Productivité, prix et découplage des croissances au XXIe siècle

par Nono Ladette
lundi 31 mars 2008

Nous savions depuis longtemps que nous habitions un monde fini. Mais nous touchons à peine aujourd’hui, à l’échelle mondiale, aux limites de volume de production possible sur cette planète. Quelles en seront les conséquences économiques, politiques et sociales ?

Jean Fourastié a formidablement expliqué le développement économique des XIXe et XXe siècles (j’invite tout le monde à lire son anthologie posthume intitulée Productivité et richesse des nations ou au moins son résumé) que je résumerais ainsi : les gains de productivité (la hausse de la production par rapport aux facteurs employés) ont permis aux agriculteurs, d’abord, de nourrir plus de personnes en travaillant autant ; puis l’industrie a ainsi pu produire des biens que nous souhaitions consommer et utiliser, toujours plus nombreux et à moindre coût grâce aux progrès de productivité ; enfin, les services et les nouvelles technologies nous permettent de communiquer, de nous informer, de consommer, de payer, de nous financer plus facilement et à un coût réel (par rapport à nos revenus) de plus en plus faible. En bref, la formidable hausse de la productivité en deux siècles a généré une formidable hausse de notre pouvoir d’achat.

Mais les temps actuels semblent remettre en cause cette évolution séculaire. Pour la première fois, depuis quelques années, les prix augmentent plus vite en France et en Europe de l’Ouest que les revenus moyens : le pouvoir d’achat diminue. Quand les prix des logements se stabilisent enfin après avoir plus que doublé en dix ans, c’est le prix de la nourriture qui commence à augmenter fortement. Et pendant ce temps, le prix du pétrole ne cesse d’augmenter, avec des prix à la pompe en hausse de 50% sur 5 ans.

Si c’est la hausse de la productivité qui a permis la hausse du pouvoir d’achat, la baisse récente de ce dernier proviendrait donc d’une baisse de la productivité.

Prenons l’exemple du pétrole pour bien comprendre. Pendant les deux siècles de son exploitation, son prix réel a régulièrement baissé grâce à deux facteurs. D’abord, les économies d’échelle : extraire 80 millions de barils coûte moins cher par baril qu’en extraire 10, toutes choses égales par ailleurs. Mais surtout de nouvelles techniques et de nouveaux matériels ont permis d’extraire et de transporter toujours plus de pétrole avec des coûts régulièrement réduits : c’est la hausse de la productivité. Cependant, les ressources naturelles étant par définition limitées, on se rend compte petit à petit que nous épuisons les gisements qui étaient facilement exploitables et qu’il faut creuser plus profond, sur terre comme en mer, pour extraire des quantités de pétrole données, qui d’ailleurs est souvent de moins bonne qualité que les premiers gisements exploités et qui nécessite donc plus de transformation par la suite.

Et ceci est vrai pour l’ensemble des ressources naturelles (à des degrés divers). Jusqu’à la fin du XXe siècle, la productivité n’allait que croissante. Grâce à l’abondance apparente des ressources naturelles, la production d’un bien ou d’un service ne pouvait coûter que moins cher, en termes réels, qu’auparavant. Mais quand l’extraction des ressources devient moins facile, bien que nos machines et les connaissances de nos scientifiques continuent de s’améliorer, celle-ci devient plus coûteuse. Autrement dit : la raréfaction des ressources naturelles est un facteur de décroissance de la productivité. Or diminution de la productivité signifie diminution du pouvoir d’achat.

Alors vous me direz peut-être : "certes, l’industrie peut devenir moins productive, mais nos économies reposent sur les services à 70%". Ce n’est pas faux, mais ce serait oublier que les services présentent par nature les gains de productivité les plus faibles. Là encore j’en appelle à Fourastié pour la démonstration qui - en plus des Trente Glorieuses - a aussi défini et baptisé les trois secteurs de l’économie : primaire, secondaire et tertiaire. Si vous le lisez, il ne les définit pas seulement comme trois niveaux de développement des sociétés (l’accroissement de la productivité apporté par le progrès technique a provoqué les grandes migrations de la population active de l’agriculture vers l’industrie, puis de l’industrie vers les activités de services), il les définit surtout comme trois branches avec des gains de productivité potentiels très différents, en appelant primaire toute activité à progrès technique moyen, secondaire toute activité à progrès technique rapide, tertiaire toute activité à progrès technique lent. Si certains services ont connu récemment de forts gains de productivité grâce à des ruptures technologiques (l’informatique puis l’internet), la plupart des services présentent des gains de productivité faibles (exemple : la consultation d’un médecin) voire nuls (une coupe chez le coiffeur).

Ce qui fait dire à Fourastié dès avant les Trente Glorieuses : "Le temps de la croissance économique ne pourra être qu’une phase transitoire entre deux équilibres : un équilibre ancien caractérisé par une énorme population active agricole et un très faible niveau de vie moyen ; un équilibre futur qui sera caractérisé par une énorme population active tertiaire et un niveau de vie moyen très élevé."

Je vais donc plus loin : le XXIe siècle pourrait bien être caractérisé par une faible hausse de la productivité des services, comme les précédents, mais aussi par une diminution de la productivité de l’industrie et de l’agriculture à cause de la raréfaction des ressources naturelles. Ainsi, à l’échelle mondiale, après le rattrapage de productivité dont les pays émergents bénéficient aujourd’hui, la croissance du PIB serait décroissante à long terme. "Le temps de la croissance économique" serait ainsi terminé.

Par ailleurs, on a dit que la raréfaction des ressources diminue la productivité. Or dans le monde fini que nous habitons, la hausse de la consommation, où qu’elle soit dans le monde, favorise la raréfaction des ressources. Ainsi, la hausse du niveau de vie dans un endroit du monde favorise la baisse de la productivité, et donc du niveau de vie, dans le reste du monde.

Ceci remet en cause la vision traditionnelle des liens de croissance entre les pays. Concernant les prévisions de croissance en Europe pour 2008 par exemple, vous pourrez lire qu’elle sera faible à cause du ralentissement américain, mais quand même solide grâce à la demande des pays émergents. Ces liens de cause à effet étaient vrais dans le passé, et le sont encore dans une large mesure aujourd’hui, en particulier lorsque les liens commerciaux entre deux pays ou deux régions sont forts. Mais on se rend compte de l’émergence de facteurs opposés : par exemple la croissance de la Chine et sa demande en pétrole réduit clairement le pouvoir d’achat de l’automobiliste européen ou américain. Autrement dit, la croissance d’une région comme l’Europe serait - pour une part grandissante - inversement liée à celle d’une région comme l’Asie de l’Est...

Les conséquences de ce nouveau paradigme économique seraient multiples et diverses. D’un point de vue économique on aurait un monde plus stable, dans la mesure où la décroissance dans une région du monde serait systématiquement compensée par une croissance ailleurs. Ainsi le prix des matières premières augmenterait régulièrement, de même que les volumes de production évolueraient avec un taux de croissance décroissant. D’un point de vue politique, ceci renforcerait la violence des guerres à venir pour l’appropriation des ressources naturelles (énergie, métaux, mais aussi céréales et eau).

Les deux années à venir vont être un test grandeur nature pour cette théorie car la croissance de la Chine va probablement ralentir. Alors deux scénarios seront possibles : soit cela empêche la croissance occidentale de rebondir et cette théorie s’en trouvera invalidée (pour l’instant), soit la baisse des prix relance le pouvoir d’achat et la croissance occidentale et il faudra alors la prendre en compte. Rien de tel qu’une étude empirique pour valider une théorie n’est-ce pas ?


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