Maurice Allais, protectionniste raisonnable et physicien déraisonnable

par Sylvain Rakotoarison
mardi 19 octobre 2010

Après Georges Charpak le 29 septembre 2010, la France a perdu un autre Prix Nobel le 9 octobre 2010, Maurice Allais, personnage atypique des milieux intellectuels.

Ce n’est pas vraiment un Prix Nobel mais le "Prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel" créé en 1968. On dit malgré tout que c’est le Prix Nobel d’Économie. Cette année, il a été décerné le 11 octobre 2010 à deux Américains et un Chypriote.

Deux jours auparavant, le seul lauréat français (récompensé en 1988), Maurice Allais, s’éteignait. Il allait avoir 100 ans le 31 mai prochain.

Il a eu droit samedi dernier (16 octobre 2010) a un enterrement en grandes pompes républicaines aux Invalides en présence de Valérie Pécresse, la Ministre de la Recherche, qui loua l’indépendance passionnée de ce professeur de l’École des Mines : « Maurice Allais était taillé pour la physique. C’est le malheur des temps qui l’amena à l’économie. ». C’est curieux car cette phrase pourrait s’appliquer aussi à un autre Français récemment disparu (le 14 octobre 2010), Benoît Mandelbrot, en remplaçant physique par mathématiques.

La ministre a poursuivi en donnant la définition des sciences qui, pour être valides, ne peuvent être que confirmées par l’expérience : « Tout le génie de Maurice Allais est dans le dialogue entre le concept et l’expérience, un dialogue qui était à ses yeux la marque de la science authentique. ».


De brillantes études scientifiques qui mènent …à l’économie

Fils d’une crémière et orphelin de père (mort à la guerre en 1915), brillant élève (Lakanal mais il n’entre pas major à Polytechnique donc il redouble à Louis-le-Grand, X31 –major à l’entrée et à la sortie– et Mines, voir ses notes ici), Maurice Allais a enseigné et réalisé ses recherches au CNRS, aux Mines, à l’Institut de la Statistique et à l’Université Paris 10 (Nanterre).

C’est lors d’un voyage aux États-Unis en 1933 (entre l’X et les Mines), où il a vu les ravages de la crise financière lors de la Grande Dépression, qu’il s’est tourné vers l’économie, passion renforcée par l’observation des grèves après la victoire du Front populaire de 1936 : son objectif personnel devient de « chercher à établir les fondations sur lesquelles une politique économique et sociale pourrait être valablement édifiée ».

Paradoxalement, Maurice Allais, scientifique, est nommé professeur d’économie aux Mines en 1944 (à 33 ans) alors qu’il n’a aucun diplôme académique en économie. Il a été aidé par Raymond Fischesser (directeur des études) qui avait été séduit par son premier livre en économie (en 1943) et le conseil de l’école l’a suivi avec une courte majorité. Il enseigna l’économie aux Mines pendant quarante-quatre ans. En économie, en effet, Allais fut un autodidacte et a intégré par la lecture toutes les réflexions des plus grands économistes.

Maurice Allais n’avait, à son esprit, qu’un seul élève, l’économiste Gérard Debreu (Prix Nobel d’Économie 1983), mais beaucoup d’autres ont suivi ses cours, notamment Thierry de Montbrial (qui le reçoit le 19 octobre 1993 à l’Académie des sciences morales et politiques), Jean-Louis Bianco ou encore… Dominique Strauss-Kahn. Concrètement, l’œuvre de Maurice Allais a beaucoup influencé la réflexion des économistes d’après guerre.

Parmi ses premières idées, il a constaté expérimentalement que dans des choix incertains, paradoxalement, plus le risque était important, plus la prime de risque était avantagée sur la sécurité.


Pas si souverainiste qu’on a voulu le décrire

D’un libéralisme peu orthodoxe favorable à l’Europe politique, Maurice Allais a décrit les effets nocifs d’une politique concurrentielle au sein de l’Union européenne sans adopter de préférence communautaire, politique qui a détruit de nombreux emplois industriels par la mondialisation des marchés.

