Ombres chinoises sur l’économie mondiale

par xavier dupret
mercredi 16 septembre 2015

Plus un jour sans que l’on ne parle des difficultés économiques en Chine. On notera que c’est essentiellement à travers le prisme de l’actualité boursière que les média dominants ont abordé cette question.

Il ne s’agit là, comme nous le verrons, que de la partie émergée de l’iceberg. Pas forcément la plus intéressante, d’ailleurs.

Données de base

Le dynamisme de l’économie chinoise marque le pas depuis bientôt 18 mois. La République populaire de Chine a connu un taux de croissance du PIB de 7,4% en 2014. C’est un plus-bas depuis 1990. La réponse des autorités chinoises face à cette décélération a consisté en un mouvement de détente du taux de refinancement de la Banque populaire de Chine (BPC)[1].

Ce dernier a connu des baisses à répétition (cinq au total) depuis le mois de septembre 2014. A cette époque, le taux nominal de refinancement de la BPC était de 6%. Aujourd’hui, il est de 4,6%[2]. Concomitamment, la baisse ininterrompue des taux longs depuis plus d’un an augure d’anticipations à la baisse concernant l’inflation et la croissance considérées d’un point de vue plus structurel. On retrouve, sans surprise, les mêmes anticipations en scrutant le taux interbancaire chinois. Pour mémoire, le taux interbancaire se rapporte aux prêts à court terme entre les banques. On constatera que pour l’ensemble des grandes nations émergentes, sauf la Chine, le taux interbancaire est systématiquement supérieur à celui du taux de refinancement des banques centrales de ces pays.

La Chine est le seul pays émergent à avoir un taux interbancaire inférieur au taux de refinancement de sa banque centrale. Cette situation atypique permet de pointer, outre l’abondance de liquidités, que le secteur financier n’anticipe pas de redémarrage immédiat de l’économie chinoise ni de remontée des taux à long terme. Du point de vue du taux interbancaire, la Chine, aujourd’hui, ressemble davantage au Vieux Continent qu’au reste des nations émergentes. Rappelons, à ce sujet, que le taux interbancaire en Europe est aujourd’hui inférieur au taux de refinancement (il est même négatif au nominal pour les taux Euribor à 1,2 et 3 mois). La cause en revient à l’existence de taux négatifs de rémunération des dépôts auprès de la Banque centrale européenne (BCE). Ces taux négatifs ont été adoptés afin de lutter contre les pressions déflationnistes sur le Vieux Continent en stimulant la circulation monétaire.

La Chine serait donc le seul Brics où l’on note l’anticipation d’une décélération structurelle de l’inflation. Par contraste, toutes les grandes nations émergentes se caractérisaient, à l’été 2015, par des taux d’inflation de l’ordre de 5% (Brésil : 9,56%, Russie : 15,6%, Inde : 6,1%, Afrique du Sud : 4,7%[3]).

A ce sujet, les perspectives récentes établies par la Banque mondiale au sujet de la Chine sont sans équivoques. La décélération de la core inflation (l’inflation débarrassée des variations de prix de l’alimentation et des produits énergétiques) continue sur sa pente descendante, passant de 1,5% (premier trimestre 2015) à 1,2% (deuxième trimestre 2015)[4]. Ce constat ne permet guère d’augurer une reprise économique dans un avenir immédiat, ce d’autant que l’évolution des prix des producteurs chinois ne laisse lieu qu’à très peu de doutes. En la matière, l’indicateur de référence est l’indice des prix à la production. Ce dernier revoie à la variation moyenne des prix de vente obtenus par les producteurs de biens et de services d’un pays donné.

La déflation en marche

On remarquera qu’en Chine, l’indice des prix à la production était, en juillet 2015, en territoire déflationniste pour le 39ème mois consécutif. Au cours du premier trimestre 2015, la déflation de l’indice des prix à la production s’était encre aggravée et atteignait -4,6%. Au lecteur qui s’interrogerait sur le différentiel existant entre l’indice des prix à la consommation et la production (en Chine et ailleurs), on mentionnera que les évolutions contrastées des deux indices peuvent s’expliquer en raison de plusieurs facteurs, comme les subsides gouvernementaux, les taxes et les coûts de distribution. On retiendra donc qu’hormis ce type de modifications absolument externe à la dynamique endogène des prix, l’économie chinoise s’achemine, depuis longtemps déjà, vers une situation de déflation.

