Naomi Klein : l’électrochoc planétaire

par Dogood
mardi 15 juillet 2008

L’argent, c’est le nerf de la guerre. C’est une expression «  populaire  » que l’on entend souvent, dans le sens que rien n’est possible sans un minimum de moyens financiers. On dit aussi souvent que les expressions «  populaires  » renferment la plupart du temps des vérités, une sagesse, un bon sens certains. Ce bouquin de Naomi Klein explore, depuis la nausée provoquée chez tout être humain digne de ce nom par les descriptions des tortures étudiées et mises en pratique au cours des temps sur les individus, jusqu’à la nausée provoquée par les mêmes tortures appliquées à des populations entières. Tout au long de l’ouvrage, le lecteur se référera aux 70 pages de notes, à la fin, toutes vérifiables, toutes publiées et publiques. Jusqu’à la nausée.

Voici comment les éditeurs concluent la quatrième de couverture : "Remarquablement conduite et documentée, cette histoire secrète du libre marché, qui dessine une nouvelle éthique de l’investigation journalistique, s’affirme comme une lecture indispensable pour réévaluer les enjeux des temps présents et à venir, vis-à-vis desquels les citoyens du monde portent, ensemble, une responsabilité impossible à déléguer".

Secrète, car à la différence de l’économie traditionnelle, telle qu’on la connaissait jusqu’à présent, l’économie du désastre se fonde obligatoirement sur des ententes opaques entre gouvernements et corporations ; les uns comme les autres doivent en effet jongler en permanence avec l’opinion publique, aujourd’hui globale et instantanée, pour mener à bien leurs projets.

L’économie du désastre demande, pour fonctionner, un aveuglement et un cynisme à toute épreuve. Pas de sensiblerie ici, uniquement de l’efficacité, et du gigantisme. Gigantisme des transactions, des falsifications menant au gigantisme des profits réalisés. Énormité des mensonges proférés, entretenus, prouvés. Les thèses qui sous-tendent les activités de cet ultralibéralisme de la catastrophe se rapprochent d’une espèce de pseudo-religion de la puissance, en même temps que de la destruction créatrice, qui n’hésitera pas à aller piocher ici et là dans la tradition les symboles, histoires et légendes qui lui conviennent. Le seul objet, au final, c’est le vol massif des richesses des populations, la spéculation effrénée s’occupant du reste, c’est-à-dire la richesse et les profits incommensurables réalisés par quelques-uns au détriment de tous. Bien sûr, la plupart d’entre les citoyens du monde ont entendu qu’une infime minorité sur la planète possède la majeure partie des richesses. Mais cela n’arrive pas comme une fatalité naturelle, il y faut des projets, des hommes et des femmes. Il y faut la conscience. De ce point de vue, l’ouvrage de Naomi Klein, même s’il demeure timide sur un certain nombre de points, notamment le 11-Septembre 2001, préférant s’attarder sur les conséquences immédiates que sur la nature des causes de cette catastrophe (probablement pour des raisons d’édition pure et simple), possède une vertu : il informe, sur des bases claires, réelles et documentées, sur la nature de la conscience qui provoque et profite de ces cataclysmes. Le coup d’État de Pinochet au Chili, l’effondrement de l’URSS, le massacre de la place Tiananmen, l’Argentine, la Bolivie, Mandela en Afrique du Sud, l’Indonésie, l’Irak, le cyclone Katrina, Guantanamo, etc., tous ces événements de l’histoire récente sont épluchés, observés au microscope et, surtout, au macroscope économique, politique et idéologique.

Pourquoi donc, au final, y aurait-il là pour les citoyens du monde, une responsabilité impossible à déléguer ? Que veulent dire les éditeurs dans leur quatrième ? Bien sûr, la quatrième doit être attractive, vendeuse, ce livre étant un produit, qui doit être vendu. Ici, tout se passe comme si le sujet même du livre avait obligé les éditeurs à dire une chose sans la dire, tout en l’affirmant fortement. Pourquoi n’auraient-ils pas pu écrire : « cette histoire secrète du complot des tenants de l’ultralibéralisme, etc. » Le mot eut été lâché, et l’accusation de « théoricien du complot » n’aurait pas manqué de suivre, accompagnée du discrédit habituel. Mais justement, le thème du livre, qui, il faut le rappeler, s’appuie sur des notes précises, datées, publiées, c’est précisément « l’histoire secrète... » « Complot », « histoire secrète » semblent être ce que l’on appelle des synonymes. Ailleurs, dans la même quatrième de couverture, voici ce que l’on peut lire : « [...] Naomi Klein dénonce [...] l’existence d’opérations concertées dans le but d’assurer la prise de contrôle de la planète par les tenants d’un ultralibéralisme tout-puissant ». « Opérations concertées », « prise de contrôle de la planète ». Là encore, le mot « complot » n’est pas employé. Ni le mot « théorie ».

