Niches fiscales : du chihuahua au dogue allemand
par Terra Nova
samedi 2 octobre 2010
Le gouvernement a annoncé qu’il ferait des niches fiscales une cible prioritaire du Projet de Loi de Finances 2011. Celles-ci sont en effet le maillon faible du budget de l’Etat : elles lui coûtent 200 milliards d’euros par an, servent aux plus fortunés pour l’optimisation fiscale, et leur efficacité économique, sociale ou environnementale n’est souvent pas avérée. Selon Olivier Ferrand, président de Terra Nova dans cet article pour Slate.fr, face au défi des niches, le « coup de rabot » de 10 milliards d’euros du gouvernement ressemble à un coût d’épée dans l’eau : il est pourtant possible, comme l’a démontré Terra Nova, de supprimer l’équivalent de 50 milliards d’euros de dépenses fiscales pour un gain budgétaire net de 25 milliards d’euros.
Le gouvernement a raison de cibler les niches fiscales : c’est bien le « maillon faible » du budget de l’Etat. Mais le « coup de rabot » qu’il envisage est-il satisfaisant ?
Commençons par le commencement : qu’est-ce qu’une niche fiscale ? Une niche fiscale, ou « dépense fiscale » dans la terminologie officielle, est une disposition fiscale dérogatoire à la règle d’imposition de droit commun. Il s’agit d’une charge financière qui prend la forme, non pas d’une inscription en dépense, mais d’une atténuation de recette. La règle de droit commun n’est toutefois pas définie de manière intangible. C’est ce qui explique le caractère fluctuant du périmètre des dépenses fiscales, avec une grande latitude laissée à l’arbitraire politique.
Dans ce contexte, on peut répertorier trois strates de niches fiscales. Il y a d’abord les niches fiscales officielles. Ce sont celles répertoriées dans le classement fourni par le projet de loi de finances (PLF). La France en détient le record mondial, et de très loin : 468 dépenses fiscales sont recensées dans le PLF 2010 pour une perte de recettes atteignant 74.8 milliards d’euros (soit près de 4% du PIB). La moitié de ces niches porte sur l’impôt sur le revenu (IR).
Il y a ensuite d’anciennes niches officielles, qui ont été déclassées au fil du temps. Ce déclassement, censé reposer sur des critères objectifs, est en vérité largement arbitraire, comme l’a dénoncé la Cour des comptes. Dans son rapport public annuel de 2010, la Cour des comptes évalue à plus de 70 milliards d’euros les dépenses fiscales effacées de la liste. Le volume des niches fiscales, classées et déclassées, atteint dès lors environ 150 milliards.
Il y a enfin une dernière strate : les mesures équivalentes à des niches fiscales. Certains dispositifs n’ont jamais été classés en niches fiscales mais relèvent de la même définition. Il s’agit notamment du quotient conjugal et du quotient familial à l’impôt sur le revenu, ainsi que du mécanisme du prélèvement forfaitaire libératoire sur de nombreux revenus financiers et de la défiscalisation de l’épargne populaire. Ces dispositifs ont un coût budgétaire très élevé, de l’ordre de 70 milliards d’euros également.
Ainsi, au sens large, les niches fiscales dépassent 200 milliards d’euros : plus de 10% du PIB ! Un volume pharaonique : la suppression des seules niches fiscales permettrait ainsi d’éponger bien au-delà des déficits publics du pays (8% du PIB).
Les niches fiscales ont un coût budgétaire phénoménal, elles ont aussi de sérieux effets pervers.
Premier effet pervers : un problème de transparence et de maîtrise budgétaires. Une norme d’évolution des dépenses budgétaires a été définie, aux fins de maîtrise des finances publiques. Or les dépenses fiscales permettent de contourner cette norme. Ce n’est pas un hasard si l’augmentation de leur nombre s’est accélérée depuis l’instauration de cette norme : on comptabilise 200 nouvelles niches fiscales créées depuis 2002, pour un volume total de 17 milliards d’euros. En outre, on tend à remplacer des crédits budgétaires, dont le montant est connu à l’avance, par des mécanismes fonctionnant à « guichet ouvert », qui peuvent dériver avec le temps, et qui d’ailleurs le font souvent. C’est le cas par exemple de « l’amendement Copé » (exonération des plus-values de cession de titres pour les holdings financières) : il a coûté 20 milliards d’euros en trois ans, « explosant » littéralement les évaluations prévisionnelles.