En juin 2015 déjà, la Banque populaire de Chine avait reconnu son échec à juguler la déflation en cours puisqu’elle annonçait urbi et orbi que les chiffres de l’inflation (indice des prix à la consommation) pour le second trimestre 2015 étaient inférieurs de moitié aux objectifs du gouvernement. A ce sujet, on mentionnera que les prix de gros en Chine sont en situation de déflation globale depuis maintenant trois ans[5].

A moyen terme, l’indice des prix à la consommation en Chine devrait, lui aussi, se caractériser par une tendance déflationniste, suite à l’évolution de deux données importantes. En l’occurrence, il s’agit de la décélération de la hausse des salaires nominaux couplée à une volonté de consolidation fiscale de la part du gouvernement central.

La progression du revenu disponible moyen dans les ménages urbains accuse une nette décélération depuis bientôt deux ans. Ce dernier a connu une croissance annuelle réelle de 8% entre 2010 et 2012 contre 6,9% en 2014. Le passage à une économie davantage basée sur la consommation intérieure n’est évidemment guère favorisé par ce type d’évolutions. Concomitamment, on observera que le déficit budgétaire pour l’année 2014 a été de 1,8% du PIB, ce qui était inférieur à l’année 2013. Et la diminution des recettes fiscales a été compensée par une tendance à la modération des dépenses à la fin de l’année 2014[6]. Cette orientation ne met évidemment guère l’Etat en situation de soutenir la demande et, partant, de lutter contre le spectre de la déflation.

Il y a quelques mois, le prestigieux cabinet Mc Kinsey[7] aurait identifié de puissants liens (huit ans, tout de même, après l’entrée en crise des Etats-Unis) entre la montée spectaculaire de l’endettement privé et la survenance de crises financières. La Chine, en ce qui concerne la progression de l’endettement privé, mène, pour l’heure, la danse au niveau mondial. Le secteur privé non-financier et les ménages ont vu leur endettement progresser de l’ordre de 70 points de pourcentage du PIB de 2007 à 2014. En ajoutant les entreprises privées du secteur financier, la progression de l’endettement équivaut à 111 points de pourcentage pour la même époque. En incluant l’endettement public à ce sous-total, on arrive finalement à une progression de l’endettement de l’ordre de 124 points de pourcentage. Et la progression de l’endettement privé se situe principalement dans le secteur de la propriété immobilière[8].

Comme la presse spécialisée le répète depuis un certain temps déjà, Mc Kinsey relève également que la partie hors-bilan de la dette chinoise est importante (30% du volume global de la dette globale du pays). Les dispensateurs des crédits ne portent donc pas eux-mêmes la totalité des risques de crédits, ce qui a vraisemblablement eu pour conséquence de les conduire à sous-estimer certains risques.

En réalité, l’importance du shadow banking en Chine est sous-évaluée par les autorités chinoises elles-mêmes. C’est ainsi que les sociétés fiduciaires (ou trusts), par lesquelles un trustor cède la gestion d’un actif à un trustee pour le bénéfice d’une tierce partie, ne sont pas considérées comme relevant du shadow banking par la Trust Law of the People’s Republic of China. « Pourtant, les fonds levés par les sociétés fiduciaires sont placés en divers produits, et notamment des prêts souvent accordés aux acteurs les plus risqués de l’économie chinoise (plates-formes de financement des gouvernements locaux, promoteurs immobiliers…) pour obtenir des rendements importants ». A la fin 2012, les actifs des sociétés fiduciaires équivalaient « à 6.985 Mds CNY (1.110 Mds USD) dont 2.999 Mds CNY (477 Mds USD) de prêts (trust loans). Le solde était principalement composé de placements destinés à la vente ou détenus jusqu’à l’échéance, de participations, de dépôts auprès d’autres institutions financières, et enfin d’actifs détenus à des fins de transaction »[9].

C’est, certes, là bien peu de choses par rapport à la dette brute globale en Chine qui équivaut à 251% du PIB[10]. Pour mémoire, le PIB chinois était un peu plus de 10.000 milliards de dollars courants en 2014. Au total, « les risques financiers sont en Chine concentrés au sein des banques, par leurs activités directes ou par leurs liens avec les acteurs du shadow banking, et tout particulièrement les sociétés fiduciaires dans lesquelles elles investissent une partie des produits structurés ».[11]

En ce qui concerne la taille du shadow banking au sein de l’économie chinoise, les avis, en tout état de cause, divergent sensiblement. Pour le Fonds Monétaire international, le shadow banking représentait, en 2014, 35% du PIB chinois. Par contre, la JP Morgan Chase estimait que la finance de l’ombre équivalait à 80% du PIB chinois en 2013[12].

