Le plan de relance européen comme symptôme majeur d’une crise systémique

par xavier dupret
vendredi 9 avril 2021

En soi, la mise en œuvre d’un plan de relance par les autorités européennes constitue déjà un évènement. En effet, lors de la précédente crise systémique d’ampleur qui avait frappé les économies du Vieux Continent, à savoir la Grande Récession de 2007-2009, la Commission n’avait pas mis en œuvre de plan de ce type. Au contraire, l’adoption du pacte budgétaire européen de 2012 avait mis sur la touche la perspective de politiques budgétaires expansionnistes.

Ce changement, majeur, d’orientation donne une idée de la gravité de la crise socioéconomique qui nous attend. Cet article se propose, par delà ce qui peut déjà se lire dans les journaux, de prendre quelque peu de hauteur par rapport à la seule description du cours des évènements afin de produire un cadrage théorique plus ambitieux. Au terme de ce parcours, nous établirons que la crise en cours pose logiquement les bases d’un réaménagement majeur du cadre de gestion de nos économies envisagé conceptuellement comme régime d’accumulation.

 

Masse monétaire

Alors que l’Europe subissait, au printemps 2020, les premiers contrecoups de la pandémie, le coronavirus venait gripper les rouages des économies des Etats membres. L’heure était à la gestion de crise. Les traités austéritaires furent, à l’occasion, vaillamment mis entre parenthèses.

Les déficits publics se sont, depuis, creusés aux quatre coins de l’Europe. Les mesures de confinement adoptées permettent d’expliquer pour une bonne part cet état de choses.

L’arrêt des activités économiques jugées non-essentielles a entraîné, dans un premier temps, une diminution des rentrées fiscales. Par la suite, ce choc situé du côté des recettes s’est doublé d’une politique expansive du côté des dépenses. L’idée était de mettre à la disposition des entreprises un ensemble de mesures de soutien permettant à un maximum de structures de passer le cap de la crise sanitaire afin qu’elles puissent redémarrer leur activité, une fois le déconfinement mis en œuvre. Pour le coup, on évitera d’identifier trop vite ces mesures à un vague choix sociétal formulé arbitrairement. Il s’agissait, en réalité, davantage d’un bon calcul économique.

Bruno Le Maire, le ministre français de l’Economie et des Finances jusque-là plutôt connu pour ses positions orthodoxes, vantait en ces termes les mesures de soutien dans les pages d’un quotidien économique français de référence : « Nous estimons qu'il est moins coûteux de soutenir les entreprises qui font face à des difficultés et de soutenir les salariés par le chômage partiel plutôt que d'avoir à gérer des dizaines de milliers de faillites et des centaines de milliers de chômeurs supplémentaires »[1]. D’entrée de jeu, cette intéressante citation nous permet de balayer d’un revers de la main un discours qui va, dans les mois qui viennent, gagner en popularité au sein des milieux économiques mainstream (c’est-à-dire néoclassiques)[2]. En l’occurrence, il s’agit de l’idée que les déficits liés aux mesures de soutien ne correspondent pas à des dépenses d’investissement qui se sont autofinancées en vertu de leur apport intrinsèque à la croissance du PIB. Au contraire, selon ces sources abondamment relayées par les médias hégémoniques, nous serions en présence de dépenses improductives fondamentalement liées à des choix de société, certes louables mais peu justifiables du point de vue de leur effet retour pour l’économie. Rien n’est plus inexact. Les gouvernements de la zone euro ont, en effet, procédé à ces dépenses afin de préserver des sources de rentrée fiscales sur le long terme.

Ces précisions s’avèrent particulièrement utiles si l’on tient compte du fait que le plan de relance de 750 milliards d’euros compte pour 7% du PIB européen et que les déficits des Etats membres de l’Euroland ont atteint 1.000 milliards d’euros en 2020 (soit près de 9% du produit intérieur brut de la zone). On notera que l’impact de cette crise est dix fois plus ravageur que l’épisode post subprime de 2007-2008. Les mesures de soutien ont, d’un point de vue macroéconomique, préparé la relance. Sans elles, la Commission européenne aurait eu sur les bras un champ de ruines économique et aurait été obligée de procéder à des injections de liquidités plus importantes. Ces dépenses n’ont donc rien eu d’improductif.

Afin de garantir la soutenabilité pour les finances publiques de ces opérations, la BCE est venue à la rescousse. Puisque les déficits se multipliaient, un nouveau dispositif de création monétaire a été mis en œuvre. Le programme d'achat d'urgence face à la pandémie (PEPP), démarré en mars 2020, porte sur un montant total de 1.850 milliards d'euros à dépenser d'ici mars 2022. Il pourra, d’aventure, être revu à la hausse en cas de nécessité. De surcroît, le programme, plus ancien, d’assouplissement quantitatif (QE : quantiative easing) a été maintenu à son rythme actuel de 20 milliards d'euros par mois, sans limite dans le temps.

