Les leçons du passé

par Michel Santi
jeudi 17 avril 2008

L’effondrement du fonds Long-Term Capital Management (LTCM) en septembre 1998 aurait pu et dû servir de répétition générale - ou d’avertissement - à nos autorités monétaires afin de prévenir la crise que nous traversons depuis quelques mois. C’est effectivement en 1998 que les défauts de la cuirasse de l’architecture financière ont révélé des risques systémiques susceptibles de faire imploser le monde bancaire, implosion évitée in extremis grâce à des interventions concertées sans précédent des banques centrales mondiales conduites par le maestro Greenspan. La crise du fonds LTCM portait pourtant en elle tous les germes des carences inhérentes au gigantesque marché de la titrisation des actifs qui devait se disloquer exactement neuf ans plus tard, à partir d’août 2007 !

Comment, dans ces conditions, ne pas légitimement - ou naïvement - être interloqué face à la légèreté de ces responsables financiers qui n’en ont tiré aucun enseignement ?

Les stratégies d’investissement de LTCM reposaient intégralement sur un modèle selon lequel la volatilité des marchés obligataires et des devises évolue toujours au sein d’une fourchette de fluctuation prévisible dès lors que l’on étudie les données historiques. Pour autant, quelle devrait être la stratégie à adopter dès lors qu’un événement imprévisible survient ? Or, c’est précisément un fait sans précédent ne figurant pas dans les données historiques qui a totalement désorienté les boussoles du modèle de LTCM. En effet, comment gérer une événement aussi inédit que celui d’un Etat, en l’occurrence la Russie, qui décide unilatéralement de se déclarer en défaut de paiement sur ces emprunts obligataires ? De fait, aucun des modèles de LTCM n’avait prévu l’imprévisible : le non-remboursement d’une dette souveraine ! Du coup, les modèles de gestion des risques de Wall Street devenaient obsolètes, comme rattrapés par une réalité, par un pied de nez émanant de la "vraie vie", de celle qui est totalement imprévisible. Face à des pertes massives, LTCM et ses banquiers se mirent à vendre en panique toutes les positions pouvant encore être liquidées, entraînant dans leur sillage d’autres fonds spéculatifs et d’autres banques qui n’eurent d’autres choix que de réduire leur exposition aux risques pendant qu’il était encore temps. Ainsi, pendant que la bourse américaine perdait 20 %, les bourses européennes chutaient de 35 % et les taux américains étaient de facto réduit d’1 % à cause d’une ruée sur les bons du Trésor américains, considérés valeur refuge. LTCM, fonds usant d’un effet de levier important, se mit à fondre comme neige au soleil perdant ainsi 50 % de sa valeur en quelques semaines !

Pourtant, quelques mois auparavant, en début d’année 1998, le fonds LTCM était capitalisé à hauteur de 4,8 milliards de dollars et gérait un portefeuille de 200 milliards de dollars constitué de lignes de crédit et de capacités d’emprunt généreusement consenties par des banques américaines et européennes avides des bénéfices que réalisait ce fonds. Voilà donc LTCM, ce fonds off-shore, ce fonds de placement non réglementé et surveillé par aucune autorité monétaire, qui détenait au faîte de sa gloire un portefeuille de produits dérivés dont le notionnel était estimé à 1 250 milliards de dollars ! Ce fonds exemplaire et hautement spéculatif était néanmoins considéré comme la "Rolls Royce "des fonds de placement et comptait parmi ses actionnaires des établissements prestigieux qui se bousculaient pour y investir afin d’avoir chacun sa part du gâteau. Ainsi, pouvait-on compter parmi eux des noms comme Deutsche Bank, UBS, Crédit suisse, JP Morgan, Smith Barney, Lehmann, Crédit agricole, Barclays et même la banque centrale italienne... Les mêmes banques qui se retrouveront neuf ans plus tard au cœur de la tourmente des subprimes.

