Que peuvent les lois, là où règne l’argent ? Et si l’Europe montrait la voie du sursaut ?
par scripta manent
samedi 30 juillet 2011
En quelques décennies, la quasi-totalité des Etats de la planète ont totalement ouvert leurs frontières aux mouvements de marchandises et de capitaux et se sont convertis à la dérégulation des activités économiques et financières. Ils ont ainsi offert à la finance spéculative un immense champ d’action et se sont dessaisis d’instruments essentiels de leur politique économique et sociale.
Cette démission de la puissance publique condamne les peuples à un mode de vie façonné par les exigences de la croissance et du rendement financier à court terme et la planète à une exploitation forcenée de ses ressources.
Les théories économiques qui se sont ainsi imposées, version simpliste et mécaniste des théories libérales, considèrent le travail comme une ressource productive parmi d’autres, soumise sans restriction à la loi de l’offre et de la demande, sur un marché hautement concurrentiel et désormais planétaire.
Démenties par l’accumulation de crises et de misère qui leur fait cortège, ces théories n’en continuent pas moins à dominer les esprits et les pratiques. Le maintien de leur règne résulte des puissants intérêts qui y sont associés et du support des grandes institutions financières internationales qui trahissent de ce fait la mission qui leur a été confiée au sortir de la seconde guerre mondiale.
Les règles du jeu qui ont été instaurées mettent les « marchés » en situation de dicter leurs conditions à des États d'autant plus vulnérables qu'ils se sont eux-mêmes convertis au dogme ultra libéral. Les marchés ne se sont pas emparés du pouvoir : on le leur a donné. Ce constat est affligeant mais il signifie aussi que la situation actuelle n’est pas irréversible : les privilèges exorbitants que la puissance publique a consentis à l’économique et à la finance, elle peut les reprendre. Encore faut-il qu’elle le veuille. Nous pouvons l’y aider, car le vote démocratique n’a pas vocation à élire des représentants qui se laissent dépouiller de leurs pouvoirs.
Trois ans après la crise majeure ouverte en 2008, la sphère financière a oublié sa déroute et retrouvé sa prospérité et son aplomb. En dépit des désordres qu’elle a causés et des multiples opérations de sauvetage dont elle a bénéficié, elle jouit toujours de la même liberté d’action et des mêmes indulgences fiscales. Dans le même temps, les Etats occidentaux sont exsangues et cherchent leur salut budgétaire dans des plans d’austérité et dans un transfert massif d’actifs et de missions vers le secteur privé.
Le contraste entre cette prospérité vite retrouvée, mais qui ne profite qu’à une minorité, et cette austérité promise à beaucoup et pour longtemps constitue un mélange détonnant.
L’ostentation des nouvelles richesses, jointe au soupçon d’une connivence entre les hautes sphères financières et politiques, pourrait être un puissant ferment de révolte, débouchant sur des mouvements violents et/ou sur des votes dangereusement aventureux.
A ces pertes de cohésion sociale, viennent s’ajouter des périls dont nous ne faisons encore que pressentir l’envergure. La croissance de la population mondiale, jointe à celle de la consommation par habitant, renforce les risques de conflit pour le contrôle des ressources naturelles : nourriture (terres, semences), eau, énergie, minerais ... Dans ce contexte, le transfert au secteur privé d’une part croissante de la gestion de ces ressources se poursuit activement, au mépris des risques que cela comporte en termes d’équité et de sécurité.
On ne peut pas douter que d’âpres luttes se préparent, et ceci alors que jamais l’humanité n’a disposé de capacités de combat aussi dévastatrices et n’a été aussi puissante face à la nature. Ce n’est pas la « mondialisation », telle qu’elle est aujourd’hui pratiquée, qui nous préservera des conflits, des émeutes du désespoir et des catastrophes environnementales. Il est beaucoup plus à craindre qu’elle renforce les tensions et les risques qu’il n’est à espérer qu’elle les réduise.
Sur quelle organisation collective pouvons-nous compter pour identifier les périls avec assez de lucidité et les combattre avec assez de générosité ?
La réponse a tout lieu d’inquiéter : aucune.
Pour redonner aux populations les moyens de choisir le modèle de société dans lequel elles veulent vivre et aux gouvernants les moyens de répondre à cette attente, il faudrait au préalable avoir remis en concordance les territoires sur lesquels s'exercent respectivement les pouvoirs politique, économique et financier. Ce n'est qu'à cette condition que pourraient être restaurées la primauté et la capacité d'action du pouvoir politique.
Pour satisfaire cette condition, deux solutions antagonistes sont évoquées : le « gouvernement mondial » et le repli souverainiste.