Les Etats-Unis, peu avant que n’éclate la crise de 2007-2008, se caractérisaient par un shadow banking qui représentait à peu de choses près 145 % du PIB. On comptait, à cette même époque, 10.000 milliards de dollars (année 2006) d’actifs titrisés sur les 13.856 milliards de dollars de PIB du pays. La chose équivalait à 72,17% du PIB US en 2006[13].On est encore loin de ces chiffres pour la Chine. Mais le PIB par habitant en Chine est sensiblement moins élevé qu’aux Etats-Unis. Et comme vu auparavant, une part non négligeable des actifs bancaires est aujourd’hui liée au shadow banking.

C’est dans ce cadre qu’il convient d’interroger les politiques de baisses de taux d’intérêt mises en oeuvre par les autorités chinoises. La diminution du loyer de l’argent intervient en Chine pour compenser la baisse du prix des actifs immobiliers. Le secteur financier chinois vit, comme on dit familièrement, « sur la dette » et évite une douloureuse restructuration grâce aux baisses de taux d’intérêt. Pour rappel, la moitié de la dette en Chine est liée au marché immobilier. La dette brute chinoise équivaut, dans sa totalité, à 251% du PIB. La dette liée à l’immobilier est donc équivalente à 125% du PIB. Pour mémoire, la Chine disposait en 2014 de plus ou moins 3.500 milliards de réserves de change, soit près de 34% du PIB. La situation paraît, de prime abord, confortable.

Cependant, pour arriver à un taux de croissance de 6,5%, le taux d’investissement en Chine avoisine, aujourd’hui, les 44% du PIB[14]. Cela traduit un problème évident d’allocation des ressources. La croissance s’essouffle et à ce rythme, l’inflation risque de devenir négative en 2016. Jusqu’à présent, la tactique poursuivie par les autorités chinoises a consisté en une détente des taux permettant aux banques de disposer d’un important volant de liquidités, compensant les pertes sur le front de l’immobilier. Pour le surplus, les dettes, privée comme publique, en Chine ne sont pas, dans leur immense majorité, libellées en monnaies étrangères et sont détenues principalement par des agents locaux. La dette, contrairement à la pression à la baisse des prix nominaux, ne devrait donc très vraisemblablement pas constituer le canal de diffusion de la crise chinoise.

Questions de sens

Aux pensums plutôt rébarbatifs des boîtes de consultance[15], on préférera la fréquentation de penseurs qui ont marqué l’histoire de l’analyse en économique politique. Un grand nombre d’entre eux ont réussi à développer un certain nombre de raisonnements fondamentaux sans, pour autant, s’embarrasser de formalisme mathématique. Dans certains cas, ce dernier s’avère même parfaitement inutile[16].

Les liens entre la progression de l’endettement privé et la déflation sont bien connus depuis Irving Fisher[17] (1867-1947). La déflation par la dette pourrait se résumer comme suit. Une situation de surendettement induit une contrainte de remboursement qui, à un moment donné, se traduit par une vente massive et en catastrophe d’actifs. Il en résulte une baisse des prix.

De cette baisse, résultent des difficultés de remboursement, lesquelles vont amener à intensifier les reventes d’actifs. Ce faisant, la baisse des prix s’autoalimente, de même que les difficultés de remboursement. La déflation nourrit clairement l’emprise de la dette sur les agents économiques.

 « Selon une belle formule dont Marx aurait aimé la subtile dialectique, I.Fisher affirme [que] c’est l’effort même des individus pour diminuer le fardeau des dettes qui l’augmente, car l’effet global de la course à la liquidation est de gonfler chaque dollar à rembourser. Plus les débiteurs paient, plus ils doivent. On est loin de l’irénisme des formulations antérieures du professeur de Yale … comme d’ailleurs de ses modernes successeurs, théoriciens néoclassiques. L’économiste se trouve dans la position d’un ingénieur naval découvrant que les bateaux lorsqu’ils sont mal construits, peuvent chavirer (….). Notons au passage qu’I.Fisher recourt abondamment aux métaphores nautiques et médicales … et peu ou pas du tout, aux formulations macroéconomiques ».[18]

Comme nous l’avons vu, la Chine en est, aujourd’hui, aux prémices d’un épisode de déflation par la dette. Irving Fischer recommandait, pour contrer la déflation, la réalimentation du marché monétaire et une politique de relance. Si pour ce qui est des politiques monétaires, on peut observer le caractère indéniablement volontariste des autorités chinoises, on ne manquera pas, en revanche, de pointer à nouveau la politique de consolidation budgétaire que mène le gouvernement central, ce qui ne favorise guère la consommation.