Pour comprendre la portée de ces deux mécanismes, on précisera utilement que le taux d’intérêt (de long terme) d’une obligation est la fonction inverse de son prix sur le marché secondaire (soit le marché de l’occasion des obligations)[3]. En effet, les niveaux des taux d’intérêt « au jour le jour » (maximum une semaine) et « de court terme » (maximum un an) des marchés monétaires sont très clairement déterminés par les taux décidés par les banques centrales. En revanche, les taux de long terme sont in fine fixés par les marchés financiers.

 

Inflation ?

La BCE, en garantissant un niveau de demande important sur le marché secondaire, fait grimper le prix des obligations. Il en ressort une pression à la baisse sur les taux d’intérêts de long terme de manière à rendre possible une augmentation des dépenses publiques.

Précisons toutefois que si les marchés anticipent un redémarrage à moyen terme de l’inflation, le bel échafaudage de la BCE risque de s’avérer quelque peu instable. A l’heure où ces lignes étaient écrites (18 février 2021), les taux sur les obligations d'Etat manifestaient une tendance à la remontée dans la mesure où les anticipations concernant l’inflation inquiétaient les marchés. En zone euro, l'inflation annuelle vient de passer d’un territoire négatif (-0,3 %) en décembre 2020 à +0,9 % en janvier 2021. En l'Allemagne, où le taux de TVA a été revu à la hausse, l’augmentation des prix se situait pour le premier mois de l’année aux alentours de 1,5%[4].

En ce qui concerne les origines de ce début de regain inflationniste, on peut avancer une explication. Les mesures de soutien, dès le début de la pandémie, ont permis d’éviter une chute trop marquée du PIB car elles ont eu pour effet de stabiliser les revenus. Pour l’heure, la reprise de la demande, qui a est portée à bout de bras par les pouvoirs publics, s’effectue sur fond de tensions sur les chaînes de valeur qui, pour n’avoir pas anticipé la reprise, peinent, pour l’heure, à suivre le redressement en cours de la demande. Celle-ci est, en outre, susceptible de tirer vers le haut le cours des matières premières. C’est ainsi que des sources de plus en plus nombreuses misent sur un scénario de reprise des prix pétroliers, du moins à l’horizon 2025[5].

Du côté des marchés financiers, un retour de l’inflation ferait mécaniquement pression à la baisse sur les rendements fixes des titres obligataires. Les rendements négatifs sur certaines obligations publiques de la zone euro trouvent leur origine dans la politique d’achats massifs de la BCE, cette dernière s’accompagnant d’une demande de la part du secteur financier (dont une partie des actifs doit être réglementairement composée d’obligations publiques). Si l’on devait constater une pression inflationniste, les investisseurs se déferaient d’une partie de leurs obligations publiques dont le taux d’intérêt réel risquerait d’être mangé par l’inflation. Leur prix baisserait et leur taux d’intérêt grimperait. En effet, le rendement d’une obligation est fonction inverse de son prix.

Par conséquent, les nouvelles émissions de dette publique s’effectueraient à des taux revus à la hausse. Or, la maturité moyenne des dettes publiques au sein de l’Euroland n’excède pas 8 ans. Donc la facture de l’inflation, du moins si cette dernière devait perdurer, risquerait fort bien de se retrouver assez vite sur la table des Etats membres.

Comment, dans ces conditions, éviter qu’une nouvelle vague d’austérité ne résulte de cette configuration particulière des taux d’intérêt et de l’inflation ? Commençons, tout d’abord, par essayer de poser un schéma explicatif cohérent.

Depuis une dizaine d’années, on repère une augmentation sensible de la masse monétaire au sein de la zone euro. Pour situer le phénomène, on pointera notamment le fait qu’au dernier trimestre 2020, la masse monétaire totale de la zone euro s’élevait à près de 14.492,04 milliards d’euros contre 9.535,047 milliards il y tout juste dix ans. Il s’agit là d’une progression de 52% en une décennie. Autrement dit, la masse monétaire totale a progressé de 5,2% par an dans la zone euro depuis dix ans[6]. C’est là un niveau bien supérieur à l’évolution de l’indice des prix à la consommation. La détente des taux mise en œuvre par la BCE lors de la crise des dettes de la zone euro en 2010-2011 et l’accroissement de la masse monétaire qui a suivi s’est accompagnée d’un type particulier d’inflation, à savoir celle se rapportant aux actifs financiers (asset price inflation). Un processus d’asset price inflation désigne l’augmentation de la valorisation des actifs financiers (obligations, actions, produits dérivés…) alors que les biens et les services ordinaires présentent paradoxalement une évolution stagnante ou modérée de leurs prix.

