Postdémocratie ?

par lephénix
samedi 23 mai 2015

Dans un article du Monde, le sociologue allemand Wolfgang Streeck annonce le « commencement de la fin de l’union monétaire européenne ». Dans un essai publié lors de la dernière « rentrée », il balaie d’ultimes illusions : capitalisme et démocratie suivent des voies désormais divergentes…

Wolfgang Streeck lève le voile sur une réalité qui faisait jusqu’alors l’objet d’un déni atterrant : le « capitalisme » n’est pas soluble dans la démocratie– le premier s’étant « immunisé contre » la seconde - et nous serions déjà en postdémocratie...

Dans un essai aussi glaçant qu’alarmant, l’éminent professeur à l’université de Cologne administre quelques piqures de rappel : « Nous sommes aujourd’hui les témoins d’une fin de la démocratie, dans la mesure où dans la démocratie, telle que nous la connaissons, c’est-à-dire de masse et de redistribution, est en voie de stérilisation et de réduction à une combinaison d’Etat de droit et débats publics. Ce processus consistant à mettre un terme à la dimension démocratique du capitalisme en gommant toute dimension économique de la démocratie s’est considérablement accentué depuis la crise de 2008, notamment en Europe.  ».

 

Les promesses non tenues de l’après-guerre

 

Le livre du sociologue de l’économie, souvent mentionné sur Agora Vox, nous invite à évacuer des « certitudes » ( ?) assises sur la période de reconstruction dans l’après-guerre et des « trente glorieuses » où un « capitalisme démocratique » achetait à crédit l’adhésion des populations occidentales par la promesse d’une constante amélioration de leur qualité de vie : il s’agissait alors de gagner du temps sur l’inéluctable et l’insoutenable...

Mais dès la fin des psychédéliques et roaring seventies (déjà no future…), ce qu’on pensait être une « machine à fabriquer de la prospérité » a cédé la place à un nouveau régime né de la « phobie fiscale » des « producteurs de richesses financières » : la « charpente institutionnelle de « l’économie sociale de marché » de l’après-1945 » leur apparaît comme une « cage devenue trop exiguë », hors de laquelle il serait urgent de s’évader… Se sentant à l’étroit dans cette forme d’organisation politique qui lui avait été imposée précisément pour lui épargner des crises, « le capitalisme » sort de sa cage pour éliminer ce qui jusqu’alors faisait consensus comme « le plein emploi politiquement garanti », pierre angulaire du contrat social de l’après-guerre, ou « le contrôle étatique des industries-clé ». 

L’universitaire convie à un exercice de lucidité : « L’histoire du capitalisme après les années 1970, y compris celle des crises économiques successives, est véritablement une histoire d’évasion : le capital s’évada de la régulation sociale qui lui avait été imposée après 1945, mais qu’il n’avait de lui-même jamais voulue »… S’ouvre alors une période où les Etats se défont de leur responsabilité en matière de croissance, de protection ou de cohésion sociales – et abandonnent « plus que jamais le bien-vivre de leurs citoyens au marché  ».

 

Le subterfuge

 

 Mais comment désamorcer le prévisible conflit de répartition entre capital et travail ? Par le recours à des ressources qui ne sont disponibles que sous forme monétaire, c’est-à-dire « non existantes ou non encore existantes » : « L’inflation provoqua une hypertrophie apparente seulement et non pas réelle du gâteau à partager. Elle fit naître chez les employés comme chez les employeurs l’illusion – « l’illusion monétaire » pour citer Keynes – d’une progression de la prospérité rendue possible par le nouveau consumérisme ». En d’autres termes : une « croissance nominale » prend le relais de « la croissance réelle » tandis que s’élargit le fossé entre « les promesses du capitalisme et les attentes de sa clientèle » : « Pour le combler politiquement, de nouveaux moyens furent trouvés, provisoirement : ce fut le commencement de l’ère de l’endettement étatique (…) Tout comme l’inflation, l’endettement étatique permet à un gouvernement de recouvrir, afin de pacifier les conflits sociaux, à des ressources financières qui ne sont pas encore à proprement parler existantes – et dans ce cas : qui doivent d’abord être dégagées par les citoyens, et leur être prélevées par l’Etat  »…

