Le relance par l’innovation seule : une illusion puérile

par samuel_
lundi 21 novembre 2011

Depuis Say et Malthus, jusqu'à Solow et Kaldor, le débat académique sur la relance et la croissance d'une économie oppose souvent des néo-libéraux, qui veulent seulement agir sur l'offre des producteurs, à des keynésiens, qui veulent aussi agir sur la demande des consommateurs. Ce débat est toujours d'actualité aujourd'hui en France, où les méthodes de relance par la « rigueur », ou exclusivement par l'innovation (et la spécialisation dans les services), proposées par les candidats de l'UMP et du PS, chercheraient à agir seulement sur l'offre des producteurs. Tandis que du protectionnisme auquel ils refusent obstinément d'avoir recours, ou encore une coordination mondiale si elle était possible, seraient des manières d'agir sur la demande des consommateurs.

La relance par la « rigueur » est une illusion morbide, et celle par l'innovation seule est une illusion puérile. Ces deux manières de relancer l'économie omettent en effet de se demander quel serait le comportement des consommateurs si on les mettait en œuvre, et c'est par lui qu'elles seraient mises en échec. Pour relancer l'économie française aujourd'hui, on ne peut décidément pas se passer de tenir compte de la demande des consommateurs, et d'agir sur elle.

L'illusion morbide de la relance par la « rigueur ».

La « rigueur » consisterait à modérer voire réduire les revenus du travail et les dépenses de l'État, et à « flexibiliser » les salariés (rendre leurs contrats de travail plus précaires et intermittents), de manière à réduire ou modérer le coût de la production en France, et à la rendre ainsi plus compétitive.

La « rigueur » appauvrirait les travailleurs de France, et on peut se demander jusqu'à quel point, pour trouver des débouchés de cette manière, il faudrait faire converger leur revenu vers celui des travailleurs de Chine ou de Roumanie. Cette perspective peut paraître d'autant plus lugubre que, si les travailleurs de France avaient le même coût et donc le même revenu que celui de leurs homologues des pays émergents, ils auraient un plus bas niveau de vie, étant donné que le coût de la vie est plus élevé en France que dans les pays émergents.

De plus, la « rigueur » est sûrement une méthode qui n'est même pas efficace pour relancer la croissance et l'emploi. En effet, en appauvrissant les travailleurs, on réduit leur pouvoir d'achat. Puisque les travailleurs sont aussi des consommateurs, on réduit donc la demande des consommateurs, et par là les débouchés offerts à la production. Réduire les débouchés offerts à la production, dans le but de trouver des débouchés à la production, engagerait sûrement l'économie française dans un cercle vicieux d'appauvrissement : « rigueur » pour trouver des débouchés, puis réduction des débouchés due à la « rigueur », puis « rigueur » supplémentaire pour trouver quand même des débouchés, etc... C'est précisément ce qui est en train d'arriver à l'économie grecque, que le FMI et l'UE ont tenté de relancer par la « rigueur », ou « ri-lancer », comme l'a dit la directrice du FMI Christine Lagarde, au moment où elle était ministre de l'économie au sein du gouvernement UMP, et préconisait une telle méthode pour la France.

L'illusion puérile de la relance par l'innovation seule.

L'autre méthode de relance par l'action exclusive sur l'offre des producteurs, fondée sur l'innovation (et la spécialisation dans les services), consisterait à aider les entreprises françaises et l'État à investir dans la recherche et l'innovation, pour que les entreprises françaises deviennent plus compétitives grâce à la nouveauté ou à la qualité de leurs produits.

Souvent un tel projet est chargé du rêve d'une société française devenue « post-industrielle », ou imprégnée de nouvelles technologies « vertes », rêve que l'on peut pousser jusqu'au roman de science-fiction, avec un peu d'imagination. Plus prosaïquement, un tel projet est aussi souvent apprécié, parce que s'il était réalisable, il serait une solution « miracle », permettant de concilier un coût du travail élevé en France, avec une forte exposition des travailleurs français à la concurrence sur le coût du travail avec les pays émergents, qui découle des choix politiques du libre-échange et de la liberté de circulation des capitaux C'est ainsi par exemple que l'économiste Daniel Cohen, conseiller de longue date du PS, est à la fois l'auteur des 3 leçons sur la société post-industrielle, et d'un essai en faveur du libre-échange et de la liberté de circulation des capitaux, Richesse du monde, pauvreté des nations.

Mais supposons un instant que, grâce à une relance par l'innovation seule, les 4 millions de chômeurs plus ou moins officiels de France, retrouvent assez rapidement un emploi dans les services ou l'activité innovante. La production française augmenterait considérablement, puisqu'un chômeur ne produit pas, alors que quelqu'un qui a un travail produit. Et la consommation française augmenterait à peu près aussi considérablement, puisqu'une allocation chômage ou un revenu d'insertion est moins élevé qu'un salaire ou autre revenu d'un travail. Or qu'auront alors envie de s'acheter ces 4 millions de nouveaux travailleurs ? Vont-ils seulement s'acheter des choses qu'ils produisent, c'est à dire des services, et autres produits innovants, « verts », ou de qualité supérieure ? Ou vont-ils aussi aller en masse chez Darty, Ikéa, Joué-Club, Pier Impor, Castorama, Celio et Jennyfer, Carrefour et Auchan, Total et Elf, Renault et Peugeot, Club Med, etc..., pour s'acheter des produits exotiques, de l'essence, des voyages, et toutes sortes d'appareils électriques, accessoires de maison, vêtements, voitures, etc... ?

