Le seul impôt équitable

par Pierre-Marie Tricaud
vendredi 27 janvier 2012

Un remarquable article publié récemment dans Agoravox démontre les différences d'équité entre les types d'impôt et développe l'inéquité de la TVA. On peut développer corrélativement l'équité de l'impôt sur le revenu.

L’équité de l’impôt est un enjeu politique majeur. Même les approches utilitaristes, qui privilégient son efficacité, n’écartent pas totalement cette question. En matière d’équité, la référence la plus partagée reste la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui dispose en son article 13 que « la contribution commune doit être également répartie entre les citoyens en raison de leurs facultés. » A cette aune, comme l’a rappelé Augustin Bonrepaux dans Le Monde (3 mars 2000), il n’existe qu’un impôt équitable, un seul : l’impôt sur le revenu des personnes physiques (IRPP), à taux progressif [1]. Progressif, parce que c’est la seule façon que chacun contribue également selon ses moyens, selon ses “facultés” ; les impôts proportionnels [2] prennent au riche de son superflu et au pauvre de son nécessaire ; et le rôle de l’impôt progressif n’est pas tant de réduire les inégalités que de demander à chacun une contribution égale. Sur le revenu, car c’est la seule richesse : le capital ne l’est que par le revenu monétaire, la jouissance ou la sécurité (revenus en nature) qu’il procure ; il procure ainsi toujours un revenu, d’une façon ou d’une autre, et c’est ce revenu qui doit être taxé, non le capital lui-même. Sur les personnes physiques, pour trois raisons : efficacité (l’effet anti-économique des impôts sur les entreprises, maintes fois dénoncé, serait moindre si les mêmes sommes étaient prélevées une fois le bénéfice entré dans le revenu des personnes physiques qui y ont investi), équité (l’impôt sur les bénéfices des sociétés est payé au même taux par le petit et le gros actionnaire), citoyenneté (« Chaque franc déboursé conduit légitimement le citoyen à s’interroger sur l’utilisation de son argent par la collectivité et laisse donc place à la délibération politique pour choisir les dépenses prioritaires », dit fort justement A. Bonrepaux ; les impôts indolores sont déresponsabilisants).

De ces constats préiminaires découlent les considérations suivantes :

1. L’impôt est dû par chaque citoyen individuellement, même si celui des personnes à charge est payé par ceux qui les ont à charge. Il faudrait donc calculer le revenu de chacun par application d’un quotient familial (QF) calculé selon les “unités de consommation” (UC). Les UC permettent à l’Insee et aux chercheurs de définir le revenu individuel, en partant du constat qu’il n’est pas égal à celui du ménage divisé par le nombre de personnes, puisque certains biens (comme le logement) peuvent être partagés sans diminution de jouissance (perte de revenu) individuelle. Une personne seule représente 1 UC, un deuxième adulte 0,5 UC supplémentaire (quel que soit son statut, marié, pacsé ou cohabitant : à partir du moment où il y partage des revenus, le revenu individuel devrait être calculé ainsi) ; chaque personne à charge au-dessus de 14 ans représente 0,4 UC supplémentaire, 0,3 au-dessous de 14 ans. Le revenu individuel est calculé en divisant celui du ménage par le nombre d’UC. Cette méthode, qui représente un bon compromis entre l’approximation et la complexité, fait l’objet d’un relatif consensus chez les économistes. Le QF tel qu’il est calculé actuellement s’en inspire, mais avec des chiffres plus élevés (0,5 part par personne supplémentaire) et il est plafonné. Le QF devrait donc être calculé comme ce revenu individuel (qui serait plus élevé qu’actuellement), et non plafonné. Le QF plafonné introduit une inéquité entre ménages de même revenu et de nombre d’enfants différent. Pour taxer plus fortement les familles riches que les familles pauvres, c’est sur la progressivité du taux, et elle seule, qu’il faudrait jouer.

2. Puisque la seule richesse est le revenu, le capital ne devrait être taxé que sur les revenus qu’il produit, mais avec un taux plancher pour taxer le capital dormant (et inciter à l’investir) ou celui dont on jouit directement (revenu en nature). Ce taux ne devrait pas être arbitraire, mais calculé selon le marché (p. ex. taxation des logements vacants ou occupés par leur propriétaire en intégrant dans le revenu le loyer moyen du marché dans le secteur). Certains pensent que les revenus du capital devraient être plus taxés que ceux du travail ; mais ce serait déjà un progrès qu’ils le soient autant, et le calcul de l’impôt sera beaucoup plus simple si tous les revenus sont taxés au même taux. Une question à régler reste celle du capital (p. ex. un logement) dont jouit directement un ménage ayant des revenus monétaires faibles, qui lui rendent difficile le paiement de l’impôt.