Ce décalage s’explique par le fait que le stimulus monétaire de la BCE est jusqu’à présent resté cantonné aux seuls acteurs du secteur financier. Pendant que les prix des biens et services reflétant l’évolution du pouvoir d’achat des salariés stagnaient, une bulle sur les actifs financiers se formait dans la mesure où le produit de la création monétaire restait entre les mains des établissements de crédit. Depuis la crise financière de 2007-2008 et la Grande Récession qui a suivi, un consensus commence, d’ailleurs, à émerger au sein des économistes. Il se base sur le constat que « la BCE devrait (...) quantifier l'inflation telle qu'elle se produit dans la réalité économique, y compris une large gamme de prix d'actifs financiers (…), sous peine de fournir un diagnostic erroné en matière de mesure de l’inflation »[7].

 

La crise d’un régime d’accumulation ?

Le confinement ayant coupé les ménages de la consommation, en raison de la fermeture durant de longues semaines de nombreux lieux d’échange marchand, le retour à une vie un peu plus normale a amené un surcroît de liquidités qui a mis sous pression des chaînes de production fonctionnant à flux tendus, c’est-à-dire avec des stocks limités. Plus que les politiques monétaires, ce sont ces réalités davantage liées au fonctionnement des appareils productifs contemporains, qui expliquent cette résurgence temporaire de l’inflation.

La vraie question concerne, en réalité, la capacité de l’inflation à s’autoentretenir dans les mois à venir. Au passage, on remarquera que les voix prévoyant une remontée de long terme de l’inflation opèrent une distinction marquée entre les mesures de relance correspondant à des investissements qui porteront du fruit et des mesures de soutien improductives liées à des choix politiques opaques. En conséquence de quoi, ces mêmes voix plaident pour que les Etats ne fassent pas, à l’avenir, rouler intégralement sur les marchés les dettes liées aux mesures de soutien. De cette façon, l’offre monétaire sera limitée puisqu’à chaque émission d’obligations publiques, les banques commerciales créent de la monnaie. Cette limitation de la monnaie en circulation permettra de faire pression à la baisse sur l’inflation et donc garantir la viabilité des finances publiques. On remarquera que pour cette école de pensée, les causes de l’inflation se rapportent toujours à des causes monétaires (une hausse de la quantité de monnaie crée ipso facto de l'inflation).

Pour appréhender la durabilité d’un processus d’augmentation du niveau général des prix, on peut, a contrario, partir de l’idée que l’inflation procède d’un conflit de répartition de la valeur ajoutée entre le capital et le travail. Dans cette optique clairement post-keynésienne, l’inflation s’explique par une augmentation des coûts (dont celui du travail). Les poussées inflationnistes traduisent alors une spirale prix-salaires découlant du conflit relatif à la répartition de la plus-value. Alors que le monde du travail désire obtenir un accroissement des salaires réels, les employeurs augmentent le prix des produits afin de maintenir leur taux de marge[8]. Cette base paradigmatique permet d’exclure une phase d’autoentretien de l’inflation en Europe à moyen terme. En effet, on a du mal à imaginer que la montée du chômage constituera un aiguillon pour un fort mouvement de revendications salariales.

A ce stade du débat notionnel, on peut, sans prendre de risques excessifs, postuler que si l’inflation ne persiste pas en dépit de l’importance du plan de relance européen, une remise en cause du cadre théorique néoclassique paraît a priori inévitable. Les tensions sur les taux longs telle que mentionnée auparavant ne se maintiendront pas, du moins si l’on suit le droit fil de l’analyse post-keynésienne des causes de l’inflation. Si les taux longs, après une petite phase d’hésitation, se maintiennent à des niveaux planchers, il n’y aura guère de raisons d’opérer une révision à la baisse de la masse monétaire, ce d’autant que le Fonds Monétaire International (FMI) entrevoit une reprise économique « longue et difficile ». D’après le FMI, la récession mondiale de 2020 devrait être moindre que ce qui avait été prévu (–4,4 % contre –5,2 % pronostiqués en juin dernier) mais la reprise sera également plus lente en 2021 (5,2 % contre 5,4 % d’après les pronostics de juin 2021)[9].