Cette situation pourrait s’expliquer par le fait qu’aujourd’hui, la dette publique en Chine est majoritairement le fait des pouvoirs locaux, lesquels ont été, jusqu’à présent, laissés à eux-mêmes par le pouvoir central et ont, à ce titre, porté l’essentiel du plan de relance de 2009. Alors que la dette publique en Chine représente 79% du PIB, celle des pouvoirs locaux équivaut à 38% (16% pour le gouvernement central, 15% pour les banques publiques, 6% pour les chemins de fer et 4% pour des fonds publics de gestion d’actifs). On notera que la plupart des provinces et des pouvoirs locaux n’ont pas le droit de contracter des dettes. Cependant, il apparaît qu’afin de pallier les effets récessifs de la crise de 2007-2008, le gouvernement central a fermé les yeux sur une série de montages ayant permis aux autorités locales de se financer via le gonflement de la bulle immobilière[19].

Alors, qu’aujourd’hui, cette bulle explose, la politique monétaire est utilisée massivement pour soutenir à bout de bras les finances d’entités en voie de décapitalisation. Cette stratégie ne manquera pas de faire penser à la crise asiatique de la fin des années 90 quand des mauvais prêts ont été passés par pertes et profits par les autorités monétaires et le gouvernement chinois[20]. Plus près de nous, on songera à la manière dont la Fed a accompagné les déboires du secteur bancaire US. Il n’en reste pas moins que financer à bout de bras des structures déficientes, sans parallèlement activer les dépenses publiques en période de crise globale, ne peut conduire qu’à un endettement dont ne procédera, en fin de compte, aucun surplus. Le scénario déflationniste semble donc plus que probable dans un avenir immédiat en Chine, ce qui s’accompagnera vraisemblablement de tensions à l’intérieur de l’appareil d’Etat chinois.

Pour tenter de dépasser ce contexte de crise, le gouvernement chinois a récemment eu recours à l’arme de la dépréciation monétaire selon un schéma bien connu. Le yuan fort pénalisait les exportations et avait pour but de favoriser la demande intérieure. A y regarder de plus près, cette mesure constitue un prélude à l’ouverture complète du compte de capital de la Chine qui sera effective et complète dès 2020[21].

La Chine a progressivement libéralisé sa politique de change depuis 2005 en abandonnant son système de taux de change fixe par rapport à un panier de monnaies. Entre juillet 2010 et mars 2014, la Chine a élargi les marges de fluctuation du taux de change du yuan. Et depuis le mois de juillet de cette année[22], les banques centrales étrangères ainsi que les fonds souverains d’autres pays sont autorisés à se porter acquéreurs d’obligations chinoises.

L’avenir, seul, dira comment cette libéralisation jouera sur les relations entre les régions côtières, traditionnellement exportatrices (et qui sont les plus enclines à accepter une plus grande dérégulation de l’économie nationale) et l’intérieur du pays. Pour l’heure, nous nous limiterons à constater que les options mises en œuvre par Pékin favorisent les régions côtières alors que depuis le premier semestre 2014, la balance financière de la Chine est négative, cet état de choses correspondant principalement à une fuite des capitaux étrangers[23].