3. Logiquement, les droits de succession devraient aussi être remplacés par l’IRPP étendu, en considérant que l’héritage fait entrer en possession d’un capital, lequel produit un revenu qui doit être taxé selon l’ensemble des revenus du ménage, et non selon les seuls revenus générés par ce capital. Ainsi, un même héritage ne serait pas taxé au même taux s’il échoit à un foyer aisé ou modeste.

4. Les plus-values devraient être intégrées dès le premier centime dans le revenu taxé progressivement (c’est le cas aux USA), au lieu d’être taxées à un taux unique avec seuil.

5. Presque tous les autres impôts devraient être supprimés, injustes et introduisant une complexité sans commune mesure avec leur efficacité (cf. l’article de Jean Matouk dans Le Monde du 7 mars 2000) : la vignette, les timbres fiscaux, les “quatre vieilles”, l’ISF… On devra toujours, cependant, pour des raisons d’efficacité, maintenir certains impôts d’assiette très large et faciles à percevoir, principalement la TVA et l’impôt sur les bénéfices des sociétés (IS), mais seulement comme acompte de l’IRPP. C’est déjà le cas de l’IS, avec l’avoir fiscal. On peut s’étonner que ce ne soit pas le cas d’autres impôts indirects, notamment la TVA, et que les capitalistes soient mieux traités que les consommateurs.

6. Chacun doit payer l’impôt, pour que chacun se sente concerné par les dépenses de l’État : le taux de la première tranche ne doit donc pas être nul. Pour simplifier le recouvrement, on pourrait fixer le taux de TVA et celui de la première tranche d’IRPP à la même valeur (en remplaçant les trois taux – normal, réduit et majoré –, sources d’injustices et de revendications incessantes, par un taux unique). On considérerait alors que les contribuables qui se situent dans la première tranche ont déjà payé tout leur impôt par “l’acompte TVA”, et n’ont plus rien à régler. Mais l’avis d’imposition indiquerait clairement que l’on doit payer et que l’on a déjà payé, et non pas qu’on est non imposable.

7. Tous les revenus devraient être imposables, ceux du travail et ceux du capital bien sûr, mais aussi ceux de transferts sociaux (RMI, allocations familiales, de chômage et autres), toujours pour que chacun se sente concerné par l’utilisation de l’impôt. Dans la pratique, la prise en compte de la TVA comme acompte permettrait aux bas revenus de ne pas payer plus qu’aujourd’hui.

8. Le postulat de base implique la progressivité, mais on ne peut en déduire le taux des différentes tranches [3]. Pour la tranche supérieure, le taux de 50 % du revenu avant impôt est sûrement un seuil psychologique, puisque c’est un maximum pour les uns, un minimum pour les autres. Rappelons seulement qu’à ce taux, il faut un revenu infini pour avoir un impôt total de 50 % du revenu, et que le taux marginal supérieur a dépassé 70, voire 90 %, dans plusieurs démocraties industrialisées durant les “Trente Glorieuses”, sans remettre en cause la croissance (d’après Thomas Piketty, Les Hauts revenus en France au xxe siècle, Grasset, 2001). Pour la tranche inférieure, un autre taux sur lequel on pourrait obtenir un consensus serait 10 %, facile à calculer et intermédiaire entre les taux normal et réduit actuel.

9. Quant à la TIPP (Taxe intérieure sur les produits pétroliers), qui réunit contre elle d’être un impôt à la fois injuste, comme les autres impôts indirects, et impopulaire, comme les impôts directs, on ne devrait pas pour autant la supprimer, car il n’est pas acceptable que les contribuables non ou peu motorisés payent la construction et l’entretien du réseau routier, la gendarmerie, le coût des accidents, etc. La seule solution serait de sortir la TIPP de l’impôt et les dépenses pour la route du budget de l’Etat. Injuste si elle est un impôt, la TIPP ne le serait plus si elle devenait redevance. Cela peut sembler irréaliste, car la route est depuis toujours une fonction quasi régalienne de l’Etat, mais c’est ce qui existe pour les chemins de fer. Viendrait-il à l’idée qu’ils soient en régie de l’État et le billet de train un impôt ? La situation actuelle fausse d’ailleurs la concurrence entre le rail et la route, puisque seul le premier apparaît comme déficitaire. Il faudrait donc créer un Etablissement Public national sur le modèle de RFF (qui pourrait s’appeler “Routes de France”), ainsi que des Etablissements Publics départementaux pour gérer les réseaux correspondants. La TIPP deviendrait alors une redevance parafiscale, qui pourrait s’appeler “redevance routière sur les carburants” (RRC). La RRC serait répartie entre ces établissements (et les sociétés concessionnaires d’autoroutes) en proportion du trafic sur chaque réseau. Ces établissements assureraient les investissements et l’entretien en récupérant le personnel des DDE, et rémunéreraient l’État pour les services qu’il assure sur le réseau routier (gendarmerie, etc.), à moins que l’État ne décide de les subventionner, comme il peut le faire pour le rail, ce qui serait alors une décision politique prise dans la transparence. Une redevance basée sur le carburant (et modulée selon la nocivité de celui-ci) aurait l’avantage d’être facile à percevoir et d’être à peu près proportionnelle au kilométrage parcouru, donc à l’utilisation du réseau. Elle pourrait se révéler supérieure à l’actuelle TIPP, avec la sévérité croissante des normes environnementales. Mais les automobilistes n’auraient plus l’impression d’être les vaches à lait de l’État, pas plus que le rail de souffrir d’une concurrence faussée. Le principal déséquilibre qu’elle présente reste entre voitures et poids lourds. Toutes choses égales par ailleurs, son taux devrait donc être diminué pour les premières et fortement augmenté pour les seconds. On en est loin, même si l’augmentation relative progressive du prix du gazole va dans le bon sens.

