Le temps acheté : comment l’Europe a sacrifié les peuples en se vendant au Marché
par Bernard Dugué
mardi 14 octobre 2014
L’intérêt du livre de Streeck est que le propos n’est pas noyé dans des chiffres ni des perspectives trop élargies. Il s’agit d’un récit de l’histoire du capitalisme récent, avec quatre à cinq décennies couvertes, de la fin des années 60 à la crise de 2008. Un récit en trois étapes décrites dans les trois longs chapitres que comprend le livre. Ces trois phases sont cernées et décrites autant d’un point de vue économique et financier que sous des angles plus sociologiques, mettant en exergue les décisions des dirigeants, les réactions des peuples et les conséquences sur l’économie réelle avec les entreprises et les travailleurs, sans oublier de décrire la structure des revenus et les inégalités sociales ainsi que la place de la démocratie. Les trois étapes sont désignées comme celles de l’Etat fiscal, de l’Etat débiteur puis de l’Etat de consolidation. Streeck ne fait pas dans le registre marxiste ni la pleurnicherie gauchisante qui désigne le capital comme l’axe du mal. Il analyse au contraire les décisions des Etats en matière de fiscalité et d’arbitrage entre les revenus du capital et ceux du travail, sans oublier la fiscalité et la dette, très importantes. Deux notions fonctionnent dans l’analyse sociologique de Streeck, celle de peuple national et celle de peuple de marché. Le peuple national se souci de bien communs et de dispositifs publics accessibles à chacun. Le peuple de marché ne regarde que son compte en banque et ses rentes. Evidemment, le peuple de marché sait aussi se positionner en peuple national, les deux n’étant pas incompatibles mais complémentaires.
(I) 1960- 1985. Cette courte histoire du capitalisme commence avec la fin des Trente glorieuses, la croissance, l’accès au confort matériel pour pratiquement toutes les classes sociales et Brian Jones de raconter le bonheur d’avoir une salle de bain. C’est l’époque où le capitalisme est fordien, avec les salaires des travailleurs en expansion, sous le contrôle d’Etats plus ou moins planificateurs, avec des recettes fiscales compensant les dépenses (comme y tenait ce bon vieux général de Gaulle). La « bonne fiscalité » permet une bonne redistribution. C’est l’époque de l’Etat fiscal sont l’effritement va s’étaler sur une décennie, depuis le premier choc pétrolier en 1974 jusqu’aux dispositions du néo-libéralisme mises en place par les gouvernements Reagan et Thatcher puis étendues aux pays de l’OCDE (sans oublier le second choc pétrolier en 1979). Pour ma part, je préfère parler de néo-capitalisme, bien que ni le libéralisme, ni le capitalisme ne soient appropriés pour désigner ce système. Autant alors parler comme le fait Streeck d’Etat débiteur, ce qui a pour conséquence de mettre l’Etat au centre du dispositif et comme principal acteur du devenir de la finance et de l’économie et du sort des peuples.
(II) L’époque de l’Etat débiteur. La fin des années 1970 a vu se dessiner un changement de tendance. Avec la réforme « néo-libérale » qui repose sur trois piliers. Déréguler les marchés, réduire la fiscalité pour les plus aisés et réformer le marché du travail et la protection sociale. Streeck se plaît à citer Thomas Kochan, spécialiste des règles du travail aux Etats-Unis, dont l’avis est bien tranché : à partir de 1980 se produit une dislocation du contrat social américain. Les effets sont bien cernés. Les salaires n’ont pas suivi les gains de productivité. Autrement dit, le capitalisme fordien de l’après-guerre a été abandonné au profit d’un néocapitalisme. Bill Clinton s’est employé à mettre en place une étape supplémentaire dans la dérégulation des marchés financiers. Le capitalisme n’avait plus qu’à foncer dans les opérations les plus intempestives, avec des capitaux circulant librement.