La nouvelle activité de services et d'innovation de ces nouveaux travailleurs, sera-t-elle donc suffisamment sollicitée par leur propre consommation supplémentaire ? Et la vente de ces activités au reste du monde suffira-t-elle à compenser un manque de débouchés auquel ils seraient confrontés s'ils ne cherchaient à vendre cette activité qu'en France ?

Le reste du monde n'est pas dans un état d'esprit de forte consommation supplémentaire : « rigueur » et/ou stagnation dans les pays riches, croissance fondée sur les exportations et non la consommation intérieure dans certains pays émergents comme la Chine. Le reste du monde n'a pas non plus une forte propension à consommer des biens et services produits en France : coût du travail élevé dans notre pays, compétence de plus en plus grande des travailleurs des pays émergents pour les activités innovantes ou intellectuelles, consommation pas spécialement tournée non plus vers le « vert » et « l'innovant ».

Et la consommation supplémentaire que susciterait en France un plan de relance réussi, qui conduise donc au plein emploi, serait fortement tournée vers des biens et services à la production desquels nous participons peu, soit parce que c'est impossible, soit à la suite de la délocalisation massive de notre activité industrielle : produits agricoles exotiques, produits des sous-sols comme le pétrole, services touristiques, et produits manufacturés de qualité basse ou moyenne, et peu innovants, ou alors innovants par imitation plus que par invention originale de l'entreprise qui met le produit en vente.

On peut donc s'attendre à ce qu'une telle relance ne fonctionne pas, faute de débouchés suffisants pour la production qu'elle voudrait susciter, et parce qu'elle susciterait aussi une forte hausse de la consommation qui se tournerait trop vers des biens importés. Déficit commercial et absence de débouchés suffisants pour la production en seraient les conséquences.

Ce problème pour la France ne date pas d'hier, puisqu'il y a déjà 20 ans, en 1991, l'économiste gaulliste et keynésien Alain Cotta en parlait dans son livre La France en panne : « Ainsi se pose la question de savoir quelles seraient les conséquences d'une reprise rapide, voire même lente, sur notre équilibre extérieur. Elles ne font hélas guère de doute. La faiblesse de l'industrie s'est substituée à la dépendance pétrolière pour nous installer dans un état assez voisin de celui de 1975 où, on le sait, la relance Chirac avait provoqué, avant même que cela ne soit le cas pour la relance Mauroy [de 1982], un déficit extérieur massif et immédiat ».

Précieuse vision, que celle donnée par Cotta dans ce livre, pour comprendre l'histoire économique de la France, de la fin des « trente glorieuses », en 1973, jusqu'au début des années 1990, en s'arrêtant notamment sur les plans de relance ratés des gouvernements Chirac puis Mauroy. Ces deux plans de relance ratés étant deux illustrations d'une relance qui rate parce qu'elle veut réduire le chômage, et donc faire croitre rapidement la production et la consommation locales, dans un contexte de faible augmentation des exportations, mais sans chercher à agir sur la demande locale pour qu'elle se tourne plus vers la production locale : déficit commercial et absence de débouchés suffisants pour la production s'ensuivirent comme on pouvait s'y attendre.

La situation actuelle est encore moins propice que celle de 1975 et 1982, à la réussite d'une relance sans action sur la demande des consommateurs : notre activité industrielle s'est considérablement réduite (sa valeur ajoutée représentait 18% de la valeur ajoutée totale faite en France en 1980 ; et 9,8% en 2008 (source base de données STAN de l'OCDE)) ; la part de nos importations (de biens et services) dans notre consommation a augmenté (24,4% en 1980, dont 10,4% de biens manufacturés importés ; et 28,5% en 2008, dont 17,6% de biens manufacturés importés (sources Banque de France et OMC)) ; et le reste du monde n'est sûrement pas plus aujourd'hui que dans ces années là, dans un état d'esprit de consommation supplémentaire de produits français.

En résumé, on pourrait dire que le premier oubli fondamental de la relance par l'innovation seule, est que ce ne sont pas nos entreprises qui peuvent choisir « sur quel terrain » elles peuvent affronter la concurrence des pays émergents, c'est à dire quelles catégories de produits elles peuvent chercher à vendre. Ce sont les consommateurs de France et du reste du monde qui choisissent quelles catégories de produits ils veulent acheter, et on peut s'attendre à ce qu'ils soient encore très fortement demandeurs de biens manufacturés produits aujourd'hui dans les pays émergents : notre consommation n'est pas aussi « post-industrielle » que l'activité que rêvent pour nous les tenants d'une relance par l'innovation seule.

