Petit cours d’économie politique en temps de crise
par Goodtime
samedi 18 octobre 2008
La crise pouvait elle-être prévue ? Pourquoi les économistes n’ont-ils rien vu venir ? Sont-ce des charlatans ? Les Américains sont-ils responsables de la crise ? Le plan Paulson va-t-il sauver les bourses ? Que faut-il faire en France, en Europe, au niveau mondiale ? Autant de questions qu’il est possible d’aborder à la lumière des analyses de l’économie politique. On comprend alors que nos dirigeants sont prisonniers de leur idéologie libérale et refuse d’envisager les seuls remèdes concevables.
1°) LA CRISE ECONOMIQUE POUVAIT-ELLE ETRE PREVUE ?
Oui.
Elle était prévisible. Elle a été prévue. En fait, fin 2007, tous les économistes, du moins tous ceux qui n’étaient pas stipendiés par les pouvoirs de l’argent et qui avaient les ressources intellectuelles pour analyser la situation de l’économie mondiale (les deux vont ensemble), s’accordaient à dire que la bulle spéculative allait éclater.
Didier Sornette (le sismologue ayant transféré les équations fractales à l’économie) a donné une interview le 17 septembre 2007 au journal Le Temps dans laquelle il déclarait qu’une crise comparable à celle de 1929 éclaterait en 2007 et que le système banquier s’effondrerait avant la fin de l’année.
Pierre Larrouturou (l’homme qui prêche dans le désert du parti socialiste) a publié le 26 octobre 2007 Le livre noir du libéralisme dans lequel il décrivait comment la croissance américaine était tirée depuis vingt ans par un endettement croissant des ménages qui avait largement dépassé le ratio insoutenable des années 20 et ne pouvait que craquer avant 2009.
Michel Aglietta (économiste de l’école de la régulation, systémique d’inspiration marxiste) publie dans le numéro de novembre 2007 du Monde diplomatique une bonne description du mécanisme pyramidal des subprimes et prédit qu’en 2008 l’effondrement de la valeur boursière américaine sera assez important pour contrebalancer la création de valeur en Chine.
L’Observatoire politico-économique des structures du capitalisme intitule son billet de décembre 2007 « Une année de crise » : « Ceux qui pensent que 2007 a été une mauvaise année pour l’économie devront changer d’avis. Elle restera dans les mémoires comme une bonne année, l’année qui précède la crise ». S’ensuivait une prédiction assez exacte de la crise du crédit débouchant sur une crise inéluctable devant éclater avant la fin de l’année.
2°) POURQUOI LES ECONOMISTES N’EN ONT PAS TENU COMPTE ?
Globalement pour deux raisons : la première, c’est que la totalité des économistes qui ont la maîtrise de l’économie et l’oreille de nos dirigeant (cela va ensemble) sont des charlatans (j’y reviendrai) accaparés par une activité qui relève davantage du jeu de casino que de la science économique à proprement parler et ont donc très peu de temps de cerveau disponible pour s’instruire des réalités du monde matériel ou du fonctionnement effectif du système auquel ils collaborent ; la seconde, c’est que même ceux qui auraient lu par hasard l’une de ces analyses (ou un équivalent en langue anglaise comme les prédictions de Nouriel Roubini) étaient conditionnés pour refouler cette information dans un mouvement de dénégation qui correspond à peu près à la logique des dessins animés de Tex Avery : tant que je ne regarde pas en bas, je ne tombe pas…
Ces deux raisons proviennent du fait que l’économie « sérieuse », celle des financiers et des libéraux, repose sur un vide épistémologique impressionnant et que, selon une loi universelle, ce vide est comblé par des préceptes idéologiques destinés à justifier la mise en œuvre d’actions correctrices (par les politiques publiques) destinées à faire coller la réalité avec le modèle plutôt que l’inverse (qui serait la recherche scientifique d’une adéquation du modèle avec la réalité à décrire). En cela, l’économie sérieuse s’apparente davantage à la théologie qu’à toute autre science : c’est un discours savant destiné à légitimer des pratiques de pouvoir, lesquelles visent en retour à créer les conditions d’une validité, sans cesse différée (Keynes : « dans le long terme, nous serons tous morts »), de ce discours.
3°) TU AS DIT DES « CHARLATANS » : CE N’EST PAS EXAGERE ?