Beaucoup ont pu se méprendre sur la pensée de Maurice Allais notamment sur le protectionnisme et la construction européenne. Cela lui a valu d’être récupéré par beaucoup de souverainistes (en particulier par l’extrême gauche et paradoxalement, par le Front national qui l’a même cité dans son programme).


Voici ce qu’en pensait Thierry de Montbrial dans un discours prononcé en 1993 devant Maurice Allais : « Beaucoup de lecteurs considèrent [Maurice Allais] aujourd’hui comme un champion du protectionnisme. Quiconque connaît l’ensemble de son œuvre ne peut que déplorer ce jugement profondément inexact. En réalité, Maurice Allais reste cohérent avec lui-même. Dès lors que les trois conditions que je viens d’exposer ne sont pas remplies vis-à-vis de l’extérieur, la Communauté européenne doit assurer sa sécurité économique, non pas en s’établissant comme une forteresse (…) mais en s’entourant d’un niveau de protection raisonnable. En même temps, elle doit renforcer ses structures politiques internes pour ne pas s’exposer elle-même à un risque de morcellement découlant des mêmes causes. Depuis près de cinquante ans, Allais n’a cessé de développer l’idée que l’union politique devait précéder l’union économique ou tout au moins se développer en parallèle. Le libéralisme économique ne peut être que proportionnel, si l’on ose dire, à l’organisation politique. ».


Contre une Europe qui se déshabille en pleine tempête

En septembre 2005, Maurice Allais combattait le libre-échangisme qu’il assimilait à une laisser-fairisme : « Le véritable fondement du protectionnisme, sa justification essentielle et sa nécessité, c’est la protection nécessaire contre les désordres et les difficultés de toutes sortes engendrées par l’absence de toute régulation réelle à l’échelle mondiale. ».

Parmi les désordres : l’instauration du système des taux de change flottants pour les monnaies, à partir de 1974. Il insistait lourdement : « Les adversaires obstinés de tout protectionnisme, quel qu’il soit, commettent une (…) erreur : ne pas voir qu’une économie de marchés ne peut fonctionner correctement que dans un cadre institutionnel et politique qui en assure la stabilité et la régulation. ».

Selon lui, la libéralisation des échanges et des mouvements de capitaux ne peut être souhaitable que dans le cadre d’ensembles régionaux au développement économique et social comparable.

Il proposait ainsi de modifier l’article 110 du Traité de Rome pour instaurer la préférence communautaire. Cet article précise depuis le 25 mars 1957 : « En établissant une union douanière entre eux, les États membres entendent contribuer, conformément à l’intérêt commun, au développement harmonieux du commerce mondial, à la suppression progressive des restrictions, aux échanges internationaux et à la réduction des barrières douanières. ».

Maurice Allais aurait préféré le transformer par cette version : « Pour préserver le développement harmonieux du commerce mondial, une protection communautaire raisonnable doit être assurée à l’encontre des importations des pays tiers dont les niveaux de salaires au cours des changes s’établissent à des niveaux incompatibles avec une suppression de toute protection douanière. ».


Favorable à la retraite… à 100 ans !

À propos des retraites, rappelant la phrase lapidaire du président du tribunal révolutionnaire lors de l’exécution de Lavoisier : « La République n’a pas besoin de savants », il disait ceci (en 2005) : « Personne, dira-t-on, ne saurait aujourd’hui s’associer à un tel jugement. C’est cependant à une telle philosophie démagogique et obscurantiste qu’objectivement, sinon subjectivement, se réfère la législation actuelle sur la mise à la retraite obligatoire des savants, quelle que puisse être la valeur de leurs contributions à la science. Il suffit de considérer l’histoire passée de la science pour réaliser combien une telle législation est rétrograde, et à vrai dire, suicidaire pour la société qui la met en œuvre. ».

Après avoir cité de nombreux savants : « Tous ces savants, et une foule d’autres, ont publié après 70 ans des travaux d’une valeur tout à fait exceptionnelle. ».