Seulement voilà : une pyramide de dettes, « issue des promesses capitalisées d’un capitalisme de la croissance qui dépend plus, du moins pour ce qui est de la grande masse de la population, de sa coopération ou encore de son assentiment, que de ses faveurs », est sur le point de s’effondrer. La souris verte est morte et le petit papa Noël ne reviendra plus remplir les petits souliers des enfants qui ne veulent pas grandir de « cadeaux par milliers » - depuis ces rugissantes années 70, on n’a fait qu’empiler de la dette. Toute goutte de dette supplémentaire pourrait désormais provoquer le déluge : « Le sortilège monétaire généré ces deux dernières décennies à l’aide d’une industrie financière déchaînée est en particulier définitivement trop dangereux pour que l’on puisse se risquer une nouvelle fois à y recourir pour acheter du temps. Si une croissance miracle ne se produit pas, le capitalisme à venir devra faire sans la formule de paix d’un consumérisme financé sur le crédit ».

 

La grande dissolution

 

La démocratie de masse d’après-guerre a été mise sur la touche par la « révolution néolibérale » (inspirée par les thèses de Friedrich Hayek), marquée par l’aggravation continue de l’inégalité des revenus et des patrimoines : « Le néolibéralisme est incompatible avec un Etat démocratique, si par démocratie on entend un régime qui intervient au nom de ses citoyens, avec l’autorité de la puissance publique, dans la répartition des biens économiques résultant des événements du marché  ».

Graduellement, l’Etat fiscal cède la place à l’Etat débiteur – une mutation « postdémocratique » opérée en anesthésiant l’opinion publique par l’industrie du divertissement : « Pour saisir le rapport de type politique existant entre l’endettement étatique et la répartition de la richesse, il faut en premier lieu comprendre que le financement des dettes de l’Etat à l’époque du tournant néolibéral résulte d’une faible imposition des classes possédantes. Moins le système fiscal prélève les biens des mieux lotis et de leurs héritiers au profit de la collectivité, et plus la répartition de la richesse se montre inégale – une inégalité qui se traduit entre autres par un taux d’épargne élevé chez les couches supérieures de la société ».

Dès lors, la séparation entre « capitalisme » et démocratie est consommée avec une politique « mise sous camisole de force », l’Etat débiteur se soumettant au contrôle de ses « créanciers » – les « marchés » : « les Etats débiteurs ont en vérité contracté des dettes afin de compenser l’absence de recettes provoquée par leur incapacité ou leur refus d’imposer leurs citoyens et en particulier les plus fortunés »… Aujourd’hui la galère vogue à vue vers un Etat de consolidation par mer déchaînée, sans perspective de sortie de la zone des tempêtes – les « mieux lotis » échappant à leurs obligations fiscales « plus facilement que jamais » et forçant leur pays à s’endetter, l’addition étant présentée aux citoyens...

Dans ce dense livre d’alarme, Wolfgant Streeck a amplement montré que « la crise financière, fiscale et économique actuelle est l’issue provisoire de la longue transformation néolibérale du capitalisme de l’après-guerre ».

Il rappelle que la crispation sur « l’expérience irréfléchie d’une monnaie unique imposée à une société multinationale hétérogène » détache les populations de la démocratie voire de la réalité... La radicalité du propos n’exclut pas des propositions de « sortie par le haut » afin de gagner du temps pour « réfléchir à une démocratisation de l’économie politique européenne qui soit digne de ce nom » et à une « représentation démocratique » qui répondrait à nouveau d’une réalité commune…

 

« L’euro est en train de détruire l’Europe »

 

Dans son article du Monde (3/3/2015), W. Streeck rappelle que, « contrairement à ce qui est généralement affirmé, l’euro ne sert pas les intérêts allemands  » et son maintien « nourrit un conflit entre le nord et le sud du continent  » : « L’instant de vérité est arrivé pour une politique d’intégration européenne qui a échappé à tout contrôle, dont le moteur est le capital financier. Pour que l’Europe ne se transforme pas en un marécage d’incriminations réciproques entre nations, avec des frontières ouvertes et en courant à tout moment le risque d’être submergé de l’extérieur, il faut démanteler ce monstre qu’est l’union monétaire. Le démantèlement doit se dérouler sur la base du contrat social, avant que l’atmosphère ne soit trop empoisonnée pour cela »…

Depuis mars, les événements se sont bien accélérés et l’atmosphère s’est chargée… Est-il encore temps de « sauver » non l’euro mais l’Europe en mettant fin de façon "civilisée" au pillage de la "réalité" ?

 

Wolfgang Streeck, Du temps acheté, Gallimard, 378 p., 29€


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