Non, c’est comme ça qu’on appelle des gens qui se prétendent savants mais ne savent pas de quoi ils parlent. Ils diffèrent en cela des sophistes, qui savent éventuellement de quoi ils parlent mais se contentent de donner une image, plus ou moins exacte, de la connaissance pour impressionner le vulgaire plutôt que la connaissance elle-même. Ne nous méprenons pas, la plupart des économistes possèdent, en plus d’un talent rhétorique à la Diafoirus, de véritables compétences techniques : ils sont capables de manipuler des équations complexes et d’envisager l’évolution d’un système à variables multiples selon les « lois » qu’ils se sont fixé. Cela n’en fait pas des scientifiques pour autant : la science ne consiste pas seulement en l’élaboration rigoureuse d’un modèle mathématique, mais d’abord dans la recherche des critères d’adéquation de ce modèle avec les phénomènes, afin de contrôler sa validité au travers de l’expérimentation (ou de l’observation). Or, la capacité prédictive des économistes « sérieux » est quasi-nulle : leur modèle consiste essentiellement à se fonder sur une anticipation des anticipations des agents économiques qui partagent les mêmes présupposés théoriques qu’eux (je n’ergoterai pas sur le fait que certaines des conditions de validité, notamment l’accès égal à l’information, relèvent du mythe et ne sont jamais vérifiées). Autrement dit, il n’est à aucun moment question d’une objectivation capable de saisir le phénomène : il s’agit uniquement d’une course à l’échalote à l’intérieur d’un jeu dont les règles sont connues mais où le comportement n’est absolument pas objet de réflexion. L’évolution du système est ainsi présumée obéir aux fluctuations de la « confiance » ou d’autres métaphores psychologiques, selon les mécanismes du « marché » (que l’on peut grossièrement accepter comme une représentation valable de la rencontre de l’offre et de la demande mais qui, en réalité, ne correspond qu’à des stades historiques précoces très particuliers du capitalisme : cela fait bien longtemps qu’il n’existe plus une myriade d’agents mais un réseau de puissances ploutocratiques), quand ce n’est pas à la personnification théologique de la « main invisible » (qui tremble pas mal ces temps-ci).
Pour que l’économie, parvenue au stade actuel de la financiarisation, soit une science, il faudrait qu’il existe quelque chose comme une « valeur fondamentale » autour de laquelle fluctuent les évaluations du marché (faute de mieux, on acceptera ce terme pour se référer au réseau des évaluations boursières), autrement dit que la « valeur » manipulée par les traders et autres agents de la finance soit en relation avec une forme de valeur matérielle. Tout le monde sait qu’autrefois la monnaie était gagée sur un étalon (l’or) afin d’assurer ce lien et que les économistes clairvoyants (de vrais savants, à l’époque) étaient déjà au courant du caractère fictif de cette relation. Pour comprendre ce fait, il faut avoir une vague idée des mécanismes de création de la monnaie : il y a, d’une part, l’émission de monnaie par les Etats (ce n’est plus qu’une infime part du processus de nos jours) et, d’autre part, la création de monnaie par les banques via le crédit (votre banquier ne débourse pas l’argent qu’il vous prête, il escompte simplement que vous le remboursiez). Longtemps, les dirigeants ont tenté de brider ces deux mécanismes, car, en bonne logique, il ne faut pas créer davantage d’argent que l’on ne pense pouvoir créer de valeur matérielle si l’on ne veut pas créer, en fait, de l’inflation (faire baisser la valeur de la monnaie). L’étalon-or était donc censé limiter les capacités des Etats à battre monnaie, et les banques étaient, quant à elles, limitées à un certain ratio entre les prêts qu’elles accordaient et les dépôts dont elles disposaient. Depuis la fin de Bretton Woods (fin de l’étalon pour le dollar) et la mondialisation des années 80 (libre circulation des capitaux entre les banques et, donc, absence de limite de la multiplication du crédit : je te prête de l’argent donc tu m’en prêtes que je te prête, etc.), ces deux mécanismes ce sont emballés. La valeur des échanges marchands, l’économie matérielle, ne représente désormais qu’une infime partie de l’économie financière (moins de 10%) : l’argent est devenu une variable du crédit. Cela signifie, par exemple, que, si en théorie les détenteurs de capitaux voulaient convertir leur argent en biens matériels, la planète Terre n’y suffirait pas. Nous avons déjà vendu plusieurs fois la totalité du monde où nous vivons. En fait, l’économie financière est fondée sur l’anticipation de richesses futures et la « croissance » est ainsi essentiellement tirée par la spéculation. Pour être « raisonnable » (c’est-à-dire dans les limites théoriques d’un équilibre), les mécanismes de création de la monnaie devraient être limités à la croissance espérée (à une constante près). Les vingt dernières années nous ont entraînés très loin de cette limite. La crise était inévitable. Il fallait être des charlatans pour dire autre chose.