Deuxième effet pervers : un problème d’équité sociale. Les niches fiscales représentent environ les deux tiers du produit de l’impôt sur le revenu : 35 milliards sur 50… Elles affaiblissent ainsi profondément le principal impôt redistributif de notre système fiscal. Pire, certaines niches ont été détournées et servent aux contribuables les plus fortunés pour une optimisation fiscale à grande échelle. De fait, les 100 principaux bénéficiaires des niches fiscales réduisent leurs impôts de plus de 1 million d’euros et 20 d’entre eux ne paient plus d’impôt sur le revenu de ce fait.
Le dernier effet pervers concerne l’efficacité des niches fiscales. Elles s’avèrent souvent inefficaces voire contre-productives au regard des objectifs économiques, sociaux ou environnementaux censés les justifier. Prolifération, superposition et objectifs clientélistes ont achevé de rendre illisibles et contradictoires nombre de dispositifs.
Face à ce constat, les propositions du gouvernement ne sont pas à la hauteur des enjeux. Leur ambition est insuffisante. La France doit faire face à un « mur de la dette », avec un déficit public annuel de 150 milliards d’euros. Dans ce contexte, le « coup de rabot » de 10 milliards d’euros est avant tout un coup d’épée dans l’eau. Les marges de manœuvre sont beaucoup plus importantes pour un gouvernement qui se voudrait volontariste. C’est d’autant plus vrai que 17 milliards d’euros de niches nouvelles ont été créées depuis 2001, par cette même majorité politique, ce qui relativise l’effort affiché aujourd’hui : même après le coup de rabot, le bilan net de la droite restera négatif.
Le gouvernement est aussi, il faut bien le dire, d’une belle hypocrisie. Pour limiter l’optimisation fiscale à grande échelle des contribuables les plus fortunés, à la fois inéquitable et source d’une perte très importante de revenus fiscaux, un plafonnement global par contribuable a été introduit en 2009 (20 000 euros et 8% du revenu). Le gouvernement envisage de le durcir. Pourtant, son efficacité est marginale : il n’a rapporté que 200 millions d’euros, soit 0.5% du total des 35 milliards de niches fiscales à l’impôt sur le revenu. Pourquoi ? Tout simplement parce que les principales niches utilisées pour l’optimisation fiscale à grande échelle (« niches VIP »), notamment les dépenses fiscales pour l’outre-mer, ne sont pas couvertes par le plafond ! C’est énorme, mais ça passe…
Le gouvernement, enfin, choisit des cibles particulièrement contestables. Il a décidé de faire porter son effort de réduction des niches, notamment, sur les dispositifs écologiques. Les aides aux installations par les particuliers de panneaux photovoltaiques, chauffage solaire, pompes à chaleur ou double vitrage (isolation thermique) seront fortement diminuées. On peut raconter ce que l’on veut – dérive budgétaire des mesures, effets d’aubaine pour les fournisseurs… - une telle diminution est incompatible avec une priorité politique donnée à l’environnement. Elle est un nouveau témoignage de l’abandon par le gouvernement de sa priorité écologique, entamé avec le retrait de la taxe carbone.
Voilà pourquoi les propositions gouvernementales ne sont pas satisfaisantes, ni dans leur volume, ni dans leurs cibles : ce sont d’autres niches, et à une toute autre échelle, que le gouvernement devrait viser. Terra Nova vient de rendre publiques, lundi 27 septembre, ses propositions pour une réforme progressiste des niches fiscales, dans un rapport intitulé « Niches fiscales : une réforme volontariste est possible ».
Le rapport de Terra Nova affirme un objectif clair : un rendement budgétaire maximum. Le surendettement nous menace très directement. L’objectif central de la réforme des niches fiscales est de contribuer à la réduction du déficit budgétaire. En d’autres termes, et en mettant de côté les précautions de langage, il faut augmenter les impôts. Certes, il ne s’agit pas d’une augmentation générale touchant tous les contribuables. Mais il s’agit d’une augmentation quand même. En s’attaquant aux niches fiscales, le gouvernement reconnaît lui-même qu’il n’y a pas d’autre solution pour rétablir les finances publiques de ce pays que d’augmenter les impôts.
Terra Nova estime qu’il est possible de supprimer, dès 2011, l’équivalent de 50 milliards d’euros bruts de niches fiscales. Si certaines devront être redéployées (sous forme de dépenses budgétaires), le gain fiscal net pourrait s’élever à 25 milliards d’euros. Comment y parvenir ?