Pourtant, moins d’une année avant la débâcle de LTCM, les fonds spéculatifs ou "hedge funds" étaient déjà sur la sellette à cause de leurs attaques spéculatives contre certaines économies asiatiques jugées vulnérables comme la Thaïlande, l’Indonésie ou la Malaisie... Ces fonds, comme le fameux Quantum Fund de George Soros dont les paris avaient forcé à des dévaluations massives ayant eu des impacts catastrophiques sur l’économie réelle et sur la population de ces pays qualifiés naguère de "tigres", commençaient à être de plus en plus contestés. Toutefois, et selon les recommandations d’Alan Greenspan, alors président de la Fed, et de Robert Rubin, alors secrétaire d’Etat au Trésor et ancien patron de Goldman Sachs, rien ne fut entrepris à l’époque pour surveiller - ou tout au moins diminuer l’opacité - de ces véhicules de placement. Le même Rubin qualifiera une année plus tard la faillite de LTCM d’"incident unique et isolé"...

Il est incontestable que l’équipe dirigeante du fonds LTCM était regardée avec grande bienveillance tant par ses prestigieux clients que - et c’est bien plus grave - par les autorités financières et de régulation américaines et pour cause ! En effet, le comité d’investissement comptait parmi ses membres éminents Myron Scholes et Robert Merton qui avaient obtenu le prix Nobel d’économie en 1997 pour leurs travaux sur les produits dérivés... LTCM employait également une armada de professeurs de Finance, de docteurs ès-Mathématiques et ès-Physique qui, à l’aide des axiomes de Scholes et de Merton, construisaient équations complexes et modèles qui aboutissaient tous à la même conclusion selon laquelle les marchés sont tellement parfaits et efficients que les actions des traders et autres opérateurs ne peuvent affecter les prix hors d’une fourchette aisée à prévoir. Hélas, toutes leurs constructions étaient bâties sur un sol glissant car leur erreur fondamentale était d’estimer que les marchés et ses intervenants étaient "rationnels" alors que la réalité nous démontre exactement le contraire ! Cependant, les modèles de gestion du risque de Black, Scholes et d’autres avaient convaincu banques et institutions financières que les critères usuels de prudence dans le cadre d’opérations de crédit étaient dépassés et inutiles car le risque pouvait être réduit à zéro grâce à l’utilisation appropriée des dérivés. Bien sûr, ces modèles négligeaient de tenir compte d’une donnée incontournable responsable de tous les krachs financiers, la panique, car, contrairement à ce que croyaient les cerveaux de LTCM, les marchés financiers ne sont pas policés et ne réagissent pas selon une courbe Gaussienne bien déterminée et agréable à regarder. Il n’en reste pas moins que cette théorie des marchés parfaits recevait le soutien de Wall Street et des autorités financières car l’équipe dirigeante de LTCM bénéficiait d’une aura digne de l’infaillibilité papale. N’était-ce pas du reste ces deux prix Nobel qui avaient tout bonnement inventé la cotation de produits dérivés pour tout type d’instrument, des devises aux actions... ? De plus, comment ne pas être impressionné quand le vice-président de la Réserve fédérale en personne, David Mullins, quitte son poste pour devenir associé chez LTCM ? LTCM n’avait cependant aucune protection vis-à-vis du "risque systémique" qui s’était manifesté en prenant la forme de la cessation de paiements russe : ils étaient confrontés à ce qu’ils appelaient l’"événement impossible" !