Il faut admettre que l’économie n’est pas une science. C’est un art, au sens où la médecine aussi est un art plutôt qu’une science. Le médecin n’applique pas un corps de connaissance, il soigne des gens. Il fait appel pour cela à un savoir-faire qui peut être rationalisé sous une forme théorique mais en dérive rarement. La même chose est vraie pour l’économie (politique) : elle vise à améliorer le bien-être d’une société ou d’une fraction de cette société. En l’occurrence l’économie libérale vise à améliorer le bien-être des détenteurs de capitaux (les actionnaires) et, dans une moindre mesure, de ceux qui les servent (dirigeants, économistes, journalistes, etc., bref ceux que Marx appelaient les « valets du capital »). Il faudrait faire passer un serment aux économistes, et il commencerait comme celui d’Hippocrate : Primum non nocere…
4°) SONT-CE LES AMERICAINS QUI SONT RESPONSABLES DE LA CRISE ?
Je suppose qu’à ce stade de l’hystérie collective, vous avez déjà appris beaucoup de choses sur la bulle spéculative des subprimes et entendu la description standard de la « crise de confiance » qui menace le système financier en raison de « l’assèchement des liquidités ». Si vous avez réussi à saisi les mécanismes de création de la monnaie, vous avez compris les conditions de la crise dans laquelle nous nous trouvons. En gros, depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, les Etats-Unis jouent le rôle de moteur keynésien et de consommateur universel de l’économie mondiale. Cela signifie qu’ils se sont dévoués pour vivre à crédit et alimenter par leur demande insatiable la production de richesse dans le reste du monde. Cela n’est possible que parce que le plan de Keynes (la création d’une monnaie mondiale) a été repoussé et qu’ils disposent donc de la seule monnaie d’échange universelle. Ils sont ainsi en mesure de battre monnaie en gageant celle-ci non pas sur leur croissance propre mais sur la croissance mondiale. Juste retour des choses, en raison de ses capacités d’absorption, leur marché est « le » marché sur lequel toute nouvelle innovation doit se faire accepter et ils disposent de fonds illimités pour importer les facteurs de création de richesse (les cerveaux notamment). Leur croissance est donc dopée par une relance perpétuelle au prix d’un endettement constant auprès des autres agents économiques qui financent le déficit en achetant les bons du trésor. Cette dissymétrie est parfaitement visible dans les modèles macro-économiques et connue de tous les économistes : autrefois, l’Europe, le Japon et les pays du Golfe compensaient par leur épargne ; de nos jours, la Chine, qui ne peut pas, objectivement, être considérée comme un allié sous contrôle, joue ce rôle de contrepoids. Par conséquent, on peut dire que si les Etats-Unis sont les instigateurs de la crise, les autres Etats sont leurs complices, et que le coup de pied de l’âne surviendra quand la Chine sera conduite à trancher le dilemme qui s’offre à elle : ou bien renflouer les Etats-Unis et maintenir la parité avec le dollar (elle verra son capital s’envoler), ou bien se désolidariser et perdre son débouché extérieur (elle entrera en surproduction).
5°) LE PLAN PAULSON VA « SAUVER » LA BOURSE, NON ?
Non.
Dans toute l’histoire économique de l’humanité, on n’a jamais vu une crise qu’on « arrête ». On peut la différer (pas éternellement), en modifier l’amplitude, en subir plus ou moins les conséquences sociales, mais on ne peut pas l’arrêter. Il y a à cela des raisons scientifiques hors de portée des économistes. Si vous êtes mathématiciens, vous connaissez le phénomène d’hystérésis : il s’applique parfaitement à la situation où le système financier se trouve, une évolution non-linéaire irréversible. Si vous êtes historien, vous vous rappelez les cycles de Kondratiev, que les économistes n’étudient plus depuis longtemps : alors vous savez aussi qu’on ne peut pas inverser un cycle. Si vous être sociologue statisticien, vous comprenez que la façon de calculer les espérances de gain des économistes ne tient pas debout : pour que leurs anticipations soient justes, il faudrait qu’ils disposent de l’ensemble de l’information sur les évolutions passées du système (selon un fantasme laplacien abandonné partout ailleurs). Si vous êtes physicien, vous êtes familier des phénomènes de relaxation et savez qu’un accès correspond à une transformation irréversible du système : même si l’on revient tôt ou tard à un régime continu, il est impossible de retrouver la situation antérieure. Si vous êtes météorologue, vous savez qu’un système qui s’écarte de l’équilibre et dont les équations ne sont pas deux fois intégrables est totalement imprévisible et qu’il est inutile de vouloir le corriger pour le ramener à l’équilibre. Si vous êtes sismologue (comme Sornette), vous vous faites des couilles en or en prévoyant à l’avance les répliques du krach initial. Bref, si vous êtes un savant qui recherche l’accord avec la réalité au lieu de prier pour que ses rêves se réalisent, vous savez que le plan Paulson ne peut pas marcher, ni aucun autre d’ailleurs.