Ni l'une ni l'autre de ces propositions ne sont crédibles : la première relève, et relèvera pour longtemps encore, d'une prospective chimérique et la seconde, définitivement, d'une rétrospective stérile.
Au regard de la problématique qui nous intéresse, les grandes organisations internationales peuvent être réparties en deux catégories : les premières (FMI, Banque mondiale et OMC) agissent de façon concertée et coordonnée mais ne peuvent pas répondre à notre attente car elles se sont mises au service de l’ultralibéralisme ; les secondes (G8, G20, ONU et dépendances) sont le lieu des grands discours et des grands principes mais elles sont paralysées par l’affrontement entre les intérêts discordants des pays membres.
Nous avons donc le choix entre des institutions qui ne veulent rien faire et des institutions qui ne peuvent rien faire.
Quant aux Etats, ils n’ont plus vraiment le contrôle de la situation. Ils se sont condamnés eux-mêmes à un combat inégal : la finance a été élevée au rang de puissance extra territoriale, affranchie de toute frontière, alors que le pouvoir des États reste circonscrit à leur territoire propre. Ceci à un moment où les nouvelles technologies de l'information permettent aux marchés d'agir à l'échelle de la milliseconde, alors que le temps de décision/action de nos démocraties reste de l'ordre du mois ou de l'année.
Fort heureusement, il existe une voie de salut. Elle se situe au niveau régional, entre les deux propositions extrêmes que nous venons d'évoquer.
Une large brèche dans le règne de l'ultra libéralisme s'ouvrira quand au moins une région du monde décidera de ne plus se soumettre à ses règles, sous réserve que cette région soit assez puissante pour faire entendre sa voix, maîtriser son destin et développer une alternative crédible et exemplaire au modèle que nous voyons prospérer sous nos yeux.
C'est à l'Europe bien sûr que nous pensons.
Placer son espoir dans l'Europe n'implique en aucune façon que l'on succombe à une sorte « d'européocentrisme ». Dans un article de l'International Herald Tribune, Moisés Naïm, spécialiste des relations internationales, s'exprime comme suit : « Un monde sans une Europe intégrée et influente serait pire pour tout le monde ». Et il appelle l'Europe à « irradier des valeurs qui sont aussi rares que nécessaires aujourd'hui », pour conclure : « Je ne sais pas si l'ambitieux projet d'intégration européenne survivra aux énormes difficultés qu'il rencontre aujourd'hui, mais je sais que s'il échoue, c'est le monde entier qui en paiera les conséquences ».
L'Union européenne est pourtant loin d'être en ordre de marche pour assumer ce destin. Les peuples qui la composent sont plus sensibles à ses faiblesses qu'à ses réussites. Ils la perçoivent comme lointaine, compliquée et contraignante. On ne peut que déplorer qu'il y ait dans tout cela une large part de vérité.
Pour les signataires des premiers traités, les coopérations économiques ne devaient être que de premiers pas vers une Europe sociale et fédérale. Tel n'a pas été le cas.
Vaste zone de libre-échange, l'Union européenne s'est développée en surface et non en profondeur. Le souffle initial des précurseurs s'est épuisé avec la soumission de l'Union européenne au dogme ultra libéral.
Mais si l’Europe politique est aujourd’hui en panne, l’accord auxquels sont parvenus les peuples européens, après un long historique de conflit, pour garantir la paix de la région et mener des projets communs reste à ce jour sans équivalent dans le monde.
Si l’on est tenté de considérer que le sursaut européen est aujourd’hui inaccessible, souvenons-nous qu’il en allait de même en 1989 de la réunification allemande. Le 11 juin 1989, Gerhard Schröder déclarait que les chances d'une réunification étaient inexistantes et le secrétaire général du comité central du SED (parti communiste Est allemand), Erich Honecker, promettait que le mur de Berlin durerait encore 100 ans[. Moins d’un an et demi plus tard, la réunification était effective.
Première région économique au monde, l'Europe, si elle reprend le chemin de l'unité, peut jouer un rôle de premier plan dans l'émergence d'un autre modèle de société. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, avec, en 2010, un déficit budgétaire moyen à 4,6 % du PIB, la situation financière de la zone Euro est loin d'être aussi dégradée que celle des USA, terre de naissance de l'ultra libéralisme (8,9 %), ou de la Grande-Bretagne, sa fidèle comparse (10,9 %). Si la zone Euro était un espace de solidarité, elle ne serait pas une cible de choix pour les prédateurs financiers. Leurs coups de boutoir ont contraint les dirigeants européens à trouver des accords pour limiter les dégâts, mais ce qui se met en place pour le moment, ce n’est pas du fédéralisme, c’est le FME, succursale du FMI.