Consommation

Bien des choses ont été écrites sur les difficultés à faire transiter l’économie chinoise basée, jusqu’ici, sur les exportations, à un modèle d’accumulation davantage axé sur la consommation. Le taux d’épargne en Chine, traduisant une épargne de précaution pour faire face aux dépenses de retraite, de santé et d’éducation, équivalait, en 2012 et 2013, à 50 % du PIB[24]. Il s’agit là d’un record mondial qui est lourd d’enseignements. Il renvoie directement à une vision reliant intimement consommation et investissement, tel qu’on le retrouve chez Marx. « Jusqu'ici nous avons envisagé la plus-value, tantôt comme fonds de consommation, tantôt comme fonds d'accumulation du capitaliste. Elle est l'un et l'autre à la fois. Une partie en est dépensée comme revenu, et l'autre accumulée comme capital. Donné la masse de la plus-value, l'une des parties sera d'autant plus grande que l'autre sera plus petite. Toutes autres circonstances restant les mêmes, la proportion suivant laquelle ce partage se fait déterminera la grandeur de l'accumulation. C'est le propriétaire de la plus-value, le capitaliste, qui en fait le partage. Il y a donc là acte de sa volonté. De l'aliquote du tribut, prélevé par lui, qu'il accumule, on dit qu'il l'épargne, parce qu'il ne la mange pas, c'est à dire parce qu'il remplit sa fonction de capitaliste, qui est de s'enrichir » (Karl Marx, Le Capital, livre premier, section 7, chap.24).

Le cas chinois, de ce point de vue, s’avère particulièrement intéressant puisque le taux d’épargne en Chine bat tous les records mondiaux et s’est, jusqu’à présent, accompagné d’un taux d’investissement lui-même inégalé à l’échelle mondiale. Depuis 2006, une importante littérature recommande au gouvernement chinois de réduire le taux d’épargne correspondant, de fait, à une épargne de précaution. Ainsi N.Lardy[25], dans un article demeuré célèbre, invitait les autorités chinoises à jouer la carte de la relance keynésienne en revoyant à la baisse les impôts et en élevant le niveau des salaires ainsi que des dépenses publiques.

A l’opposé, Mylène Gaulard[26] entrevoyait une série d’obstacles majeurs à ce type de politique. Ces obstacles étaient essentiellement d’ordre institutionnel (liberté des autorités locales d’appliquer la législation sur le salaire minimum, décentralisation des politiques sociales, forts écarts de capacités contributives selon les régions…). Plus fondamentalement, nous verrons, par la suite, que l’égalitarisme social suppose un étayage d’ordre politique, matérialisant l’hégémonie des classes populaires, clairement absent en Chine et chez les autres émergents aujourd’hui. Plus fondamentalement, une augmentation des taux de salaire en Chine pèserait sur les taux de profit.

Or, la Chine connaît une situation de suraccumulation du capital (dont rend compte la progression de la composition organique du capital depuis 2001) à laquelle correspond une diminution du taux de profit, particulièrement depuis le début des années 2000.

A cette époque, la production devient, alors que la Chine entre à l’OMC, de plus en plus importante en volumes afin de maintenir inchangé le volume global des profits. La bulle immobilière a constitué, dans ces conditions, un prolongement temporaire de l’accumulation de capital, selon un schéma bien connu depuis Henryk Grossmann[27]. Parallèlement à l’alourdissement de la composition organique du capital, on constate un rétrécissement des débouchés en Chine. « De nombreux secteurs d'activités sont de plus en plus confrontés à des problèmes de surproduction, et surtout à des capacités de production oisives atteignant parfois 50% de l'ensemble des capacités »[28].

La dépréciation récente du yuan prend, dans ce contexte, tout son sens puisque la stimulation des exportations allège la crise des débouchés. Ce d’autant que l’éclatement de la bulle immobilière exclut présentement que les revenus de la finance viennent à point pour soutenir le taux de profit. Pour les élites économiques, l’issue à la crise en cours procèderait, à première vue, d’un cocktail mélangeant le redémarrage progressif de la production dans les régions côtières de la Chine via la baisse du cours des matières premières et la répétition de dévaluations compétitives. Ce scénario devrait peu déranger les milieux dirigeants en Occident puisqu’il s’accompagnera de mesures de libéralisation et de l’ouverture de l’économie chinoise. En attendant, l’atonie de l’inflation en Chine, qui est appelée à s’approfondir, va se transmettre au reste du monde, prenant la forme d’une vague de fond renforçant les tendances déflationnistes, déjà bien présentes en Occident (particulièrement, en Europe).

Il se pourrait que cette hypothèse de sortie progressive de la crise soit précisément gênée aux entournures par l’installation d’une déflation persistante en Chine. Dans ce cas de figures, la contraction de la richesse réelle en Chine, à quoi correspond la baisse des prix dans l’immobilier depuis octobre 2014[29], conduirait logiquement à une éviction dans les portefeuilles chinois des bons du Trésor de la zone euro et des Etats-Unis. Dès lors, la question de la dette, pour l’heure en sommeil, viendrait de nouveau hanter l’agenda politique européen. Les Etats-Unis ne seraient évidemment pas épargnés par ce choc en retour. La presse économique états-unienne signalait, il y a un an, que le gouvernement chinois avait accru ses achats de bons du Trésor US à un rythme, jusque-là, inédit. Ce mouvement expliquait, à l’époque, la détente sur les taux d’intérêt de la dette US[30].

