Qui se lèvera pour Arcelor ?

par Daniel RIOT
lundi 30 janvier 2006

Derrière l’OPA (hostile) menée contre ARCELOR : un manque de réalisme européen. Les pères fondateurs de L’Union, Schuman et Monnet (dans la CECA), trahis ! C’est une vraie politique industrielle qu’il faut à l’Union...

Derrière l’OPA (hostile) menée contre ARCELOR : un manque de réalisme européen. Les pères fondateurs de L’Union, Schuman et Monnet (dans la CECA), trahis ! C’est une vraie politique industrielle qu’il faut à l’Union...

Week-end studieux , avec réunions en série (y compris avec les syndicats), chez ARCELOR, au Grand Duché du Luxembourg, en Belgique, à Bercy et dans les services de la concurrence de la Commission européenne... En jonglant avec des milliards d’euros ou de dollars derrière lesquels il y a l’emploi et les conditions de vie de milliers de travailleurs... Et une certaine conception de l’Union européenne... Y aura-t-il combat, ou non ? ARCELOR, avec prudence, annonce sur son site Internet un communiqué de presse pour lundi. Wait and see...

En attendant, quelques constats :

1) Les OPA, offres publiques d’achat, sont l’une des armes utilisées par les Chevaliers (noirs, blans ou rouges ?) de «  l’Hyper-capitalisme » qui n’a rien de libéral et qui triomphe en cette époque où « l’économie casino », selon l’expression du professeur Bilger, répond aux lois de la géo-finance plus qu’à l’économie.

Quand elles se font « à l’amiable », les OPA sont interprétées comme des arrangements entre gens de bonne compagnie, comme des magouilles qui profitent à quelques-uns au détriment du plus grand nombre et de l’intérêt général...

Quand elles sont « sauvages », elles présentent un côté sportif : on crie « victoire » quand son équipe triomphe, donc « mange » le rival ou l’adversaire, et on s’insurge quand ses favoris en sont victimes. Tout le monde s’est levé pour Danone. Au nom d’un « patriotisme économique » qui ne veut pas dire grand-chose à l’ère des multinationales apatrides. Et sans que les desous de l’affaire soient tous bien clarifiés... Qui se lèvera pour Arcelor  ? Le chant des supporters ne fait pas le jeu sur le terrain.

D’’ailleurs, faut-il se lever pour Arcelor ? Les partisans les plus enthousiastes de « l’hyper capitalisme sauvage » disent que « c’est au marché de juger », qu’Arcelor paye là une gestion plus financière qu’industrielle, que les bénéfices des actionnaires ont été favorisés au détriment des investissements de recherche et de développement et de l’accroissement de la production et des diversifications. Pour eux, Mittal Steel gagne parce qu’il plus dynamique, y compris au détriment de ses propres salariés. Et parce qu’il sait voir loin. Vers la Chine notamment, vers cette Chine qui dope le marché de l’acier. Comme elle dopera celui de l’énergie. Défaite des expertises prévisionnelles de nos « économistes » patentés... Rançon d’une démission du politique devant le « Marché » érigé en divinité.

2) Jusqu’à présent, à la Commission européenne, seule la responsable de la concurrence, s’est exprimée. Sur un ton léger d’ailleurs. Un peu trop. Neelie Kroes a indiqué que la Commission européenne prêterait "beaucoup d’attention" au dossier de l’offre publique d’achat du groupe Mittal sur l’aciériste européen Arcelor. « C’est intéressant et cela devrait certainement retenir beaucoup d’attention »... C’est vraiment peu... Et décevant. Mittal a d’ailleurs signé un accord avec Thyssen-Krupp pour lui revendre les actions du canadien Dofasco qu’Arcelor venait de racheter pour échapper à tout procès, ici et en Amérique du Nord. Les patrons de Mittal ont de bons services juridiques et de prospective...

Cette faiblesse de réaction de la Commission est révélatrice d’une des faiblesses actuelles de l’Union : c’est la politique industrielle de l’Europe qui est en cause, non celle de la concurrence. C’est un constat d’autant plus traumatisant que l’Union européenne est née de la CECA -donc de la Communauté européenne du charbon et de l’acier. Trahis, Monnet et Schuman, une fois encore !

3) Il est pour le moins étrange de qualifier Mittal d’entreprise « indienne ». Elle est une multinationale dirigée par un Indien qui a un parcours personnel peu ordinaire, qui a fait sa fortune en Europe et par l’Europe. Cotée à Amsterdam et à New-York, elle siège à Rotterdam...

Tragédie européenne : les multinationales non-européennes ont su mieux que d’autres groupes utiliser le Marché commun. Ce n’est pas la faute des « pères de l’Europe », c’est parce que leur idéal et leur « volontarisme » ont été trahis. Là comme dans d’autres secteurs d’activités... Ce qui altère le réel, c’est la trahison de l’idéal.