Les pays « vertueux » de la zone Euro disent aujourd'hui qu'ils ne veulent pas payer pour les pays « laxistes » et ils justifient leur position par l'absence de coordination politique, économique et sociale de l'espace européen. On peut les comprendre.
Il faut donc que l'Europe sorte de ce dilemme. Elle peut le faire par le haut, en réamorçant une démarche de coordination fédérale, ou par le bas, en se résignant au « chacun pour soi ». Ce renoncement enlèverait toute chance à la communauté européenne de jouer sa propre partition dans le concert des nations. Tous les peuples qui la composent, qu'ils soient aujourd'hui « vertueux ou laxistes », en paieraient le prix.
Si l'hypothèse d'une coordination prévaut, encore faut-il qu'elle ne se réduise pas à des mesures de « convergence » destinées à maintenir la « compétitivité » de l'Europe. Cette approche, à laquelle s'est bornée « l'initiative franco-allemande » de février 2011, ne ferait que confirmer l'allégeance de l'Europe à des règles du jeu dont nous voyons tous les jours les effets sociaux, culturels et environnementaux.
Nous ne devons pas nous résigner à ce que la seule perspective européenne de nos gouvernants soit de nous faire courir après la Chine.
L’Europe doit arrêter d’être le meilleur disciple de l’ultra libéralisme, s’administrant tous les articles du dogme avec l’ardeur du nouveau converti, alors que les prêcheurs les plus véhéments s’en affranchissent quand cela les arrange.
Le contrôle des mouvements de marchandises et de capitaux aux frontières fait partie des prérogatives auxquelles aucun ensemble politique ne peut renoncer, faute de quoi il expose sa communauté à des influences et des risques incontrôlables.
L’objection majeure à de tels contrôles est qu’ils nuiraient aussi aux exportations. C’est ne pas voir que le prix à payer pour le développement inconditionnel du commerce international est tellement élevé pour les populations que l’on peut parler de marché de dupe. Ce développement n’est en effet que l’une des facettes d’un système économique et social qui fait de la croissance et du profit des fins en soi. Dans ce contexte, l’ouverture des frontières soumet tous les pays à la pression de nouvelles zones de production toujours plus concurrentielles, avec une prime au moins-disant social. Ce ne sont pas seulement des produits que l’on importe, ce sont aussi des incitations à ne laisser au travail que la portion congrue de la valeur ajoutée. C’est à ce prix que chacun espère pouvoir sauver l’emploi sur son territoire national.
En Europe, certains pays, comme l’Allemagne, ont jusqu’à présent mieux tiré leur épingle du jeu, en conservant un fort potentiel industriel local. Pour combien de temps ? L’Allemagne a perdu en 2009 son rang de premier exportateur mondial, au profit de la Chine. Les commentateurs nationaux se sont réconfortés en faisant remarquer que la Chine exportait des biens de faible niveau technologique, produits sur des machines-outils importées d’Allemagne. Pense-t-on vraiment que la Chine va se contenter durablement de fabriquer des jouets, des meubles et des vêtements ?
Et après la Chine, ce seront de nouveaux territoires qui apporteront des troupes fraîches pour cette lutte sans fin.
Sur qui pouvons-nous compter pour remettre le projet européen en marche ?
Les personnalités de talent et de conviction ne manquent pas, mais les institutions européennes sont ainsi organisées qu'aucun de leurs dirigeants ne peut désormais incarner un projet communautaire.
Quant aux élus et gouvernants nationaux, bien rares sont ceux qui se sont prononcés clairement pour une fédération européenne. Défaut de conviction sans doute mais aussi défaut de motivation : les opinions publiques sur l'Europe sont telles, aujourd'hui, qu'il y a peu de dividendes électoraux à espérer d'un tel engagement.
C'est précisément sur ce point qu'il faut agir : un retour en grâce du projet européen n'interviendra que si les populations, bien informées de ce qu'elles peuvent en attendre, manifestent leur volonté de voir émerger une Europe qui ne serait plus une succursale docile du grand bazar mondialisé.
Nous pouvons y contribuer et d'autant mieux que nous serons nombreux à partager le diagnostic et la volonté d'agir. Les dérives économiques et financières de notre époque appellent une prise de conscience citoyenne assimilable à celle qui a pu commencer à s'opérer dans le domaine écologique. Nous devons être convaincus que le cours actuel des choses n’est pas une fatalité, tant en ce qui concerne le modèle de société qu’en ce qui concerne le projet européen, et que tout cela ne se passe pas dans des sphères qui nous seraient inaccessibles : le futur est notre affaire ("Je m’intéresse à l’avenir car c’est là que j’ai décidé de passer le restant de mes jours." Woody Allen) et ce ne sont pas les façons ni les occasions d’agir qui manquent : parler, écrire, manifester, voter …