Marasmes. La Grèce nous rappelle l’Argentine et l’Europe ressemble au Japon

par Bernard Dugué
mercredi 28 avril 2010

I. Le marasme gagne l’Europe


La crise européenne risque de durer. Un jour, les historiens diront peut-être que l’Europe de 2010, c’est le Japon de 1990. Autrement dit, en perspective, une bonne dizaine d’année sans croissance soutenue, avec un marasme social durable. Un humoriste, singeant les intellectuels écolos, écrira peut-être un jour un traité sur le non développement minable. La crise de 2010, Pschitt ou Boum ? Une crise se résout par une transformation, à moins que les opérations financières ne se soient stabilisées pour un « bad deal » de plus de dix ans. C’est cela le signe de 2010. En 1930, un président américain proposait un new deal, non sans faire appel à l’effort de tous. Le « bad deal », c’est la compromission avec le spectateur qui ne prend plus en main l’avenir de son pays, le sort de ses concitoyens, mais qui exécute le quotidien et se délecte des potins mondains, des polémiques sans enjeu réel, bref, le spectateur, on sait qu’il est là, tapis derrière son écran, en embuscade pour snipper de manière factice les méchants que les politiciens et les médias désignent à la vindicte du ressentiment populaire alors qu’un passant s’écrie dans un jardin public, « polygame is over ». Les serviteurs volontaires offrent leur temps de cerveau émotif aux médias. L’acteur politique que devrait être le citoyen est comme tétanisé par le titanesque déchaînement des tonnerres financiers avec l’entêtement des endettés conduisant vers le terminus de la faillite lorsque la dette qui tonnera nous plongera dans l’étonnement. C’est la société des fêtes qui se transforme en société défaite. Le festif participant à l’événementiel se donne l’illusion de diriger sa vie et de vivre comme un acteur. Il bouge ! Mais en politique, rien ne bouge et tout s’agite, faute d’agir intelligent.


En France, comme dans les années 1930, les gens ne pressentent pas le danger. Voilà déjà une demi douzaine d’années de marchés financiers débridés et de montée de l’immobilier pratiquée dans la plus anesthésiante des innocences, une économie bancale dont l’efficacité a reposé sur le crédit, autrement dit, sur un décalage temporel des comptabilités réelles. Un jour, il fallait bien que le réel nous tombe dessus. C’est fait mais les comptes ne sont pas encore achevés et cette dette, ces bulles, elles pèsent sur l’avenir des sociétés européennes. Nul ne sait comment ça finira mais la plupart songent déjà aux vacances. C’est comme en 1930. Mieux vaut ne pas regarder avec les yeux perçant de l’intellect ce qui se passe dans le monde. Et continuer à écouter les phrases lénifiantes ou agaçantes qui se diffusent.


« Il faut tout changer dans ce pays » Ainsi parla non pas Zarathoustra mais le premier ministre Papandréou qu’on pressent bien empêtré dans la mouise économique car comme il le sait, il faudra du temps à la Grèce pour « tout changer ». C’est une belle résolution mais elle résonne comme une incantation lancée telle une prière chamanique non pas pour faire tomber la pluie mais les milliards d’euros que l’Europe et le FMI s’apprêtent à prêter à ce pays pour faire face à sa dette. En ouvrant l’œil, l’analyste doit se dire que c’est trop tard. L’Europe et l’euro, c’était une expérience, comme celle des Soviets, qui s’est achevée en 1992. Rien ne permet de prédire un scénario soviétique mais on sait une chose, c’est que la construction européenne ne peut fonctionner qu’avec les bonnes volontés et la rigueur de tous. Sans vouloir vexer les Grecs, force est de constater qu’ils ont un peu picoré au poulailler du budget communautaire et joué les cigales en augmentant les dépenses publiques sans se soucier des rentrées fiscales et de la nécessité de développer une économie performante. L’Irlande a de ce point de vue mieux joué, mais sans doute, la concurrence fiscale a permis à ce pays de se doter d’industries performantes en sacrifiant les services publics. L’Irlande et la Grèce, ce sont les extrêmes de l’Europe, sur la carte et dans la gestion économique.


C’est fini, c’est trop tard. La Grèce ne pourra pas transformer son économie pour revenir à l’équilibre et le sort de ce pays, c’est de s’appauvrir. Mais pas de quoi s’affoler, même appauvrie, la Grèce comme du reste le Portugal ou l’Espagne, ont largement de quoi subvenir aux nécessités des plus nécessiteux. Un « pauvre » de l’Europe en 2010 a un niveau de vie supérieur à celui d’un bourgeois de l’Ancien Régime. Néanmoins, compte-tenu de l’immersion de l’existence dans un milieu social, le bourgeois de 1730 se voyait très riche, alors que le smicard européen de 2010 a le sentiment d’être très pauvre. Cette crise de 2010 ne ressemble pas à celle de 1930, excepté dans ses ressorts, la cupidité des opérateurs. Il n’y a pas de déficit d’industrialisation. Et c’est ce qui rend la tâche des financiers publics délicate. Car la quantité de production industrielle, disponible et commercialisable, est prise par les nouveaux pays industriels, qui sont de plus en plus nombreux et de plus en plus industrialisés. La vérité, c’est que l’Europe est dans une impasse et que l’économie de la connaissance n’y fera rien, sauf à enfumer les citoyens et les dirigeants par un mythe savamment construit.