Pour faire accepter cette nouvelle donne capitalisme par les citoyens, il existe deux méthodes, la dictature (Chili de Pinochet par exemple) ou la propagande libérale. C’est cette seconde voie qui a été choisie par les démocraties occidentales dont les spin doctors se sont employés à « rééduquer » le citoyen pour qu’il reconnaisse la légitimité du néolibéralisme. On connaît le résultat. Des résistances se sont mises en place avec les mouvements altermondialistes, les mouvances anarchistes prêtes à faire le coup de force dans les sommets de l’OCDE et puis globalement, une acceptation progressive des citoyens, surtout ceux dont les revenus sont corrects et/ou sécurisés. Et contrairement à ce qu’on pense en général, le néolibéralisme ne cherche pas à se débarrasser de l’Etat. Bien au contraire, il a besoin d’un Etat fort pour sécuriser les flux financiers, pacifier les travailleurs tout en participant à la casse du contrat social « fordien ».
Mais ne passons pas à côté du propos de Streeck sur l’époque de l’Etat débiteur et endetté. Contrairement à une idée reçue, l’augmentation des dépenses de l’Etat ne suit pas forcément les aspirations démocratiques citoyennes. Les revendications les plus fortes sont venues des grandes banques. Qui on l’a vu, ont été « sauvées » en 2008 en jouant sur la peur de l’effondrement du système. Mais de 1980 à 2010, on aura noté l’endettement croissant lié à une nécessité pour les Etats de compenser les déficits en revenus pour les travailleurs, avec le maintien de services sociaux, d’aides publiques, sans oublier l’endettement des ménages qui lui aussi, participe à cette course du temps acheté. Comme il n’y a pas assez de revenus, alors on prend un crédit, que l’on soit un Etat ou un travailleur américain compensant les revenus trop faibles par des subprimes, toxiques qui comptent pour une part dans la crise de 2008. D’après Streeck, si les Etats se sont endettés, ce n’est pas uniquement pour faire face à des dépenses. C’est aussi pour compenser un déficit en recettes fiscales. Les démocraties riches se sont endettées lorsque les recettes fiscales ont été en deçà des dépenses. Au final, le système récompense les individus les plus aisés qui, à travers les dettes nationales, trouvent un supplément de revenus en plaçant avec un bon rendement un capital qu’ils sont certains de retrouver. A noter que c’est pour cette raison que les bourses européennes sont en berne. Les fortunes préférant les obligations que les actions, ce qui obère évidemment les quelques chances de l’économie réelle.
(III) Troisième étape, celle de l’Etat de consolidation. Il est évident que la logique du temps acheté ne peut pas perdurer et que des réglementations sont indispensables pour contenir le cours irrésistible des déficits avec comme souci la sécurisation des dettes. Les Etats sont devenus à l’image de joueurs de casino ayant essuyé des pertes mais promettant au directeur de les rembourser moyennant d’autres jetons disponibles pour mener la partie. Le directeur du casino européen, c’est Mario Draghi qui en un clic libéra quelque 1000 milliards d’euros à un pour cent sur trois ans en contrepartie de la promesse des banques à se saisir des créances « douteuses » émises par les Etats européens, notamment ceux du sud, mais dans des proportions qu’elles décident. La logique de l’Etat de consolidation répond à un objectif, celui d’éviter de faire sauter les banques et de maintenir la motrice financière en l’alimentant, avec la BCE, tout en la freinant sur un autre volet, celui des dépenses publiques que les Etats s’engagent à contenir pour que le jeu financier se poursuive. La politique de consolidation, consolidée du reste depuis 2008, possède plusieurs traits essentiels.
