Le recours abusif aux stagiaires par l’entreprise

par L’intello du dessous
mercredi 1er février 2006

Officiellement, un stagiaire ne travaille pas, il apprend. C’est en substance ce que Larcher a répondu à mes collègues de Génération précaires lorsqu’ils lui ont demandé un vrai statut pour le stagiaire dans l’entreprise, inscrit dans le Code du travail.

« Un stagiaire ne travaille pas, il apprend... » Ok, je reconnais que c’était le but de départ, mais j’ai comme l’impression que de l’eau a coulé sous les ponts depuis...

 

Un stagiaire, aujourd’hui (en dehors des stages de découverte de l’entreprise) travaille bel et bien. Bien sûr, il apprend aussi, mais pas forcément dans une mesure plus élevée qu’un jeune embauché qu’on forme au début de son travail.

Ce n’est pas parce que les entreprises veulent de plus en plus des gens immédiatement productifs qu’il faut oublier qu’elles doivent normalement former les travailleurs qu’elles embauchent. J’ai même entendu dire que des anciens de ma promo avaient eu 6 mois de formation en entreprise après avoir été embauchés ! Vous imaginez ? 6 mois à ne pas être productif, et à être payé à un salaire d’ingénieur ! On croit rêver... Il paraîtrait même que dans l’entreprise, on a droit à des jours de formation, et qu’on est payé le même salaire que d’habitude pour aller à des stages où on ne fait qu’apprendre ! De quoi faire rêver beaucoup de stagiaires, à qui on continue de dire qu’ils ne travaillent pas et qu’ils n’ont pas à réclamer de salaire, et ceci même s’ils sont les seuls à mettre à jour les documents qualité de l’entreprise, ceux qui lui permettront plus tard d’arborer le beau label ISO, ceci même s’ils conçoivent le site Internet qui permettra à l’entreprise d’attirer de nouveaux clients, ceci même s’ils sont les seuls à savoir se servir efficacement et rapidement d’Internet pour trouver un renseignement... Enfin, passons, comme d’habitude, je me laisse emporter par l’amertume de mes souvenirs de stage !


 

Revenons à notre formation. Dans le cas d’une embauche, les entreprises forment le salarié pour en tirer profit quand il deviendra pleinement opérationnel ; dans le cas du stage, elle n’a peut-être pas le temps d’en tirer pleinement profit, ce qui, à la limite, justifierait qu’elle ne le paye pas à un salaire plein. Mais quand elle l’embauche, à la fin du stage ou après la fin de sa formation, elle est bien la bénéficiaire de cette formation qu’elle lui aura donnée en stage... Au départ, c’est comme ça que les stages devaient être un tremplin vers l’emploi ; la formation de début de contrat se déplaçait vers la période de stage, et l’entreprise avait un avantage à embaucher un ancien stagiaire plutôt qu’un inconnu... Si de plus en plus d’entreprises trouvent que finalement c’est aussi bien de faire tourner des stagiaires sur un poste, au lieu de garder la même personne, c’est peut-être que la « formation » dispensée ne prend pas tant de temps que cela , et que le stagiaire est opérationnel plus vite qu’on ne croyait... Non ? Peut-être même que le rapport formation/travail apporté est largement en faveur de l’entreprise. Enfin, moi, je dis ça, c’est juste parce qu’on m’avait appris que les entreprises recherchaient la rentabilité, n’étaient pas philanthropes et faisaient rarement exprès d’avoir un mode de fonctionnement complètement ruineux... Franchement, avoir la moitié de son effectif en stagiaires, si vraiment ce ne sont que des gens qui ne travaillent pas et qui coûtent du temps de formation à l’entreprise... je ne comprends pas que ces boîtes ne coulent pas plus vite ! Dans "Capital", on en voyait même une qui avait l’air de s’en sortir pas mal ainsi ; elle pouvait vendre ses prestations beaucoup moins cher que ses concurrents... sans blague !