Première proposition : généraliser à toutes les dépenses fiscales le plafonnement global par contribuable.
Le plafonnement actuel ne couvre pas toutes les niches. C’est ce qui explique que, en dépit d’un plafonnement par contribuable à 20.000 euros, les contribuables les plus fortunés puissent bénéficier de réductions supérieures à un million d’euros. 97 % des réductions d’impôt des 100 contribuables les plus fortunés transitent par les dépenses fiscales au titre des investissements outre-mer. Or les niches fiscales outre-mer n’entrent pas dans le champ du plafonnement global.
Dans ces conditions, abaisser le plafond par contribuable ne servirait pas à grand chose. L’optimisation fiscale se poursuivrait, en dehors du champ du plafonnement. La bonne méthode est de cesser les hypocrisies et d’étendre le plafond à toutes les niches fiscales.
Seconde proposition : supprimer ou réduire certaines niches fiscales individuelles.
L’objectif n°1 est de supprimer les niches d’optimisation fiscale. La chasse à l’optimisation fiscale est une priorité budgétaire, avant même de justice sociale. Les « niches VIP » utilisées pour l’optimisation fiscale doivent être supprimées en priorité. Certaines de ces niches ont été détournées à des fins d’optimisation mais leur objectif sous-jacent était louable. C’est le cas des niches fiscales outre-mer : le développement des départements français d’outre-mer demeurent une priorité politique. C’est pourquoi, dans ce cas, les plus-values fiscales obtenues par la suppression de ces niches devront être redéployées vers de nouveaux dispositifs, notamment des dépenses budgétaires, ne donnant pas lieu à détournement.
Il faut en outre supprimer les niches contre-productives. Certaines dépenses fiscales se caractérisent par leur injustice sociale, leur caractère anti-écologique ou anti-économique : elles doivent, également, être supprimées. Le bouclier fiscal est emblématique de ces niches. On y trouve aussi, à titre social, les dérogations fiscales pour les retraités aisés (taux minoré de CSG, abattement pour frais professionnels à l’IR, exonération des majorations de pension pour enfants), le quotient conjugal (une formidable essoreuse inter-générationnelle qui redistribue 24 milliards d’euros de pouvoir d’achat des jeunes actifs célibataires vers les couples plus âgés) ou encore la fiscalité dérogatoire sur les revenus du capital (qui favorise la rente contre le travail). On y trouve également, à titre écologique, des mesures comme l’exonération de TIPP pour le transport aérien ou le taux réduit pour le fioul domestique. On rangera enfin dans cette catégorie l’exonération des heures supplémentaires, qui coûte 1.2 milliard d’euros au titre de l’impôt sur le revenu pour un nombre d’emplois détruit de près de 200.000…
Le rapport de Terra Nova propose enfin de toiletter les niches dont l’utilité n’est pas contestée, en fonction de leur rapport coût/efficacité. La plupart des dépenses fiscales ont une utilité - économique, sociale, environnementale. Elles doivent malgré tout être évaluées au regard de leur coût budgétaire. Elles pourront être réduites au regard de l’importance de leur rapport coût/efficacité. C’est typiquement le cas pour la TVA sur la restauration, dont le coût par emploi créé est exorbitant (500.000 euros par emploi !). C’est également le cas pour les investissements locatifs (dispositif « Scellier »), la déductibilité des intérêts d’emprunt pour l’achat d’un bien immobilier ou encore l’emploi d’un salarié à domicile.
Au total, c’est une trentaine de niches pour un gain fiscal net de 25 milliards d’euros que Terra Nova se propose d’abroger ou réduire (cf. détail dans le tableau ci-dessous). Cela représenterait plus de la moitié de l’effort budgétaire (40 milliards d’euros) que le gouvernement cherche à juste titre à mettre en œuvre en 2011. Impossible ? Certainement pas : après tout, il s’agit d’un effort sur moins de 5% des niches existantes, et à peine plus de 10% de leur volume global.
La situation de notre pays est préoccupante. Il n’est plus temps des demi-mesures et des faux-semblants. Le gouvernement a raison : les niches fiscales sont la cible la plus légitime pour faire porter l’effort de rééquilibrage budgétaire. Il s’agit maintenant de passer des paroles aux actes. Et de faire rentrer à la niche un dogue allemand, et non un chihuahua.