Oligopoly, le jeu que vous ne verrez pas sur TF1

par Forest Ent
lundi 23 octobre 2006

Visite d’un système ni étatique, ni libéral.

Tous vos amis avaient un GSM. Ils trouvaient cela très pratique. Il vous en fallait un. Vous avez visité toutes les boutiques de téléphonie et comparé les prix. Vous vous êtes noyé dans la jungle des forfaits "illimités le lundi soir à partir de la 3e minute". Finalement vous avez choisi la bonne offre promotionnelle, celle qui vous convient, en consommateur avisé et au meilleur prix.

Alors lisez cet avis du Conseil de la concurrence du 1/12/2005  :

« Le Conseil a sanctionné les trois opérateurs mobiles, Orange France, SFR et Bouygues Télécom pour avoir mis en œuvre deux types de pratiques d’entente ayant restreint le jeu de la concurrence sur le marché. Le montant total des sanctions prononcées est de 534 millions d’euros. »

Vous avez perdu votre temps. A quelques broutilles près, tous les opérateurs sont au même prix. Cette jungle tarifaire était virtuelle, créée par des services marketing, simplement pour entretenir le brouillard.

Bienvenue à Oligopolis.

Un oligopole est une situation de fausse concurrence dans laquelle un petit nombre d’acteurs, par le biais d’ententes, se comporte comme un monopole. Il est illégal de s’entendre sur les prix, car c’est une "concurrence faussée". L’article L420-6 du Code du commerce prévoit de "un à quatre ans" d’emprisonnement et une amende de 75 000 euros pour « le fait, pour toute personne physique, de prendre frauduleusement une part personnelle et déterminante dans la conception, l’organisation ou la mise en oeuvre de pratiques anticoncurrentielles  ». Mais il n’y a pas de poursuites pénales tous les jours.

Selon Le nouvel observateur du 24/8/2005 : « Lors d’un comité exécutif réunissant en octobre 2002 les dirigeants d’Orange, en présence de l’actuel ministre des Finances Thierry Breton qui venait de prendre les rênes de France Télécom, un "Yalta des parts de marché" aurait été évoqué.  » La condamnation ci-dessus fait suite à une plainte d’UFC-Que choisir de février 2002. Elle est actuellement jugée en appel. L’avocat général a demandé la confirmation de la condamnation, mais n’a pas parlé de transmettre au Parquet pour poursuites pénales. La décision sera rendue le 12 décembre.

Pour évaluer le résultat de cette entente, on peut constater que SFR (groupe Vivendi) a déclaré en 2005 (selon le rapport annuel de Vivendi) un résultat brut de 2,4 milliards d’euros, dont 1 milliard d’amortissements (incluant celui de l’achat discutable de licences 3G), pour un chiffre d’affaires de 8,7 milliards, soit une marge brute supérieure à 16%. La téléphonie représente les deux tiers du résultat du groupe Vivendi. Sa part d’amende de 220 millions a fait baisser en 2005 son résultat d’un seul point (selon le même rapport). Cette amende n’a pas saigné Bouygues, Vivendi et France Telecom. Il ne m’a pas frappé, en tant que consommateur, qu’elle les ait incités à baisser significativement leurs prix (le mien n’a pas bougé depuis trois ans). Ils se répandent depuis en dénégations. Les dirigeants de SFR ont invité leurs clients à venir les rencontrer dans leurs boutiques le 11 décembre, pour leur expliquer qu’ils n’ont pas à demander de remboursement. Je suppose que c’est pour garantir la sérénité de la Cour.

Vous avez compris les règles du jeu Oligopoly : votre GSM est une vache à lait que quelques cow-boys ont réussi à parquer au corral.

Pour souscrire un abonnement d’eau potable, vous n’aurez pas à faire les boutiques, car il n’y qu’un distributeur là où vous habitez. Il a obtenu une concession de la municipalité, ou du syndicat d’agglomération, et a dû négocier durement les tarifs face à une concurrence acharnée. Il y a en effet, depuis plus d’un siècle, deux sociétés privées qui se partagent ces concessions : la Compagnie générale des eaux et la Compagnie lyonnaise des eaux. La première s’est appelée Vivendi, puis Veolia après un schisme. La seconde s’appelle maintenant Suez. Bouygues a tenté de jouer au petit troisième comme en téléphonie, avec la société SAUR, mais vient de la revendre au fonds PAI Partners, dont un des principaux investisseurs est Bruxelles-Lambert, premier actionnaire de Suez.