Cette faiblesse s’explique par la forme en K de la reprise. Pour information, une reprise en K se caractérise par une situation duale dans laquelle des pays et des secteurs d’activité sortent renforcés d’un épisode de crise (c’est la partie supérieure du K) tandis que d’autres sont profondément touchés et peinent à redémarrer (ils correspondent à la partie basse du K). La reprise en K se caractérise par l’apparition et le maintien de fortes inégalités. Pour se convaincre de la vraisemblance de ce scénario, il suffit de songer aux destins contrastés de secteurs sinistrés comme l’Horeca ou encore l’événementiel face aux Big Tech (Google, Amazon, Apple, Microsoft, Facebook) qui ont vu leur valeur boursière croître de plusieurs centaines de milliards de dollars depuis le début de la pandémie.

Ce paysage socioéconomique dual n’est en rien propice à une stabilisation de la croissance. En effet, plus un ménage est riche et plus est élevée la probabilité qu’il convertisse une unité supplémentaire de revenu en épargne placée sur les marchés financiers. Dans ce cas, on pose les bases d’une instabilité financière structurelle car plus un ménage dispose d’un patrimoine important, plus il sera susceptible de prendre des risques dans la perspective d’un taux d’intérêt élevé. A contrario, octroyer une unité supplémentaire de revenu à un ménage disposant de revenus plus modestes se traduira par une augmentation de ses dépenses de consommation et partant, de l’activation de la production dans la sphère réelle.

Et c’est ici que se situe la bifurcation potentielle pour un cadre de gestion alternatif car la crise du Covid-19 nous place collectivement devant une crise du mode de régulation du sous-système économique par la sphère politique. Puisque la stabilisation structurelle de nos économies-casinos passe par une réhabilitation des politiques redistributives afin de contrer les effets délétères d’une reprise en K, un tel souci de consolidation des bases de la croissance ne peut que déboucher in fine sur une remise en cause des éléments structurels ayant conduit jusqu’à présent à une inflation sur les actifs financiers, en particulier l’absence de contrôle public fort des canaux bancaires.

Au total, on peut pointer un épuisement du régime d'accumulation financiarisé et globalisé qui s’est progressivement imposé depuis la fin des années 1970. Par régime d’accumulation, on désigne « l'impact des formes institutionnelles sur la répartition du revenu entre salaire et profit, et la compatibilité de l'impératif de valorisation et de réalisation [de la production] pour reprendre la terminologie marxiste »[10]. Il est, à ce propos, piquant de constater que les économistes mainstream qui expriment leurs craintes concernant une remontée structurelle de l’inflation en insistant, parfois lourdement, au passage sur le distinguo à opérer entre mesures de relance et de soutien ont tous été employés, à des degrés divers, par le secteur financier.

 

Comme le veut l’adage, chacun voit midi à sa porte…

 

[1] Guillaume de Calignon, « Couvre-feu : le gouvernement muscle les aides aux entreprises en difficulté » in Les Echos, édition mise en ligne le 15 octobre 2020.

[2] Lire à ce sujet l’édifiante interview de Pierre Wunsch, Gouverneur de la Banque Nationale de Belgique sobrement intitulée « Il faudra un assainissement budgétaire mais pas tout de suite » in L’Echo, édition mise en ligne du 12 février 2020.

[3] Florence Huart, « Annexe 2. La relation inverse entre prix et taux d’intérêt d’une obligation » in Économie des finances publiques (cours), sous la direction de Huart Florence, Paris, Dunod, « Éco Sup », 2016, pp. 283-284.

[4] Marc Guyot et Radu Vranceanu, « Attention, l'inflation est en vue, et l'atterrissage sera difficile » in La Tribune, édition mise en ligne du 8 février 2021.

[5] David Sheppard, « Oil ‘supercycle’ predictions divide veteran traders » in Financial Times, édition mise en ligne du 16 février 2021. Ce scénario correspond également au maintien du programme des sanctions contre l’Iran actuellement en discussion entre Téhéran et Washington.

[6] BCE, Datbase (Monetary aggregate M3), date de consultation : 14 février 2021.

[7] Dieter Guffens, Senior Economist, KBC Group, « ECB should include asset prices in its inflation measure », in Economic Opinion, 7 février 2020, Url : https://www.kbc.com/en/economics/publications/ecb-should-include-asset-prices-in-its-inflation-measure.html, Date de consultation : 19 février 2021.

[8] Marc Lavoie, « Post-Keynesian Economics. New Foundations », Edward Elgar Publishing Ltd, Cheltenham, 2015, chapitre VIII.

[9] FMI, « World Economic Outlook. A Long and Difficult Ascent », octobre 2020, p.28.

[10] Robert Boyer, « Théorie de la régulation Les fondamentaux ». (tome 1), Paris, La Découverte, coll.« Repères », 2004, p. 52.


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