L’enseignement selon lequel on ne peut s’assurer contre le risque systémique n’a pourtant pas été appris par Greenspan, Rubin et l’élite de Wall Street qui, quelques semaines après la déroute de LTCM, qualifiaient le défaut de paiement russe d’événement survenant "une fois tous les siècles". De fait, tout était oublié assez rapidement car, quelques semaines plus tard, se profilaient déjà les excès de la future bulle internet. Par la suite, les grands noms de la finance américaine, tout en cédant à une fièvre de fusion à très grande échelle, trouvèrent-ils une parade ingénieuse leur permettant de sortir de leurs bilans le risque lié au crédit... Pour ce faire, la théorie dite "des grands nombres" fut appliquée à la finance et à une échelle massive : ainsi, de grands groupes bancaires comme Chase ou Citigroup purent-ils émettre des centaines de millions de cartes de crédit Visa sans vraiment vérifier la solvabilité des bénéficiaires. Effectivement, en fonction de la loi des grands nombres et en temps "normal", les défauts de paiement sur cartes de crédit étaient insignifiants contrebalançaient très largement les bénéfices qu’ils pouvaient en extraire...

Le même principe fut rapidement appliqué aux prêts hypothécaires car les institutions financières exploitèrent une lacune en matière de réglementation internationale du système bancaire. En effet, les accords de Bâle de 1987 contraignent les banques à conserver à titre de réserves 8 % du montant des prêts consentis afin de se prémunir contre un risque de défaut de paiement. Néanmoins, et comme les instruments dérivés ne figuraient pas au menu de Bâle, la révolution subprimes pouvait dès lors déferler avec sa prolifération de titrisations et de dérivés à haut levier hors bilan... Ce système très élégant permettait, une fois le prêt immobilier accordé, de le vendre à une autre banque ou à un courtier qui, à son tour, fonderait ce prêt à des centaines d’autres avant de revendre cet agrégat dans le marché... Ainsi, les banques prêteuses, n’ayant plus à conserver ce crédit pendant vingt ou trente ans dans leurs livres, purent se permettre de céder ces prêts à bon prix pour utiliser les sommes encaissées... à consentir d’autres prêts hypothécaires ! En fait, les banques n’étaient même plus préoccupées par un non-remboursement éventuel de ces prêts car elles étaient persuadées que ces opérations de titrisation des crédits immobiliers contribuaient à diluer et à diffuser le risque à travers le globe...

Grâce à cette invention géniale, une nouvelle ruée vers l’or put commencer, ruée où les rémunérations des intervenants étaient entièrement fonction des volumes générés. Ainsi, dans un souci de pénétration du marché, les banques confièrent à des courtiers privés non professionnels de la finance et parfois peu scrupuleux le soin de démarcher les particuliers et de leur proposer tous azimuts des crédits. Ces banques, ayant mis en place des questionnaires en ligne pour obtenir des prêts hypothécaires à l’instar des questionnaires en ligne pour obtenir une carte de crédit, ne se donnaient même plus la peine d’effectuer les vérifications d’usage concernant la solvabilité de leurs clients et offraient à leurs courtiers des gratifications proportionnelles au nombre de crédits vendus... Le monde de la finance et du crédit traditionnel s’en trouvait bouleversé et cette incitation au volume donna alors naissance à une nouvelle terminologie financière. Ainsi, les "liars’ loans" ou "prêts menteurs" étaient les prêts accordés aux personnes dont on savait pertinemment bien qu’ils mentaient sur leurs revenus afin de pouvoir acheter la maison de leurs rêves ! Les "NINA" pour "No Income, No Assets" ou "pas de revenus, pas d’actifs" étaient les prêts consentis aux personnes ne pouvant justifier d’aucun revenu et d’aucun avoir... En pratique, l’encre ayant servi à signer le contrat n’était même pas encore sèche que ce contrat était déjà revendu sur le marché !

La monarchie absolue d’Alan Greenspan sur la Réserve fédérale est arrivée à son terme, mais les intérêts de Wall Street sont toujours omniprésents au sein même de la banque centrale américaine. Ses mesures de sauvetage récentes comme celle de Bear Stearns, son manque de réactivité et de lucidité à prévenir la formation d’une gigantesque bulle dont l’explosion pourrait bien être responsable de la crise financière la plus grave de l’histoire des Etats-Unis et du monde posent des questions très graves auxquelles il est urgent de répondre.


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