Cela n’exclut pas qu’il y ait des mesures à prendre et que le plan Paulson ait des vertus, mais, en l’occurrence, ce plan est très mauvais. Quand une crise éclate, le mieux à faire, si vous êtes un dirigeant soucieux du bien de ses concitoyens, c’est de nationaliser les secteurs clefs de l’économie et de tâcher de réorganiser votre production (dussiez-vous recourir à la réquisition) pour alimenter votre population et limiter les troubles sociaux. Or, contrairement à ce que l’on entend parfois, le plan Paulson n’est pas une nationalisation : c’est une recapitalisation qui correspond, dans un premier temps, à une mutualisation des pertes des spéculateurs et, dans un second temps, à la mise en faillite du trésor américain.
Voici la première différence : quand vous nationalisez, vous prenez le contrôle de l’entreprise et vous la sortez de la bourse, si bien que, d’une part, elle vous obéira même si vous la payez en monnaie de singe et, d’autre part, elle n’a plus de valeur. Or, c’est précisément ce que vous recherchez : sortir l’économie de la spirale infernale de la destruction de valeur, car celle-ci ne s’arrêtera pas gentiment quand elle atteindra son plancher (la valeur fondamentale) puisque celui-ci n’existe pas ! Il faut donc, en attendant que le système ait fini de s’effondrer, récupérer ce qui a vraiment de la « valeur » au sens concret du terme : ce qui permet de nourrir, chauffer, protéger, etc. Paulson recapitalise les entreprises qui se sont le plus lourdement engagées dans la spéculation mais il les laisse en bourse et n’en prend même pas le contrôle. Il garantit les créances de ceux qui se sont les plus enrichis en capital et il baisse leurs impôts pour être bien sûr que ce sont les travailleurs qui rembourseront. Les républicains de 29 étaient des gens cruels, qui laissaient leurs concitoyens dans un dénuement pitoyable, mais ils étaient sincèrement libéraux et, en cela, honnêtes : quand une banque s’effondrait, elle s’effondrait, il n’était pas question de lui sauver la mise avec l’argent du contribuable. Paulson obéit à une autre logique (française) : privatiser les profits et mutualiser les dettes. Il est vrai que le premier plan comportait des éléments intéressants, comme une mutualisation au sens suédois du terme, mais ils ont été abandonnés.
La seconde différence, c’est que le ratio entre les créances pourries et les avoirs du trésor américain va exploser. Au lieu de sortir de la bourse des valeurs pour les sauver, Paulson met l’Etat dans la spirale de la destruction de valeur. Il ne faut pas oublier qu’une création aussi monstrueuse de monnaie ne peut se traduire à terme que par une hausse vertigineuse de l’inflation : la question est seulement de savoir si ce sera une inflation américaine ou mondiale. Dans un premier temps, le salut des Etats-Unis dépend donc désormais… de la Chine. Mais les Chinois n’ont rien à gagner dans cette affaire : ou bien ils renflouent les Américains, et cela signifie qu’ils plongent avec eux ; ou bien ils refusent, et de toute façon, ils auront une crise de surproduction, des centaines de millions de chômeurs. Dans les deux cas, on peut s’attendre à d’importants troubles sociaux, voire à une phase de décadence avec perte de la maîtrise par le pouvoir central.
6°) QUE FAUT-IL FAIRE ?
Croire que l’on puisse parler de « l’économie », comme s’il existait un référentiel absolu d’où l’on puisse l’embrasser d’un seul regard objectif, fait partie des illusions propres à la théologie économique actuelle. En économie politique, il s’agit toujours d’envisager ce que l’on peut faire dans un référentiel donné, à une échelle donnée.
En France
Traditionnellement la France se sort plutôt bien des crises financières (si, si…) : elle dispose d’ordinaire d’une épargne résistante ; d’un Etat solvable et disposant parfois de moyens de contrôle sur l’appareil de production ; celle-ci est équilibrée entre les différents secteurs, ce qui la rend notamment autosuffisante alimentairement ; son intrication dans l’économie mondiale est moins forte que celle de la Grande-Bretagne ou de l’Allemagne (ce qui lui donne un laps de temps plus grand pour s’organiser) ; elle bénéficie souvent d’un renouvellement de ses élites à cette occasion, ce qui lui permet, en fin de cycle, de redémarrer plus vite et plus fort que les économies concurrentes.
