Quand David Graeber règle son compte au néolibéralisme
par Laurent Herblay
lundi 13 avril 2015
Après avoir raconté l’histoire de la monnaie, en notant son caractère profondément politique, et bien sûr, celle de la dette, « Dette : 5000 ans d’histoire » est un livre de combat politique, où David Graeber mène un combat contre l’idéologie dominante de ces dernières années. Et cela fait mal.
Les racines pourries du néolibéralisme
Fait ignoré, il démontre également que la pensée d’Adam Smith n’a rien d’original et qu’elle repose sur de très nombreux emprunts. Il souligne que « nombre des raisonnements et exemples précis de Smith sortent tout droit d’essais économiques rédigés en Perse au Moyen Age » et rapporte également des emprunts à Aristote.David Graeber reprend une citation très significative d’Adam Smith : « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n’est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c’est toujours de leur avantage ».
Voici un résumé saisissant du fond de la pensée néolibérale, qui présuppose que le monde ne resposerait que sur l’égoïsme. Il dénonce aussi la vision matérialiste de Hobbes. Il note que la notion d’intérêt personnel (au cœur de la réflexion néolibéral) reprend le même terme que le mot qui désigne la rémunération d’un prêt et s’interroge sur ce que cela dit d’une telle théorie générale des motivations humaines. D’abord, « cela lui donnait l’air objectif, scientifique même ». Et il note que « des désirs infinis dans un monde fini signifient une rivalité sans fin ; notre unique espoir de paix sociale est donc bien celui que préconisait Hobbes : des accords contractuels que l’appareil d’Etat fera strictement respecter ».
David Graeber souligne le ridicule de « la théorie du choix rationnel », jamais démontrée, et soulignant que « certains ont souhaité fonder une théorie de l’interaction sociale sur une vision plus généreuse de la nature humaine ». On peut également objecter l’analyse de Jacques Généreux dans son livre de référence « La dissociété », pour qui l’homme est autant un « être soi » qu’un « être avec ». Pour lui, « le droit d’un homme est simplement l’oblgation d’un autre » et « ceux qui ont soutenu que nous sommes les propriétaires naturels de nos droits et libertés s’intéressaient essentiellement à en conclure que nous devions être libres de les donner, voire de les vendre »
Ce que cela dit de notre époque
Il rappelle qu’en allemand, « Schuld signifie à la fois ‘dette’ et ‘culpabilité’ », ce qui en dit long, et explique un peu, le rapport de l’Allemagne à la dette et aux déficits publics. Il souligne aussi que la plupart des religions « sont nées au milieu d’intenses polémiques sur le rôle de la monnaie et du marché dans la vie humaine, notamment sur le sens de ces institutions pour les aspects fondamentaux de ce que les humains se doivent les uns aux autres », ce qui amène à regretter que les questions monétaires soient temporairement sorties du cadre du débat démocratique dans tant de pays.
Il note que dans notre psychologie, « puisque le créancier et le débiteur sont en dernière analyse des égaux, si le débiteur ne peut pas faire le nécessaire pour se remettre sur un pied d’égalité, il est manifestement dans son tort ; c’est forcément de sa faute ». Mais pour lui, « un monde sans dettes retomberait dans le chaos primordial, dans la guerre de tous contre tous ; nul ne se sentirait le moins du monde responsable des autres ». Il note aussi que les dettes publiques ont historiquement un double visage : donner plus de puissance militaire aux Etats, tout en suggérant que l’Etat devait quelque chose à ceux qu’il gouverne, sauf qu’il le doit principalement aux capitalistes.
Il souligne également que « s’il n’y a pas de fin, il n’y a aucune raison de ne pas créer du crédit – c’est-à-dire de la monnaie future – à l’infini », comme en 2008, créant alors « une série de bulles toujours plus imprudentes qui ont provoqué l’écroulement global du système ». Il note que l’escalvagisme repose sur le fait d’arracher l’homme de tout contexte, fait qui parle face à l’injonction de mobilité de l’époque actuelle. Pour lui « si nous sommes devenus une société de la dette, c’est parce que l’héritage de la guerre, de la conquête et de l’esclavage n’a jamais entièrement disparu ».
L’auteur parle de « trois grands principes moraux susceptibles de fonder des relations économiques ». D’abord, un « communisme fondamental » la nature de l’homme à aider son prochain, soulignant que l’aide vient si « le demandeur est considéré comme appartenant à la communauté » et que « cette attitude fondamentale de partage sans retenue et de générosité ne s’étend jamais à tout ». Cela permet donc l’échange, plus impersonnel, mais qu’il est possible de rendre plus personnel. Enfin, il y a la hiérarchie. Il note aussi que, dans l’histoire, « quinconque obtient d’immenses richesses finit toujours par en donner au moins une partie – souvent de façon grandiose, spectaculaire, et à un grand nombre de gens », mais que cette attitude est souvent extrêmement limitée et superficielle.
Pour lui, le problème avec le marché, quand il est modélisé, c’est que « nous sommes souvent enclins à les traiter en réalités objectives, voire à nous prosterner devant eux et à nous mettre à les adorer comme des dieux ». Comme si nous avions toujours besoin de quelque chose qui nous dépassait, sans doute le moyen de limiter notre propre responsabilité… David Graeber note aussi que « le capitalisme est un système qui exalte le parieur comme aucun autre système ne l’a jamais fait : il le tient pour un acteur essentiel de son fonctionnement. Mais en même temps, le capitalisme semble exceptionnellement incapable de concevoir sa propre éternité. Peut-il y avoir un lien entre ces deux constats ».
Merci à David Graeber pour cette contribution majeure à la critique du système néolibéral. Demain, je reviendrai sur son analyse plus concrète et précise de la crise que nous traversons depuis 2008 pour clore ce compte-rendu du livre.
Source : David Graeber, « Dette : 5000 ans d’histoire », Les Liens qui Libèrent