II. De Grèce en Argentine


La situation de la Grèce ressemble par quelques traits essentiels à celle de l’Argentine avant la crise de 2000. En 1992, le ministre argentin de l’économie avait conclut un accord très particulier, celui d’un currency board avec le dollar. Le principe est de régler la politique monétaire de l’Argentine en fonction des entrées de dollars. Cela pour lutter contre l’inflation et attirer les investissements. Le peso est alors calé sur le dollar. Ce deal a fonctionné des années mais n’a pas résisté à la montée du dollar en 1998. Les exportations argentines sont devenues moins concurrentielles, fait aggravé par la dévaluation du real, monnaie de son premier partenaire économique. L’Argentine est entrée dans une sévère déflation qui n’a pas pu être gérée à cause des résistances internes. Les salariés du privé et public n’ont pas voulu des baisses de revenus, alors que les prix auraient dû baisser. Le FMI, qui n’aime pas les currency board et on le comprend, car on ne sait pas comment en sortir, avait préconisé la conduite d’une déflation mais rien n’y fit et sous la pression des marchés financiers, le bad deal a été réglé. Le peso a décroché du dollar en 2001. A noter la prospérité des classes bourgeoises et des classes moyennes lors de cet épisode où l’on voyait des touristes argentins claquer leurs thunes plus allègrement à Prague que leurs homologues français ou allemand.


La Grèce elle aussi, a vécu les années heureuses après l’entrée dans l’euro. Les dépenses publiques ont cru de dix points par ans, alors que les politiques clientélistes du pays aux mille îles ont permis à une minorité de bien s’engraisser. Bref, cela ressemble à l’Argentine. Et l’euro, c’est dans la pratique et les conséquences le même mécanisme qu’un currency board. Sauf qu’il n’y a pas un tandem de deux monnaies mais une seule, la Grèce étant privée de son pouvoir d’émission, comme du reste tous les pays de la zone euro. Ceux qui imaginent que la Grèce puisse sortir de l’euro se trompent. C’est déjà difficile avec un currency board alors imaginez avec une monnaie unique. La Grèce souffre d’un déficit d’industrialisation et comme pour l’Argentine, DSK, la voix du FMI, préconise un sérieux ravalement des prix et salaires qu’on appelle déflation. Ce qui signifie que le temps des cigales est achevé. Mais pas celui de la fronde sociale. Pourtant, la déflation semble la seule solution. Un cercle vertueux faisant que les prix baissent en même temps que les salaires. Du coup, la Grèce devient compétitive et ne souffre plus de cet euro encore trop fort qui l’a pénalisée tout autant que le dollar a miné la compétitivité argentine pendant les dernières années du currency board. Le réalisme du marché revient. Et finalement, la déflation consiste, pour un pays de la zone euro, à une dévaluation de son économie, faute de pouvoir dévaluer sa monnaie.


A noter, la résilience nationale. L’Argentine a vu son PIB baisser de 21 points entre 1998 et 2001, alors que le chômage atteignit 23 points et qu’une moitié d’habitants étaient classés sous le seuil de pauvreté. Quant à la dette publique, elle a atteint les 140 milliards. C’est semble-t-il moins que la Grèce. L’économie argentine a repris des couleurs depuis le clash de 2000. Elle le doit à ses capacités industrielles, ses ressources et à ses travailleurs efficaces et formés à bonne école. La Grèce a-t-elle autant d’atouts que l’Argentine pour se sortir de l’impasse ? Pas sûr. Et l’Europe, est-elle mieux lotie ? A priori, on peut penser que oui, au vu des capacités dont disposent les deux moteurs que sont la France et l’Allemagne mais cette dette qui pèse risque de japoniser l’Europe.


(Quant à la menace que fait peser la Grèce sur l’euro, c’est une farce, la Grèce, deux pour cent du PIB européen, faisant chuter l’euro, c’est comme si on avait craint que l’Argentine puisse entraîner le dollars vers la chute. Néanmoins, la Grèce pourrait faire faillite. Y a-t-il une procédure pour gérer cette situation dans le traité de Lisbonne rédigé par l’homme aux six cerveaux ? Quand un individu ne peut pas rembourser son prêt, sa maison est saisie. Va-t-on exproprier les Grecs de chez eux ? Et saisir quelques îles ? Quelle horreur, ces îles au nom mythique, Lesbos, Mykonos et Samos, rachetées par les créanciers, rebaptisées en îles BNP, Goldmann Sachs et Axa !)


Japoniser l’Europe ? Allons bon ! Il y aurait bien une solution pour sortir de l’impasse économique. Je l’avais déjà évoquée sur cet espace de libre expression mais au fond, je ne sais pas si notre société de spectateurs a vraiment la volonté de sortir de la situation, chacun essayant de gérer ses intérêts tout en pratiquant un déni de réalité sur les souffrances d’une large minorité.


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