En tout cas, dire qu’un stagiaire ne travaille pas du tout, et ceci dans tous les cas, c’est du foutage de gueule vis-à-vis de tous les stagiaires, M. Larcher ! (d’ailleurs, heureusement que je n’étais pas dans la délégation, je crois que j’aurais claqué la porte, personnellement !). Il y a quantité de stages où le jeune travaille réellement et apporte un bénéfice à l’entreprise (on a tous fait ce genre de stages, et on en connaît tous). La preuve, c’est qu’avec mon bac+5 ingénieur, et mon mastère spécialisé, on m’appelle encore pour des stages, et que visiblement on est embêté que je dise non (eh oui, y a pas beaucoup de vraies formations qui proposent de débuter son stage en janvier...). On ne s’offusque pas que je demande un CDD (sous-entendu, "C’est tout à fait un travail qui pourrait être donné à un vrai salarié") mais bien sûr, c’est impossible, pour des raisons de budget (sous-entendu "Ce qu’on veut, c’est quelqu’un qui nous fasse du bon travail, mais qui ne nous coûte pas grand chose"). Alors, si les ministres persistent à croire que les stagiaires ne travaillent pas, c’est qu’ils sont sur leur nuage, et on est là pour les aider à en descendre.

Sur un autre plan, je continue à penser que tant que le stage se déroule pendant les périodes de vacances des étudiants, il ne doit pas être un facteur d’appauvrissement par rapport à des boulots alimentaires. Sinon, l’inégalité est criante entre ceux qui peuvent faire des stages intéressants à mettre sur le CV sans être payés, et ceux qui seront obligés de se rabattre sur des jobs alimentaires parce que c’est pour eux le seul moyen de financer l’année suivante. Et je ne parle même pas des stages obligatoires (là, je pense que c’est aux universités et écoles d’intervenir, pour que la rémunération soit au moins décente ! )


 

Donc, M. Larcher est fier de nous présenter l’élaboration de sa nouvelle charte... Mais j’aimerais savoir quels représentants des grandes écoles vont signer. Parce que, si elles ne s’engagent pas à cesser de demander toujours plus de stages obligatoires, les universitaires continueront de suivre leur mouvement, et les CV avec 10 stages deviendront la norme ! Quand j’ai commencé, tout le monde croyait sincèrement qu’il était interdit de faire des stages de plus 6 mois. Les grandes écoles de commerce sont arrivées par là-dessus, et ont instauré le top de la concurrence déloyale pour trouver un premier emploi : l’année de césure ! Moi, bêtement, je croyais qu’on autorisait les élèves à aller travailler un an en entreprise avant leur dernière année... Après tout, pourquoi pas ; c’est vrai que les études, c’est long, et que ça ne fait pas de mal de remettre les pieds dans le monde réel, pendant un moment, entre deux années... Il a fallu que Génération précaire apparaisse, pour que je m’aperçoive que non, l’année de césure n’est pas une année de travail, mais une année de stage ! Explosés, les 6 mois, (qui n’avaient rien de réglementaires, mais qui étaient au moins communément admis). Voilà la porte ouverte aux stages de fin d’études de 12, 18, voire 24 mois, soyons fous ! Bien sûr, l’école de commerce, elle, n’accepte pas cela pour ses propres élèves (eux, ils doivent pouvoir montrer qu’ils ont été embauchés moins de 6 mois après la sortie, c’est la réputation de l’école qui est en jeu !) mais pour ceux qui rament derrière, les "petites grandes" écoles, les facs, les DESS, masters, etc. : le seul moyen d’avoir l’air de quelque chose face à un "jeune diplômé" avec 2 ans d’expérience, c’est de faire un stage de 24 mois en fin de cursus, voire 2 de 12 mois, voire 4 de 6 mois... Voire, de faire des stages jusqu’à plus soif, jusqu’à se rendre compte qu’on ne l’aura jamais, le vrai boulot, et qu’on ne nous propose plus que des stages !

Nous avons besoin que le stagiaire ait un statut dans l’entreprise, c’est le problème que nous dénonçons depuis le début, et la charte ne résoudra pas ce point crucial. On ne peut pas continuer à considérer qu’un stagiaire est élève d’un établissement, alors qu’il passe 100% de son temps en entreprise, qu’aucun prof ne s’en préoccupe, sauf dans de rares cas pour lire le rapport de stage, qu’aucun lien sérieux n’est fait entre le maître de stage et l’établissement d’enseignement, etc. Continuer à dire que le stagiaire est étudiant dans les situations auxquelles on assiste aujourd’hui, c’est n’importe quoi ! (Surtout quand, en plein mois d’août, on tient la boutique, pendant que son maître de stage est en congé, et que l’école est fermée...)

Aujourd’hui, le stagiaire se retrouve à n’être ni étudiant ni travailleur, c’est-à-dire qu’il est clairement dans une situation où il ne sait plus vers qui se tourner en cas de problème. Seule une loi qui lui donne un statut dans l’entreprise peut régler ça.


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