Les riches et les oligarchies ont gagné la partie
par Bernard Dugué
jeudi 2 décembre 2010
Marx et notre époque
Marx avait de la considération pour le système capitaliste, le jugeant plus performant et plus profitable que les anciens modes de production. Seul entorse et pas des moindres, l’exploitation des travailleurs avec comme ressort la séparation entre deux classes, les possédants qui ne travaillent pas et les travailleurs qui ne possèdent pas. Selon Marx, le salut pour les travailleurs, c’est se rendre maître du système productif. Et donc, transformation avec comme ressort historique le matérialisme dialectique. Un siècle et demi plus tard, en 2010, le système capitaliste s’est complètement transformé, sans que les problèmes soulevés par Marx aient été résolus. Les sociétés industrielles ont permis le développement des classes moyennes tout en augmentant le niveau de vie pour tous. Néanmoins, l’exploitation est encore d’actualité et une partie de la société est exclue de l’accès au travail. Mais la question qui se pose, c’est ; Marx est-il d’actualité ? Faut-il reprendre l’essentiel de la pensée de Marx ou alors, partir de l’état actuel du système capitaliste et imaginer ce que pourrait en penser un Marx contemporain qu’on imagine soucieux de corriger le système et de rendre à l’humain sa voie vers la réalisation, l’émancipation, l’invention ? Peut-être faut-il retenir de Marx l’intention humaniste mais revoir les moyens pour parvenir aux fins.
Pour beaucoup, l’analyse de Marx paraît dépassée. La société actuelle ne peut pas répondre à la séparation en deux classes. De plus, la notion de classe est définie en situant l’homme au sein de l’appareil de production. N’est-ce pas un égarement à la fois anthropologique et idéologique que de centrer l’homme et son existence sur le travail tel qu’il se conçoit selon une normativité économique et sociale ? Néanmoins, ce n’est pas parce que Marx n’est plus pertinent que les problèmes qu’il a soulevés ont disparu. Un constat, le déplacement de la question centrale de l’exploitation des travailleurs vers celle des inégalités. Et par inégalités, on doit entendre les inégalités de revenus liés à l’accès inégalitaire au travail rémunéré. Si la notion de classe refait surface, alors c’est en considérant les niveaux de revenus. L’existence étant alors « mesurée » non seulement en fonction de la position dans l’appareil productif mais aussi de la place occupée par l’individu dans le système de l’accès aux moyens de consommation. Ces moyens étant pris dans un sens non péjoratif, étant entendu que la consommation présente deux volets, l’un étant de satisfaire des besoins fondamentaux, l’autre étant d’offrir à chacun les moyens d’inventer son existence, librement, en jouant sur le potentiel humain illimité faisant que les uns se perdent dans le jeu et les autres créent une oeuvre.
La question des moyens et des fins. Les finalités humaines sont-elles immanentes au système productif ou bien transcendantes, dans le sens où assigner leur détermination suppose de sortir en dehors du système productif ? Serait-ce la philosophie politique, en tant que science des fins entre autres, qui éclaire les fins possibles et/ou souhaitables pour les sociétés ? La faiblesse du marxisme n’est-elle pas dans une fiction idéologique extrapolant une fin collective à partir des moyens industriels et économiques ? La force du « néo-libéralisme » ne repose-t-elle pas sur une finalité qui bien que complexe, reste immanente au système productif. Le succès du néo-libéralisme serait alors d’avoir liquidé ou presque toutes les instances transcendantes pouvant le contraindre à servir une autre fin que le profit. Et parmi ces instances, il y a le fameux autant que décrié Etat providence.
