Davos seraient les embryons ?



[1] M. Thien LE est président des amitiés Belgique-Vietnam , M. Chiavarini Luigi est professeur d’économie auprès d’INVESTA (www.investa-bourse.be) et International Account Director GETRONICS , luigi.chiavarini@gmail.com

[2] la génération des écho boomers est constituée des enfants nés entre 1980 et 1995.

[3] Classement établi par Interbrand (www.interbrand.com)

[4] Par référence à l’égocentrisme et l’écologie

[5] Sun Tzu (VIe siècle av. JC) fut le général chinois qui fut à l’origine du célèbre ouvrage l’art de la guerre.


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