Ceci a été décrit comme un oligopole par la DGCCRF, qui n’a quand même pas été jusqu’à imposer des sanctions. Pour montrer que cette concurrence acharnée n’a pas empêché ces compagnies de prospérer, je ne vais pas citer les innombrables fois où la presse a estimé qu’elles contribuaient significativement à l’épanouissement de notre vie politique, ce serait trop long. Je demanderai simplement avec quels revenus la Compagnie générale des eaux a racheté SFR, Universal, VU Games, Canal+, c’est-à-dire l’ensemble actuel Vivendi qui capitalise 30 milliards de dollars et n’appartient pas aux abonnés de Veolia et Suez.

A l’issue de la fusion Suez-GDF et de la privatisation de EDF, nous aurons un duopole contrôlant 90% du marché. Quand EDF sera rachetée par Veolia, on aura recréé pour l’électricité et le gaz la situation des concessions d’eau.

Il y a beaucoup de sociétés de bâtiment, mais les travaux publics réalisés pour des collectivités territoriales sont un club plus fermé. L’affaire des lycées d’Ile-de-France portait, selon la presse, sur une centaine de millions d’euros de pots-de-vin entre 1988 et 1997, dans le cadre d’un système de corruption et ententes entre la majorité des entreprises de BTP et partis politiques, relativement à des marchés publics de construction. Des responsables locaux des entreprises, dont Bouygues, ont été condamnés pénalement (pour une fois). Côté politiques, on a remarqué la condamnation de Michel Roussin, ancien ministre et vice-président du Medef, qui a fait appel, et de Guy Drut, ancien ministre qui vient d’être amnistié par Jacques Chirac, maire et conseiller de Paris de 1989 à 1995, évoqué dans l’affaire mais protégé par l’immunité présidentielle. Le jugement du Tribunal correctionnel de Paris du 26/10/2005, qui contient quelques centaines de pages, n’est malheureusement pas en ligne. On se consolera avec cet avis du Conseil de la concurrence du 22/3/2006, concernant l’affaire Drapo :

«  Dans le prolongement d’une procédure pénale, dirigée contre plusieurs personnes physiques, ouverte en 1994, et qui s’est terminée par un non-lieu en novembre 2002 en raison de la prescription de l’action publique, le Conseil de la concurrence s’est auto-saisi [...] Le partage des marchés a fonctionné sur une longue période et reposait sur un système particulièrement élaboré de répartition [...] Les sanctions pécuniaires les plus importantes se répartissent de la façon suivante : sociétés Bouygues, Vinci... »

L’affaire pénale a été prescrite au bout de huit ans d’instruction inachevée. Pourtant, le Conseil de la concurrence a tranché en quatre ans une affaire qui datait de huit ans. Nicolas Sarkozy a raison : notre justice est laxiste et inefficace.

Il y a six ans, le Conseil de la concurrence a infligé aux banques 150 millions d’euros d’amendes pour ententes sur les prêts immobiliers (décision du 19 septembre 2000). Depuis, le marché s’est encore concentré, et malgré le foisonnement de marques, il ne reste en France que cinq réseaux de banque de détail :

- BNP / Paribas

- Caisses d’épargne / Banque populaire

- Crédit agricole / Crédit lyonnais

- Crédit mutuel / CIC

- Société générale / Crédit du Nord

et la concentration n’est pas finie. Pas la peine de faire les boutiques, vous aurez le même prix partout.

Télécommunications, eau, énergie, travaux publics, services financiers... On peut faire la même analyse dans beaucoup d’autres secteurs. La DGCCRF et le Conseil de la concurrence ont peu de pouvoirs. Leurs sanctions effacent rarement les bénéfices pris. Les affaires n’aboutissent presque jamais au pénal.

L’Union européenne n’a pas non plus d’effet là-dessus. Le trio de la téléphonie ne contrevient pas à ses directives. Elle n’a pas par elle-même la capacité de détecter des ententes. Elle prétend empêcher la constitution de situations dominantes, mais le monopole de Windows ne l’empêche pas de dormir. Windows Media Player est toujours inclus dans toutes les versions de Windows vendues.

Pour sortir de cet oligopolisme sirupeux, il faut que l’opinion prenne cause. L’opinion est exprimée par les médias. C’est qui, les médias ? Bouygues, Vivendi... Tiens, les mêmes.


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