Le rôle de la monnaie : Keynes vs Friedman

par Groseille
jeudi 20 décembre 2007

John Maynard Keynes et Milton Friedman incarnent deux approches antagonistes du rôle de la monnaie en matière de politique économique. Depuis une trentaine d’années, ce sont les « monétaristes », dans la lignée de la thèse de Friedman, qui ont le vent en poupe. Des signes de changement assez profond sont toutefois nets, depuis quelques années.

Qu’est-ce que la monnaie ?

Il en existe, fondamentalement, deux approches.

Selon la première, la monnaie est une richesse en soi : c’est celle avec laquelle sont mesurées toutes les autres, mais c’en est une elle-même, qu’il est donc raisonnable de vouloir détenir pour elle-même.

Selon la seconde, la monnaie n’est qu’un strict instrument de mesure : c’est un pur signe, ce n’est pas une richesse en soi, qu’il n’est donc pas raisonnable de vouloir détenir pour elle-même.

Cette seconde approche s’est imposée dans la seconde moitié du XXe siècle, du moins en matière d’autorité universitaire dans le domaine de l’économie. Du point de vue politique, l’impact aura été considérable.

La création du concept de banque centrale : la portée de la pensée de Locke

A une époque où plusieurs monnaies étaient en circulation (or, argent, bronze...) et finançaient des opérations de type différent (crédit pour la consommation ou pour l’investissement), Locke a imaginé un système intégré à l’échelle d’un territoire national permettant de conjurer tout risque de faillites bancaires en cascade : l’irrigation du marché national (ensemble des transactions ayant lieu sur un territoire national) par une monnaie unique, émise par le souverain, dont la valeur ne devait dépendre que de sa quantité mise en circulation.

Pour faire court, Locke a théorisé une homogénéisation de deux valeurs différentes de la monnaie. Si je vous prête de l’argent pour que vous achetiez du pain, le taux d’intérêt que je vais appliquer à ce prêt sera le coût du risque que je prends (vous n’êtes peut-être pas solvable) et, surtout, de la valeur de la monnaie que je vous prête (la matière précieuse qui, même si elle s’use peu et ne s’altère pas, a une valeur dite "d’usure").

Mais, si je vous prête de la monnaie pour que vous achetiez du blé que vous allez revendre ou que vous allez transformer en pain, le taux d’intérêt que j’applique devient, en plus du risque que je finance, la part du bénéfice attendu de votre travail de commerçant ou de transformateur : c’est une commission prélevée sur la genèse d’un revenu.

Locke a travaillé dans le sens d’une homogénéisation de ces deux valeurs de la richesse : la richesse en tant que stock et la richesse en tant que flux de revenu. Cette homogénéisation était concrétisée dans la création d’une banque centrale, garante de la valeur de la monnaie mise en circulation en vertu de l’autorité politique décidant de la quantité de monnaie émise : ce n’est plus l’or détenu dans les coffres qui est le gage de cette valeur, c’est l’autorité du Prince.

Pour ceux que cela intéresse, je recommande la thèse de Claude Roche publiée chez l’Harmattan, difficile à lire, mais remarquable  : La Loi dans la pensée économique libérale (classique).

La monnaie selon Keynes : une équation à trois termes

L’équation de Keynes est la suivante : Y = C + I où Y est le revenu, C la consommation et I l’investissement. Cette équation est faite pour établir qu’une augmentation de l’investissement, d’Etat pour l’économie nationale, finance à terme l’augmentation de revenu en générant l’augmentation de l’épargne (via la capacité d’épargne).

Sa théorie a été très directement appliquée par Roosevelt. Elle sous-tend les politiques dites "budgétaires" ou "de relance par la demande" : des investissements d’Etat (dans les infrastructures, la recherche, l’industrie...) injectent du pouvoir d’achat qui relance l’économie en rendant plus solvable une demande qui ne l’est pas suffisamment. A noter : la quasi-totalité des fleurons privés de notre économie est directement issue de ces investissements d’Etat, de "capitalisme à la française", des Trente Glorieuses (gestion de l’eau, aéronautique, banque, automobile...).

Pour mémoire, en 1929, c’est à une crise de l’investissement que l’on a assisté : les entreprises avaient investi dans des équipements qui ne parvenaient pas à être saturés faute de demande solvable, et qui constituaient donc des capitaux dont la rentabilité était en baisse ; pour pallier cette baisse elles ont dû faire pression sur les salaires et licencier, ce qui a aggravé le problème, et le cercle vicieux a fini par imploser.

La monnaie selon Friedman : une équation à quatre termes

Selon Friedman, PV = MQ où P est le niveau général des prix, V la vitesse de circulation de la monnaie, M la masse monétaire et Q le volume de transactions. Son équation est faite pour établir que l’effet monétaire s’annule : une augmentation de M, c’est-à-dire de la quantité de monnaie mise en circulation, a pour effet d’augmenter P, le niveau général des prix, mais n’a aucun impact sur Q, le volume des transactions qui dépend essentiellement de V, la vitesse de circulation de la monnaie (le nombre de fois où une unité change de mains par unité de temps).

Pour démontrer son équation, Friedman a contesté les travaux de Keynes qui avait supposé que V était une constante, alors que Friedman a établi qu’elle ne l’était pas. Un point, du reste, sur lequel il avait raison. Soit dit en passant, il a tout de même emprunté "son" équation à Jean Bodin, XVIe siècle, qui l’avait écrite avant la création des banques centrales.

En tout état de cause, Friedman a "démontré" que plus ou moins de monnaie en circulation n’avait d’impact que sur l’inflation et aucun sur "l’économie réelle" ou "la réalité des échanges", et a établi qu’il convenait de lutter contre l’inflation en confiant cette tâche à des organismes indépendants du pouvoir, les banques centrales. Tout le débat sur l’indépendance de la BCE tient dans le succès de cette théorie.

Pourtant, même s’il est exact que la vitesse de circulation de la monnaie n’est pas une constante, il est faux de prétendre que la quantité de monnaie émise n’a jamais aucun impact sur la réalité des échanges. Et, au fond, tout est là : si Keynes ne s’est pas totalement trompé, il est insensé d’avoir établi notre système monétaire international sur la base des travaux de Friedman.

A l’heure actuelle, de plus en plus d’économistes sont alarmistes et émettent des critiques très vives sur ce système : Galbraith fils, Ken rogoff (chef économiste au FMI), Stiglitz (ancien vice-président de la Banque mondiale), Krugman... On est largement sortis de l’affrontement idéologique "gauche - droite", pour faire court, et on est passés à une contestation interne à la pensée économique la plus orthodoxe. Ce n’est pas rassurant, mais ça permet d’espérer qu’on va parvenir à changer la donne.


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