Comme l’expose si bien Streeck, la politique de consolidation se donne des moyens financiers mais aussi politiques. Notamment la neutralisation des démocraties nationales par les institutions supranationales. Conseil de l’Europe, commission européenne mais aussi quelques intervenants lointains comme le FMI, l’OCDE et la longue série des structures prodiguant force conseils éclairés aux Etats quant à la nécessité des réformes. Cette neutralisation démocratique n’a rien de secret. Il n’a échappé à personne que pendant la crise de 2012, les chefs des gouvernements grec et italien, démocratiquement élus pour un mandat, ont été remplacés par deux gestionnaires technocrates. Pour compléter ce volet, Streeck dépeint également le ressort sociologique de l’Etat de consolidation. Les institutions transnationales veillent à soutenir au niveau local et de manière ciblée les classes moyennes « modernes » et les corps d’Etat attachés au mode de vie ouest-européen. Ce qui revient à penser que les Etats sont plus près des intérêts du peuple de marché que de ceux du peuple national. Les Etats soignent préférentiellement ceux dont la position est consolidée et qui ne demandent rien car ils obtiennent le nécessaire alors que la frange demandeuse et en difficulté, celle qui s’exprime dans la rue et les partis extrêmes, est condamnée à s’agiter et à se mettre en colère. On l’a vu notamment en Grèce avec le succès du parti d’extrême gauche mais aussi des néo-nazis. La France n’est pas épargnée. Grâce au livre de Streeck, on comprend mieux les raisons de la montée du FN. Les politiques transnationales se conjuguent à l’indifférence du « peuple de marché » indifférent à la pauvreté galopante mais n’hésitant pas à jouer le cheval blanc en fustigeant le FN tout en se délectant de reportages et nouvelles des JT, surtout celui de Canal ou de BFM.
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La conclusion de Streeck ne laisse guère place à l’optimisme. Car la croissance, dernier levier pour rebondir, non seulement n’est pas en vue mais si elle arrivait, encore faudrait-il qu’elle puisse être régulée par une politique de redistribution afin que tout le monde en bénéficie. Cette option n’est pas prévue car du point de vue structurel et idéologique, le supplément de croissance est destiné à aller préférentiellement dans la poche des plus favorisés. Il reste un autre outil mais délicat à manipuler, celui de l’inflation. Streeck a parfaitement vue que l’inflation post-2012 n’aura pas les mêmes ressorts que celles de 1970 et 80. Avant, les tensions salariales pesaient alors qu’actuellement, l’inflation est du ressort des banques centrales. Avec en ligne de mire le souci de préserver les créanciers. Mais une chose est certaine, si l’inflation se dessine, contrairement à l’ancienne donne, elle pénalisera les plus modestes car elle ne sera pas accompagnée par les augmentations de salaire.
Streeck laisse néanmoins entrevoir quelques pistes, comme celle de la dévaluation mais pour cela, il faudrait démanteler la zone euro ce qui n’est peut-être pas souhaitable car il ne faudrait pas affaiblir un système déjà critique. Cela dit, dévaluer consiste selon l’auteur à gagner du temps. Une autre piste est possible mais elle n’est pas évoquée dans ce livre. Je n’ai pas l’intention d’y revenir. L’autre problème sans doute entrevu mais pas entièrement analysé, c’est le ressort social et anthropologique. A noter dans la version française la réplique de Streeck à Habermas. Un eurocritique contre un euroconfiant. Faute de salut démocratique et politique, Streeck s’en remet à une désobéissance citoyenne capable de réveiller les pouvoirs, en misant surtout sur les pays du sud car il pense que son pays, l’Allemagne, est assez léthargique pour ces questions de développement économique. Et qu’après l’ère Delors, l’Europe a raté le coche en se construisant sans inclure les aspirations démocratiques. Ce point est bien explicité dans la conclusion. Le danger n’est pas tant dans la montée des nationalismes mais dans le libéralisme de marché hayékien. Le moment est venu où les chemins de la démocratie et du capitalisme doivent se séparer puisque ce marché lamine les processus démocratiques.
Au final, ce livre est une réussite dans la mesure où après sa lecture, on se sent un peu plus éclairé et intelligent. Les thèses qui y sont discutées fonctionnent un peu comme la boîte à outils de Foucault. On comprend pourquoi le peuple national s’exprime avec la manif pour tous d’un côté et les mouvances gauchistes de l’autre. On sait aussi pourquoi la démocratie a été abandonnée par le peuple de marché qui s’intéresse à ses intérêts économiques. Comme le suggère Streeck, ces gens de marché ont été bien dressés. Ils ont une récompense, comme l’animal qui a réussi une figure de style. Alléluia !
Lien vers le livre
http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/NRF-Essais/Du-temps-achete
Et puis aussi, pour ceux que la biologie intéresse, mon livre sur le vivant
http://www.amazon.fr/Le-Sacre-vivant-post-darwinien-%C3%A9volution/dp/235185182X