L’époque fordienne du capitalisme et la transition anti-fordienne
Années 60 et 70
Un bref rappel historique est nécessaire pour cerner l’évolution du capitalisme et des problèmes qu’il engendre. Un moment important du capitalisme se déroule sous l’égide de trois personnalités emblématiques, l’industriel Ford, le président Roosevelt et l’économiste Keynes. Le résultat devient visible dans les années 1960. On parle de classes moyennes, d’american way of life et surtout, du capitalisme fordien à qui on doit également la forte croissance au Japon et en Europe après la Guerre. Cette réussite économique désignée comme Trente glorieuses est due à la conjonction de deux dispositifs, l’Etat providence et le capitalisme fordien. Le principe du fordisme est simple dans sa formulation. Il faut payer les ouvriers avec des salaires suffisants pour qu’ils puissent acheter les produits qu’ils fabriquent a dit Ford. Bien que le capitalisme n’ait pas été une œuvre caritative et que les inégalités l’aient toujours accompagné, on doit reconnaître qu’il a permis l’avènement d’une société de consommation de masse et des classes moyennes. Un couple de travailleurs américains dans les années 1970 pouvait devenir propriétaire d’un pavillon, acheter une automobile et s’équiper en électroménager, sans compter quelques dépenses de loisir. Les ouvriers ont fini par acheter les produits qu’ils fabriquaient, conformément au souhait de Ford. Cette ère a vu ainsi se développer les classes intermédiaires, avec comme image saisissante ce concert des Stones à Altamont et toutes ces décapotables garées sur un champ après avoir généré d’impressionnants bouchons. Cette époque n’était pas destinée à perdurer. Un tournant a été amorcé dans les années 1980.
Transformation de la firme capitaliste.
A la suite des années 1980, les politiques dites libérales, associées à la globalisation, à l’ouverture des marchés, à la circulation des marchandises, ont créé les conditions de développement pour un capitalisme anti-fordien. Les résultats sont connus. Tendance à la baisse du coût du travail. Part des salaires en diminution, profits en augmentation, volatilité des emplois dans les secteurs en transformation, chômage, précarité, inégalités. Dans les années 2000, la montée en puissance des nouveaux pays industrialisés a infléchi considérablement les échanges économiques et les flux financiers qui vont avec. Le jeu ambigu des banques et des Etats a créé les conditions pour une crise financière devenue en 2010 une crise sociale. Les inégalités s’accroissent en Occident. Le nombre de pauvres se stabilise, voire augmente. En Chine ou au Brésil, la tendance est inversée. Les pauvres restent pauvres mais ils sont moins nombreux d’année en année.
Le capitalisme occidental s’est transformé, tant dans son esprit (Boltanski et Chiapello) que dans le fonctionnement de la grande firme issue du premier 20ème siècle. Quel fut le principal ressort de ce développement ? Les managers ont-ils cherché à maximiser les profits et servir au mieux les actionnaires ou bien ont-ils placé au centre de leur démarche un autre horizon ? La réponse semble claire pour l’époque des firmes « chandlériennes » si l’on suit les conclusions de JK Galbraith, auteur d’une étude devenue classique, Le nouvel état industriel, paru en 1967 (Olivier Weinstein, pouvoir, économie et connaissance, La découverte) Les décisions prises par les grandes firmes ne sont pas sous la responsabilité des détenteurs de capitaux mais d’une nouvelle classe apparue comme par une sorte de ruse du système, la classe des managers, qu’on appelle aussi technocrates ou alors capitaines d’industrie. Ces managers font pour ainsi dire corps avec la firme dont ils ont en charge le développement, et s’ils ont acquis une légitimité pour occuper cette fonction, c’est parce qu’ils disposent d’une connaissance de tous les rouages de la firme, des hommes, des compétences, de l’organisation, du milieu. Bref, ils sont en quelque sorte le cerveau du système, intégrant les données perçues de l’environnement économique et celle de l’organisation interne. De ce fait, à l’instar d’un système nerveux central, ils sont aptes à prendre les décisions engageant le devenir de la firme. Selon Galbraith, le manager agit en fonction de finalités qui ne sont pas uniquement financières ; il se préoccupe notamment du développement de la firme, phénomène que l’on a constaté pendant les deux premiers tiers du 20ème siècle. Après 1980, les objectifs de la firme vont être altéré et le schéma tracé par Galbraith doit être rectifié pour prendre en compte la montée en puissance de la financiarisation ainsi que l’apparition d’un nouvel état d’esprit dans le management.