En définitive, la crise en Chine (et par-delà, au sein des pays émergents) nous enseigne qu’au lieu de s’extasier sur les taux de croissance des économies émergentes et de la réduction de la pauvreté absolue, il eût été davantage porteur, en termes analytiques, de donner la priorité au phénomène de la paupérisation relative du monde du travail. C’est cette dernière que Marx évoque dans la section 7 du chapitre 24 du livre 1 du Capital lorsqu’envisageant l’accumulation de capital sous l’angle d’un rapport social, il observe qu’« un autre facteur important de l'accumulation, c'est le degré de productivité du travail social. Etant donné la plus-value, l'abondance du produit net, dont elle est la valeur, correspond à la productivité du travail mis en œuvre. A mesure donc que le travail développe ses pouvoirs productifs, le produit net comprend plus de moyens de jouissance et d'accumulation. Alors la partie de la plus-value qui se capitalise peut même augmenter aux dépens de l'autre qui constitue le revenu, sans que la consommation du capitaliste en soit resserrée, car désormais une moindre valeur se réalise en une somme supérieure d'utilités. Le revenu déduit, le reste de la plus-value fonctionne comme capital additionnel. En mettant les subsistances à meilleur marché, le développement des pouvoirs productifs du travail fait que les travailleurs aussi baissent de prix » (Karl Marx, Le Capital, livre Premier, section 7, chapitre 24).

Dès lors, c’est le caractère structurel du décalage entre les gains de productivité et la progression des salaires réels qui doit, en premier lieu, faire sens dans l’analyse de l’évolution des pays émergents, et non, comme c’est trop souvent le cas aujourd’hui, la diminution de la pauvreté absolue. Jusqu’à présent, ce biais de lecture a empêché de considérer comme fondamental, à tous égards, qu’après une décennie (2004-2014) affichant un taux de croissance annuel moyen de 3,78% par an (c’est-à-dire près de 38% pour la période), le coefficient de Gini[31] au Brésil soit passé de 0,553 en 2001 à 0,519 en 2012 (soit une baisse d’à peine 7% en une décennie). En Chine, alors qu’un modèle de croissance basé sur la consommation intérieure a été, dit-on, mis en œuvre par les autorités, on repèrera que le coefficient de Gini a systématiquement dépassé les 0,4 jusque 2010 pour passer à 0,37 à partir de 2011. On rappellera que jusqu’il y a environ trois ans, la croissance annuelle du PIB chinois était de 10%.

Les thuriféraires, de droite comme de gauche, de la réduction de la pauvreté et de la montée des classes moyennes au sein des pays émergents devraient, d’urgence, réviser certains de leurs jugements. Il est plus que temps…

 

[1] Pour mémoire, le taux de refinancement est celui par lequel une banque centrale fournit des liquidités aux banques.

[2] Banque mondiale, août 2015.

[3] http://www.global-rates.com (date de consultation : 31 août 2015).

[4] Banque mondiale, China Economic Update. June 2015, 3 juillet 2015, p.8.

[5] Financial Times, 11 juin 2015.

[6] Banque mondiale, op.cit., p.9.

[7] Mc Kinsey Global Institute, Debt and (not much) deleveraging, février 2015.

Rarement étude (encore qu’il s’agisse plutôt d’une compilation de données présentes dans des rapports officiels ou dans la presse économique) aura été à ce point bavarde et économe de références explicites aux sources, notamment celles relatives à la déflation par la dette, auxquelles elle se rapporte, in petto.

[8] Financial Times, édition mise en ligne du 24 février 2015.

[9] Christian Masson, Ji Tianhe, Le Shadow Banking en Chine, Ambassade France, Service économique régional de Pékin, 18 février 2013.

[10] La Tribune, édition mise en ligne du 2 avril 2015.

[11] Christian Masson, Ji Tianhe, op.cit.

[12] Douglas Eliott, Arthur Kroeber, Yu Quiao, Shadow banking in China : a premier, The Brookings institution, mars 2015, p.9

[13] Securities Industry and Financial Markets Association (SIFMA), 2009.

