Les aristos du rail
par Alain Hertoghe
lundi 21 novembre 2005
Les cheminots sont-ils indécents de lancer une grève illimitée alors que la révolte des gueux des banlieues vient de montrer de manière éclatante la faillite du modèle social à la française ? Quand on fait partie de "l’aristocratie ouvrière", peut-on tenter de paralyser une France économiquement à la peine et socialement à la dérive : 10% de chômeurs, 20% de sans-formation, 11% de pauvres, un million d’enfants pauvres, trois millions de personnes privées de soins, 2,6 millions de personnes nécessitant une aide alimentaire ? (Economiquement incorrect, Eric Le Boucher, Grasset, 2005)
Entendons-nous bien : les cheminots ne sont évidemment pas des nantis ! Dans un pays dont le salaire médian horaire brut s’élève à 14,22 euros (plus faible qu’en Allemagne, Grande-Bretagne ou Italie), nombre d’entre eux gagnent à peine plus que le Smic horaire brut (8,03 euros). Dans son édition de ce week-end, Le Journal du dimanche donnait un échantillon des salaires à la SNCF : Fabien Leprévost, 27 ans, ouvrier de maintenance depuis quatre ans, 1.037 euros net ; Luc Guilliot, 48 ans, ouvrier de maintenance depuis 28 ans, 1.372 euros net ; Jean-Yves Merlin, 48 ans, ouvrier de maintenance depuis 30 ans, 1.480 euros net ; David X, 28 ans, conducteur depuis trois ans, 1.800 euros net.
Si les cheminots font historiquement partie de l’aristocratie ouvrière, c’est que, à l’instar des mineurs, des sidérurgistes ou des travailleurs des chantiers navals par exemple, les grandes luttes sociales qu’ils ont menées dans le passé leur ont assuré un statut enviable et envié dans la classe ouvrière depuis la grande époque du PCF et de la CGT. Comme tous les salariés de la fonction et du secteur publics, ils bénéficient de la sécurité de l’emploi. Et, parmi leurs acquis sociaux particuliers, les cheminots bénéficient d’un régime spécial des retraites avantageux.
Pour résumer : pas nantis, mais pas à plaindre, dans une société où les ouvriers pauvres, les travailleurs précaires, les chômeurs et les exclus sont légion. Notamment dans les cités de banlieue. Dans ce contexte, il paraît du coup vraiment indécent que les cheminots utilisent leur pouvoir de nuisance, voire de paralysie - pour la sixième fois cette année... afin de s’imposer au gouvernement comme une priorité sociale ! D’où le soupçon légitime d’une grève motivée politiquement, ou à tout le moins électoraliste, à quatre mois des élections syndicales.
Le mot d’ordre des syndicats surprend d’autant plus que le principal motif avancé de la grève (parmi quinze revendications) est le risque de privatisation de la SNCF. Le gouvernement a beau jurer ses grands dieux, y compris par écrit, qu’il n’a aucun projet en ce sens, les syndicats dénoncent une "privatisation rampante". Visiblement inquiets de leur image dans l’opinion publique, les dirigeants syndicaux communiquent toutefois beaucoup sur leur volonté de négocier jusqu’à la dernière minute... Aveu de troubles chez leurs adhérents ? A quelques semaines des fêtes de fin d’année, de nombreux salariés de la SNCF grognent contre la perspective de feuilles de salaire amputées des jours non travaillés.
Espérant visiblement rééditer la grande grève de 1995, la CGT appelle également à l’arrêt du travail ce mercredi à la RATP, l’autre bastion des "aristos du rail". Mais la centrale syndicale de Bernard Thibault engage une partie difficile face à un gouvernement Villepin qui a déjà montré, dans le conflit de la SNCM et la crise des banlieues, que sa fermeté tranquille bénéficie d’un soutien populaire largement majoritaire.