Manque de bol, la France de 2008 est singulièrement affaiblie. Son épargne privée reste considérable et, en général, étant, depuis le XVIIe siècle, le pays le plus riche d’Europe (si l’on y inclut les richesses qui ne sont, heureusement, pas cotées en bourse), sa population est en mesure de supporter une diète économique pendant plusieurs années à condition que le rationnement soit correctement organisé par le pouvoir central (c’est sans doute là que le bat blesse, j’y reviens tout de suite). En revanche, notre bien aimé souverain a réussi l’exploit de mettre en faillite la caisse des dépôts en la faisant spéculer juste avant l’éclatement de la bulle. L’écureuil a donc perdu 90% de ses noisettes et, en absence de liquidités, on peut le considérer comme un poids mort. Cela signifie que, même s’il en avait les ressources idéologiques et intellectuelles, notre gouvernement ne serait pas en mesure de nationaliser et de réorganiser une économie mixte sans recourir massivement à un endettement hors de prix. Inutile de dire que, grâce aux gouvernements libéraux successifs (et de DSK à qui revient la palme des privatisations), cette économie mixte n’existe plus, la France ayant, en particulier, perdu la maîtrise du secteur énergétique. Toutefois, en raison du caractère tardif de la révolution conservatrice en France, le capital reste pour une bonne part entre les mains d’actionnaires français (les noyaux durs chers à Balladur) qu’il serait possible de raisonner ou d’exproprier. Mais, là encore, on peut douter des capacités d’action des libéraux : le plus probable est que « l’idiot énervé », comme on l’appelle en Chine, pompe jusqu’au dernier centime de l’épargne privée, puis aille jusqu’à vendre les réserves d’or de la Banque de France (alors que l’émission du franc gagé sur l’or serait un expédient dont il ne faudrait pas se priver en ultime ressort). Bref, il est douteux que nous crevions de faim mais il est tout aussi improbable qu’une solution strictement française soit envisageable.
En Europe
Une action concertée de « nationalisations » à l’échelle européenne serait susceptible de mettre à l’abri les Européens, mais il est douteux que les Norvégiens acceptent de payer pour les Portugais. Les temps de crise ne sont pas les moments idéaux pour créer des pots communs : la France et l’Allemagne ne paraissent elles-mêmes pas en état de se comprendre. La monnaie pourrait aussi être une variable d’ajustement importante : une relance générale (centrée sur le travail par des programmes d’aménagement écologique et énergétique, et non sur le sauvetage du capital) pourrait atténuer les effets sociaux de la crise. Cette forte expansion monétaire provoquerait certainement une forte inflation. Même si les salaires étaient de nouveau indexés durant cette période, ce serait un moindre mal : les détenteurs de capitaux seraient simplement moins riches par rapport aux travailleurs. L’Europe émergerait de la crise avec un nouveau système de production (pour ne pas dire un nouveau « mode de production ») fondé sur le développement durable et une structure sociale plus égalitaire, à la fois entre les Etats membres et à l’intérieur de chacun d’eux. Cela dit, il ne faut pas rêver : le plus probable est que l’Europe monétaire éclate, écartelée entre les Etats prêts à s’endetter (l’Italie, la France et probablement tous les nouveaux Etats membres) et les partisans de l’orthodoxie budgétaire (l’Allemagne, la Grande-Bretagne, les pays scandinaves). L’Euro vit son baptême du feu : s’il existe encore à l’horizon 2012, c’est qu’il est symboliquement résistant.
A l’échelle du monde
Il faut, effectivement, une monnaie mondiale, comme Keynes le disait, et une banque qui en encadre l’émission selon des critères adaptés à une croissance régulée. Les flux de capitaux doivent être rendus plus visqueux (la taxe Tobin n’est pas suffisante) par des mécanismes de douanes entre chaque grande zone d’intégration économique. Il serait trop beau que les règles de Keynes sur le commerce international (avec droit de douane inversé) soit adoptées, mais il faut néanmoins promouvoir l’autonomie de chaque zone économique en empêchant toute forme de dumping social ou écologique. L’argent récupéré au niveau mondial serait consacré à sauver l’environnement naturel, sanitaire et social de l’humanité, à promouvoir la recherche et les arts, et à racheter progressivement les stocks d’armes des pays membres pour les détruire. L’histoire nous enseigne malheureusement que de tels sursauts ne surviennent qu’après des conflagrations militaires, celles-ci suivant elles-mêmes une crise économique majeure. Un petit signe d’espoir dans la période que nous vivons est qu’il semblerait que la guerre ait, cette fois, précédé la crise économique.