10. Les cotisations sociales devraient naturellement être traitées de la même façon que la TVA et l’IS : acomptes d’un IRPP, prélevés à la source de façon progressive et non plus proportionnelle, ce qui diminuerait le coût du travail peu qualifié et favoriserait l’emploi. Il n’y aurait donc plus de distinction entre parts salariale et patronale ; et le revenu à prendre en compte pour l’IRPP serait le brut (avant déduction des charges sociales), le taux des différentes tranches étant naturellement recalculé pour en tenir compte. Même si on n’a pas le courage politique, comme le Danemark il y a 20 ans de porter le coup de grâce à un paritarisme moribond et de considérer que la solidarité est l’affaire de l’État, on peut percevoir en même temps impôt et cotisations, puis les répartir entre État, collectivités locales et organismes sociaux.

11. Il faudrait supprimer – sans aucune exception – tous les abattements, réductions d’impôt, incitations et autres niches fiscales, stratifiés sans cohérence au gré de politiques diverses. Ces réductions sont injustes puisqu’elles ne profitent qu’à ceux qui payent plus d’impôt que leur montant. L’impôt ne devrait pas être l’outil de politiques familiales, énergétiques ou sectorielles, ni d’aucune autre politique que « l’égale répartition de la contribution commune entre les citoyens en raison de leurs facultés ». Si l’État veut inciter, qu’il paye une subvention fixe (comme les collectivités locales), laquelle se trouvera supérieure ou inférieure à l’impôt selon les ménages (sans qu’il faille parler d’impôt négatif dans ce dernier cas, car il faudra toujours faire apparaître clairement le montant d’un impôt dû et, dans une autre colonne, celui de la subvention).

12. Cette réforme faite, on pourra enfin abandonner définitivement le mot d’impôt, qui sent trop l’ancien régime, pour le remplacer par celui de contribution, comme l’avaient voulu les rédacteurs de la Déclaration des droits de l’homme. Le propre de l’impôt est d’être imposé, celui de la contribution est de contribuer.

Toutes ces simplifications permettraient de diminuer fortement le nombre de fonctionnaires du ministère des finances, qui pourraient utilement être réaffectés dans des administrations où on manque d’effectifs, comme l’éducation ou la police. L’échec de nombreuses réformes en ce sens (comme celle de Sautter, en 2000), la mise en place de réformes qui vont en sens contraire (bouclier fiscal…), les propositions des candidats à la présidentielle 2012 qui non seulement vont dans le mauvais sens mais bricolent des arrangements qui complexifient le système (TVA sociale d’un côté, suppression du quotient familial de l’autre…) montrent que ce sera difficile. Tout cela est un objectif idéal, quasi utopique, qui se heurterait à d’innombrables conservatismes, inerties, corporatismes, privilèges acquis et intérêts particuliers. Mais il faudrait au moins commencer à l’avoir pour objectif, et à s’y diriger.



[1] On devrait abréger en IRPPP, le dernier P étant pour progressif, mais le sigle IRPP étant plus courant, c’est celui que j’emploie par la suite, la progressivité étant sous-entendue dans celui pour lequel je plaide.

[2] Hélas très en vogue depuis la vague libérale des années 1980 (flat tax) – ne parlons même pas de la capitation, impôt identique par tête auquel certains voudraient revenir

[3] Le taux peut être calculé sur le revenu avant ou après impôt, ce qui revient au même, car à chaque taux T sur le revenu R avant impôt I correspond un et un seul autre taux t sur le revenu r après impôt :
I = RT = rt et r = R (1–T), d’où : RT/t = r = R (1–T), d’où : T/t = (1–T), d’où t = T/(1–T).


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