[14] Financial Times, 25 août 2015.

[15] Lesquelles n’ont pas vu ou, peut-être, voulu voir venir, in illo tempore, la catastrophe Enron, entre autres choses. Lire à ce sujet The Guardian, The firm that built the house of Enron, édition mise en ligne du 24 mars 2002.

[16] L’œuvre de Marx n’est, par exemple, pas avare en approximations algébriques et cependant, la profondeur de vues et la vision historique générale de cette dernière concernant le fonctionnement du capitalisme comme mode de production continueront à coup sûr à alimenter la réflexion au cours des décennies à venir. La reformulation mathématique de l’analyse de Marx dans Le Capital a déjà été entreprise, il y a plus de quarante ans. Nous nous référons, pour l’essentiel, à Michio Morishima (Marx's Economics : A dual theory of value and growth, Cambridge University Press, Cambridge, 1973) ainsi qu’à Meghnad Desai (Marxian Economic Theory, Gray-Mills Publihing, London, 1974). L’incontestable virtuosité technique de ces productions éprouve bien des difficultés à débattre avec un des points centraux de la vision marxienne du monde, à savoir la lutte des classes, laquelle est intrinsèquement non formalisable. Ce faisant, c’est l’utilité même de ces ouvrages qui doit être relativisée. De même, questionner la valeur-travail du point de vue de sa transformation en prix de marché n’a finalement rien d’intéressant. Elle dénote même une lecture, sinon erronée, du moins superficielle de Marx dans la mesure où le champ théorique de la valeur constitue, en fin de compte, le renversement de celui des prix « puisque le donné du second apparaît comme problème dans le premier » (C.Benetti, J.Cartelier, Profit et exploitation : le problème de la transformation des valeurs en prix de production in C. Benetti, C.Berthomieu et J. Cartelier, Economie classique, économie vulgaire, Presses Universitaires de Grenoble/François Maspero, Paris, 1975, p.71.).

[17] Le texte d’Irving Fischer auquel il est fait référence ici s’intitule The Debt-Deflation. Theory of Great Depressions in Econometrica, vol1.n°4, pp.337-357. Un étudiant de 4ème année du secondaire comprendrait cet article qui est, depuis, passé à la postérité. Comme quoi, la politique économique en tant que discipline n’a pas forcément vocation à se nourrir des tentatives les plus osées sur le plan expérimental. Il est vrai que la politique économique, plus qu’une science, constitue, paraît-il, un art.

[18] Robert Boyer, Robert Boyer, D'un krach boursier à l'autre. Irving Fisher revisité in Revue française d'économie, vol3.n°3, Paris, 1988, pp.190-191.

[19] Blog « China real time », Wall Street Journal, 30 juillet 2013.

[20] Wall Street Journal, 28 juin 2015.

[21] Financial Times, 15 juillet 2015.

[22] Wall Street Journal, 16 juillet 2015.

[23] La Tribune, 13 juillet 2015.

[24] Banque Mondiale, août 2015.

[25] Nicolas Lardy, China : toward a consumption-driven growth path, Institute for International Economics, Washington, octobre 2006.

[26] Mylène Gaulard, Karl Marx à Pékin. Les racines de la crise en Chine capitaliste, Editions Demopolis, Paris, 2014.

[27] Henryk Grossmann, Marx. L'économie politique classique et le problème de la dynamique, Ed. Champ libre, Paris, 1975.

[28] Interview de Mylène Gaulard, La Tribune, 18 septembre 2014.

[29] Le Monde, édition mise en ligne du 19 mars 2015.

[30] Wall Street Journal, 16 juillet 2014. En juin 2015, la Chine était le principal détenteur de la dette publique des Etats-Unis (30,53% des Bons du Trésor US).Une légère baisse s’observait, cependant, par rapport à la même époque en 2014. Source : Department of the Treasury/Federal Reserve Board, Major Foreign Holders of Treasury Securities (in billions of dollars), 17 août 2015.

[31] Le coefficient de Gini est toujours compris entre 0 à 1. Un coefficient de Gini égal à zéro désigne une situation d’égalité parfaite. S’il équivaut à 1, le coefficient de Gini renvoie à une répartition absolument inégalitaire des richesses où une personne s’accapare l’entièreté du revenu, tandis que les autres n’ont rien.


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