Les mécanismes financiers ont beaucoup changé. En une formule, c’est au triomphe de la cupidité auquel on assiste. Si le 20ème siècle a vu se dessiner le capitalisme fordien, alors le système hyper productif actuel mérite d’être désigné comme capitalisme anti-fordien, bien que la plupart évoquent un capitalisme financiarisé. Non pas que la finance ait été absente lors du moment fordien, mais que cette finance ait pris un essor marqué faisant d’elle un ressort de plus en plus déterminant dans le cours de l’économie, ses produits, ses flux, ses déplacements, sa dynamique. Plusieurs éléments se sont conjugués. Les nouvelles technologiques, la manière de les utiliser pour générer des flux financiers et des transactions de plus en plus performantes en terme de profit. La gestion des firmes s’est transformée en accordant de plus en plus de priorité au volet financier. Enfin, un nouvel état d’esprit a gagné les élites. Une analyse fine permettait de déceler une variation des finalités présente dans l’esprit des classes dirigeantes. Avec l’émergence d’un nouveau type d’élite si bien décrit par Christopher Lasch.
A propos de l’économie empire et de la tierce économie
L’ère du capitalisme fordien est révolue. Adieu les sixties de Kennedy et les seventies de Carter ou de Giscard, avec leurs rêves et autres utopies gauchisantes. A partir des années 1990, on doit convenir qu’un capitalisme anti-fordien s’est mis en place, avec la financiarisation excessive, l’avènement des nouvelles formes de management et un nouvel esprit du capitalisme associé au déclin de cette fameuse « firme chandlérienne » qui fut l’un des ressorts du capitalisme fordien. Peut-on néanmoins penser que ce type de capitalisme basé sur l’augmentation des salaires à disparu ? Oui selon l’esprit mais pas dans les ressorts mécaniques. En fait, le capitalisme fordien qui avait tendance à se transformer pour d’identifier à la société s’est progressivement dissocié de cette société, devenant un système hyper complexe, intégré, jouant du levier fordien mais pas pour tout le monde. Le processus en mouvement est visible mais disons assez subtil. Une partie de l’économie, celle qu’on nomme empire, voit un développement fordien avec une élévation des salaires pour les individus qualifiés qui peuvent alors acheter les biens sophistiqués que produit le système, ainsi qu’engranger des profits avec les produits d’épargne. Le cercle vertueux du capitalisme fordien se poursuit, sauf qu’il ne coïncide plus avec la société et qu’une tierce économie se dessine, avec aussi dans les marges les exclus du système. Bref, une frange de la société décroche peu à peu alors qu’une autre progresse vers l’accès aux biens et services les plus élaborés que produit le système. En adoptant une grille de lecture inspirée de Luhmann, on peut penser qu’un capitalisme fordien à haute valeur ajoutée, haute technologie, hauts profits, hauts salaires, s’est auto-organisé comme un colossal sous-système avec la complicité des Etats qui structurent la société pour faire prospérer ce sous-système qu’on peut maintenant désigner comme capitalisme anti-social, un capitalisme qui laisse décrocher une partie de la société. On peut parler d’économie à plusieurs vitesses, voire plusieurs niveaux, mais l’idée d’économie empire et tierce économie semble plus appropriée.
Pour préciser les choses, le principe de l’économie empire, c’est de produire des biens et services à haute valeur et d’offrir des revenus suffisants (salaires et profits) pour que ceux qui les produisent puissent les acheter. Le mécanisme fordien fonctionne ainsi sur un segment social, il permet d’élever le niveau matériel des classes supérieures, entraînant dans le sillage une partie des classes moyennes. Par contre, aux marges, on assiste à un décrochage. Les masses de travailleurs servent de variables d’ajustement. Pour preuve l’exemple des constructeurs automobiles renfloués par l’Etat alors que les sous-traitants subissent l’instabilité de l’emploi des commandes. Et plus généralement, la croissance du travail intérimaire qui par sa plasticité, répond aux besoins d’une économie empire qui sans cesse, se réorganise. Dans le même temps, la tierce économie subit des transformations, s’appauvrissant d’année en année. La dernière innovation dans ce secteur, c’est celui de l’auto-entrepreneur, qui parfois est un ancien salarié d’une entreprise louant ses services aux PME en fonction des carnets de commande. Une vue d’ensemble permet de constater qu’à l’occasion d’une crise financière, c’est la tierce économie qui absorbe la plus grande partie du choc. Ce processus est-il inéluctable ou bien peut-on inventer une autre économie ?
Pour l’instant, non les riches ont gagné la partie