La thèse avancée est donc qu’un groupe d’humains, dans le but de contrôler la Terre et ses habitants, se sont concertés et se concertent encore de nos jours, bien à l’abri des regards des populations, ce qui est somme toute logique, puisqu’il s’agit de les contrôler, avec, dernière touche de fantaisie, l’objectif de leur faire aimer ce qui précisément les contrôlent.

Une théorie est d’abord basée sur des hypothèses. Au cours de l’expérimentation, ces hypothèses de départ doivent être mises à l’épreuve, pour être soit confirmées, soit infirmées. Celles qui sont infirmées sont abandonnées en cours de route, généralement remplacées par des versions plus élaborées, conformes aux dernières expérimentations, ou tout simplement oubliées, car ne se rapportant à aucune réalité. Ainsi, les phénomènes sont petit à petit mieux perçus, mieux expliqués et, en général, malheureusement, mieux exploités. Après la lecture du bouquin de Naomi Klein, après consultation de ses sources, il faut se rendre à l’évidence. Non seulement il n’y a pas de « théorie du complot » et il n’y en aura jamais, mais voilà que c’est au tour de l’humanité tout entière d’être la victime d’un complot, tout à fait vérifiable celui-là, puisqu’il ne se base pas sur des hypothèses, mais sur des faits, des faits, et uniquement des faits.

Pour contredire ces affirmations, il faudra montrer que le Dr Ewen Cameron et la CIA non seulement n’existent pas, mais que les recherches de l’un en vue d’effacer la conscience de l’individu et de la remplacer par une autre plus propre et conforme n’ont jamais été financées par l’autre.

Il faudra montrer que Milton Friedman, ses déclarations, ses écrits, et ce que l’on a appelé l’école de Chicago sont des inventions de l’esprit. Un exemple ?

« Seule une crise – réelle ou supposée – peut produire des changements. Lorsqu’elle se produit, les mesures à prendre dépendent des idées en vigueur dans le contexte. Telle est, me semble-t-il, notre véritable fonction : trouver des solutions de rechange aux politiques existantes et les entretenir jusqu’à ce que le politiquement impossible devienne le politiquement inévitable. »

Préface de la nouvelle édition anglaise (1982) du livre de Milton Friedman (assisté de Rose D. Friedman), Capitalisme et liberté (note 33, chap. 6).

Il faudra aussi montrer, et prouver, que Donald Rumsfeld n’a jamais été un « disciple » du précédent. Ainsi que nombre d’autres, au pouvoir actuellement. Un autre exemple ?

« Quand je suis près de Milton et que je lui parle, je me sens plus intelligent. »

Donald Rumsfeld, « Tribute to Milton Friedman » (note 13, chap. 14).

Il faudra prouver que les Chicago Boys, autres disciples du même Milton Friedman, et de ses thèses démentielles, n’étaient pas au Chili, en Argentine, en URSS, en Indonésie, en Afrique du Sud, et ailleurs, aux moments précis où les crises en question se produisaient.

Et ainsi de suite. Ouvrez le livre, à n’importe quelle page, n’importe quelle crise historique récente, lisez quelques lignes, arrêtez-vous à la première note que vous trouverez, et allez vérifier. Point.

Impossible ici de lister l’intégralité des références historiques, ouvrages, discours, comptes-rendus, émissions, statistiques cités par l’auteur. La conclusion, c’est qu’avec l’accélération (provoquée) de l’histoire que l’humanité connaît aujourd’hui, le piège est en train de se refermer, et que pour les victimes de cette gigantesque tromperie, mieux vaut être informé de la nature exacte du piège. Y échapper relève de l’utopie, car qui est prêt à renoncer consciemment à ce moyen d’action extrêmement efficace qu’est l’argent, concentré maintenant dans quelques méga-corporations ? Qui est prêt à cesser tout bonnement toute forme de consommation ? Qui est prêt à risquer de disparaître, tant numériquement, que civilement ? Pour aller où ? Et d’ailleurs, qui est prêt à cesser de se déplacer, quotidiennement, pour un oui ou pour un non ?

Climax : ils contrôlent tout ce à quoi nous ne pouvons pas renoncer.

Car nous aimons nos maisons, nos équipements, nos ordinateurs, nos voitures, nos téléphones, nos nourritures emballées, nos médicaments. Nous ne pouvons pas nous en passer, et c’est ce qu’ils attendent de nous. Seuls quelques-uns, au prix de sacrifices énormes, peuvent encore espérer mener leurs existences comme ils l’entendent. A l’écart, probablement, cachés, certainement.

Aussi bizarre ou stupide que cela puisse paraître, il ne reste, heureusement ou malheureusement, qu’une ou deux possibilités ; dans les deux cas, un électrochoc planétaire.

Une intervention extérieure, peut-être une crise globale et instantanée, donc incontrôlable.

Une intervention intérieure, une prise de conscience globale et instantanée, un tsunami mental de six milliards d’individus.

Dominique Godon

Notes de lectures de La Stratégie du choc, Naomi Klein, ed. LEMÉAC/ACTES SUD

Écoutez TRANSITION (Texte) (Télécharger), du groupe de rock apocalyptique français Godon(e)


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