Et le deuxième oubli fondamental de cette sorte de relance, serait que les entreprises des pays émergents sont tout à fait capables d'être redoutables, même « sur le terrain » de l'innovation et de la technologie de pointe, comme l'a très bien montré Jean-Michel Quatrepoint, dans une récente conférence portant notamment sur l'économie chinoise d'aujourd'hui, où il présentait son livre Mourir pour le yuan ?. A l'en croire, les moyens chinois mis dans l'innovation, leurs parts de marché dans les secteurs de pointe sont tout à fait impressionnants. Trains à grande vitesse, avions (le « C919 »), espace, « terres rares » (matière première se trouvant dans beaucoup d'objets technologiques), énergies renouvelables... De nos jours, beaucoup d'entreprises occidentales construisent même la première usine de production de telle ou telle de leurs innovations, directement dans les pays émergents : il résulte de cet apparent « détail » que les occidentaux n'acquièrent souvent plus les savoirs-faire associés à leurs innovations, qu'ils ne font souvent plus que concevoir dans des bureaux. L'économie chinoise est aussi selon Quatrepoint, l'une des rares qui soit encadrée par un État qui lui donne une perspective globale de long terme, alors que les entreprises occidentales, souvent livrées à elles mêmes depuis les grandes réformes de libéralisation faisant suite aux « trente glorieuses », et se focalisant chacune sur ses intérêts propres à court terme, sont alors incapables de dessiner de telles perspectives de long terme pour un pays entier.

Il y a finalement, un dernier rapprochement qu'on pourrait faire. Par son entêtement à vouloir se spécialiser dans des activités qui la séduisent, sans se demander s'il y aurait suffisamment de consommateurs pour acheter le produit de ces activités, la France ne ressemble-t-elle pas à nombre de ses jeunes désorientés qu'elle a souvent bercés d'illusions ? Ces jeunes qui se lancent dans des études pour faire un métier qui les séduit, archéologue, comédien, chercheur ou autre métier « d'inventeur », un métier bien payé et ludique, mais qui oublient de se demander s'ils trouveront à l'issue de leurs études, suffisamment de demande pour leur savoir-faire. Suffisamment de consommateurs trouvant le produit de ce savoir faire suffisamment utile pour eux, pour être prêts à acheter ce produit, avec l'argent qu'ils ont gagné par leur travail. Et ainsi suffisamment d'employeurs prêts à les embaucher pour ce savoir faire. Souvent ces jeunes se retrouvent sans métier stable ou qualifié à 25 ou 30 ans, et avec de très modestes revenus.

On peut trouver, dans un tel entêtement éventuel de la France, à vouloir relancer son économie en se basant seulement sur l'innovation et la spécialisation dans les services et autres activités « à forte valeur ajoutée », beaucoup de points communs avec l'un ou l'autre de ces jeunes désorientés, qu'on s'imaginera, pour l'occasion, particulièrement puéril, et donc suffisamment jeune ou chanceux pour ne pas avoir perdu ses illusions. Il y aurait dans cet entêtement, un refus de voir que le maintien d'un coût du travail élevé en France, n'est pas compatible avec une trop forte exposition des travailleurs français à une concurrence portant sur le critère du coût du travail avec les pays émergents. Il y aurait donc une fuite dans un monde imaginaire où ces choses seraient compatibles, grâce à la spécialisation dans les activités « à forte valeur ajoutée ». Et quelle tournure candide ou juvénile peut alors prendre cet imaginaire ! Gadgets technologiques, objets écologiques en symbiose avec la nature, futurisme des romans de science fiction. Refus encore de la dimension utile du travail, qui sert aussi à avoir un toit et à manger, et qui n'est donc pas un pur plaisir gratuit, mais doit comprendre sa part de douleur ou de contrainte. Manque de maturité dans l'incapacité d'avoir des conceptions complexes de certaines finalités, conciliant par exemple l'altruisme et la préservation de soi, l'ouverture au reste du monde et la solidarité nationale, la construction européenne et la démocratie, la liberté et les lois, ou comme on l'a vu, l'épanouissement et le travail. En entendant par « travail » celui du commun des mortels, douloureux et contraignant (même s'il peut aussi procurer un certain épanouissement), et non celui des comédiens et autres intellectuels qui parlent de leur « travail » dans les médias, et se font ainsi, surement à leur insu, les chantres de cette idéologie du « travail passion amoureuse » (au lieu d'un simple « travail ami »), qui imprègne aussi les discours des « managers » et comme on l'a vu, nombre d'illusions de jeunesse.

On a pu assister il y a quelques temps, à un long entretien entre Cohen et Cotta. Au cours de cet entretien, Cohen dit à Cotta qu'il était un homme du passé, excessivement attaché au mode de croissance keynésien qui fonctionna lors des « trente glorieuses ». Il déroula aussi de longs monologues technocratiques imprégnés de monétarisme, et termina l'entretien les yeux rivés sur son iPod. Lui aussi fut bien à ce moment, l'image de ces français égarés qui s'entêtent dans des illusions puériles.


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