Puis il continuait sur les raisons possibles du législateur : « On dit qu’il faut rajeunir les cadres de la recherche scientifique et de l’enseignement supérieur pour leur assurer un plus grand dynamisme. Mais une telle justification est réellement insoutenable. Des hommes comme Lagrange, comme Gauss, comme Einstein, comme Louis de Broglie, et tant d’autres, étaient et restent irremplaçables. ».

En réfutant en particulier certaines idées reçues qui ont la vie dure : « On dit encore que pour lutter contre le chômage, il n’y a pas d’autre politique plus efficace que de mettre obligatoirement à la retraite tous ceux qui ont dépassé un certain âge. Mais c’est précisément le contraire qui est vrai. En privant la société d’hommes exceptionnels, on ne peut que compromettre le progrès et le développement des emplois. On ne peut en tout lutter contre le chômage à la retraite forcée les hommes les plus capables. ».

Maurice Allais avait dû prendre sa retraite il y a trente ans, le 31 mai 1980 (il venait d’avoir 70 ans).


Un drôle de physicien

Parmi les multiples distinctions universitaires ou civiles reçues un peu partout dans le monde, j’en citerais quatre : la grande médaille d’or de la Ville de Nancy (en 1990), le diplôme d’honneur de HEC (1993), la légion d’honneur (remise par le Président Jacques Chirac le 14 mars 2005 ; grand-croix attribuée le 31 décembre 2009) et surtout, la Médaille d’or du CNRS obtenu en 1978.

D’ailleurs, contrairement à ce qu’a affirmé Yvon Gattaz, l’ancien président du CNPF (devenu Medef) et condisciple académicien de Maurice Allais, ce dernier n’avait pas obtenu la Médaille d’or du CNRS pour les sciences physiques mais pour les sciences économiques (son domaine d’excellence) comme l’indique le site du CNRS (d’autant plus que cette année-là, 1978, il y a eu deux Médailles d’or pour récompenser aussi un physicien).

Pourquoi évoquer les sciences physiques ? Justement une petite curiosité intellectuelle.

Passionné également de physique (sa formation d’origine), Maurice Allais croyait en l’existence de l’éther (qui remplacerait le vide de l’univers) qui engendrerait une anisotropie de l’espace (propriétés différentes en fonction de l’une des directions de l’espace), remettant en cause les travaux d’Einstein sur le Relativité restreinte.

La communauté scientifique n’a jamais pris au sérieux ses "travaux" dont la pertinence était plus que douteuse : il interprétait mal les imprécisions d’une expérience datant de la fin du XIXe siècle et qui a été validée par la suite avec des résultats bien plus précis qu’Allais avait refusé de prendre en compte. Jean-Marc Lévy-Leblond (physicien bien connu) a rappelé que c’est souvent par « chauvinisme polytechnicien » que certains intellectuels français se sont opposés à Albert Einstein.


Avant tout, un brillant intellectuel

Malgré ce "donquichottisme gravitationnel", Maurice Allais a montré qu’il avait été une véritable "éponge intellectuelle", se nourrissant de nombreux domaines de la science (économie, histoire, physique) et faisant marcher sa mécanique cérébrale avec une fécondité qui a de quoi impressionner. Il continuait à rédiger des livres ou des articles encore à 96 ans.

En 1993, Maurice Allais résumait ainsi sa passion de la recherche, une définition que pourraient reprendre beaucoup de chercheurs scientifiques : « L’imagination créatrice, c’est voir autrement que les idées reçues. La préoccupation de la synthèse, c’est réunir en un même ensemble cohérent des éléments qui apparaissaient à première vue comme disparates ou contradictoires ; c’est mettre des rapports nouveaux entre des faits qui semblaient sans liaison, des régularités jusqu’alors inaperçues, des relations invariantes dans l’espace et au cours du temps. ».


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (19 octobre 2010)
http://www.rakotoarison.eu

Pour aller plus loin :
Textes et documents (parfois à télécharger) pour mieux connaître Maurice Allais.

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