MITTAL est et reste une « entreprise familiale », créée par un personnage digne des sagas en vogue sur les TV ou des romans de gare à succès, a réussi parce qu’elle a fait le pari de l’acier et sur l’acier, quand les Européens n’y croyaient plus... Lesquels ont eu tort de ne pas y croire : l’adaptation aux technologies nouvelles ne doit pas être un renoncement à ce qui a fait et fait encore la richesse de nos nations. Le commerce et le virtuel ne tuent ni l’industriel, ni le réel.

La désindustrialisation est le fruit d’erreurs de prévisions. Pourquoi ne suit-on pas les bons conseils donnés voilà peu de temps encore dans les écoles de commerce : se développer, oui, mais toujours à partir de son « cœur de cible », et du noyau dur de ses activités ?

La CECA est née de la prise de conscience d’un constat essentiel : les fauteurs de guerres sont d’abord les maîtres des matières premières et des sources d’énergie. Le charbon, l’acier et, en devenir à l’époque, l’atome. L’Euratom victime du nationalisme gaulliste (qui confondait nucléaire civil et militaire) et de la loi du « juste retour » des Italiens (bien avant Maggie Thatcher) nous fait de plus en plus défaut en cette période où l’énergie est plus que jamais une arme stratégique... et le sera de plus en plus... Le gaz russe n’en est qu’une illustration parmi d’autres...

Le patron de Mittal, né dans la misère, « pèse » aujourd’hui, selon Forbes, 25 milliards de dollars, un chiffre seulement dépassé par le fondateur de Microsoft, Bill Gates (46,5 milliards) et par celui de Berkshire Hathaway’s, Warren Buffett et ses 44 milliards. Et il a su, lui l’adepte du yoga, jouer gagnant sur tous les plans.

L’entreprise a pris sa forme définitive avec la fusion entre LNM Holdings et Ispat International, dont la famille détenait 77%, avant de lancer une offre sur la société américaine ISG. Mittal, et sa famille contrôle 88,6% de Mittal Steel, avec ses deux enfants étroitement imbriqués dans la direction du groupe. Le fils Aditya est le président de l’entreprise et directeur financier, tandis que la fille Vanisha dispose du titre de directrice. Leur participation dans Mittal Steel reculera à 51% si l’offre sur Arcelor réussit. Mais elle restera majoritaire, donc décisive. Tradition et adaptation. Une vraie leçon pour les Européens qui doutent tant d’eux-mêmes, parce qu’ils sont indignes d’eux-mêmes. Et ne sont pas doués pour marier tradition et innovation.

En face, ARCELOR n’est « française » que sentimentalement... Il s’agit d’un groupe franco-hispano-luxembourgeois, dont le gouvernement luxembourgeois est le premier actionnaire. (avec seulement 5,6 % des actions). Il est né de la fusion du Français USINOR, du Luxembourgeois ARBED et de l’Espagnol ACERALIAZ. Il incarne l’une des fiertés légitimes de la politique industrielle européenne. Comme le dit Le Monde : « Avec EADS, ARCELOR est sans doute l’un des rares symboles de l’Europe industrielle ». La France, comme ses voisins, y a englouti des milliards tout au long des années 1970, 1980 et 1990. Et le coût social n’a pas été moindre, avec des centaines de milliers d’emplois supprimés. Ce sont ces investissements et ces sacrifices qui risquent de profiter à d’autres... Et de poser, à terme, bien des problèmes sociaux : nous péchons par manque de cohérence, de visions, de prévisions. Ce qui nous entraîne à être en permanence pris de court par les évolutions... Au Luxembourg, où Arcelor emploie 6 000 personnes, l’offre inamicale a jeté un froid. A Paris, le ministre de l’économie, Thierry Breton, ne peut exprimer que "les préoccupations" du gouvernement et promettre de "suivre avec la plus grande attention le développement" du dossier. Il a demandé à rencontrer M. Mittal "dans les plus brefs délais". Mais pourquoi ne l’a-t-il pas rencontré avant ? « Gouverner, c’est prévoir », aujourd’hui plus que jamais... Le marché de l’acier est en effervescence depuis des mois, en raison des évolutions et des besoins des « économies émergentes », chinoise et indienne, notamment. Il fallait s’attendre à des « surprises ». Il est dommage notamment que ce dossier « acier », comme le dossier « énergie » (entre autres), n’ait pas été à l’ordre du jour des relations franco-allemandes.

4) Cette affaire ne fait pas que des mécontents .... «  Spéculateurs de tous les pays, unissez-vous » : « l’internationale des actionnaires » se régale, et ce ne sont pas les slogans dépassés des syndicats archaïques qui la menacent... Mittal Steel propose quatre de ses actions et 35,25 euros en cash pour cinq actions Arcelor. L’offre valorise l’action Arcelor à 28,21 euros, ce qui représente une prime de 27 % par rapport au cours de clôture du sidérurgiste européen jeudi. Pas mal, non ? Cela , personnellement, me dépasse... Evidemment, mais ce n’est en rien le problème... Les marchés se sont réjouis du "coup" de Mittal : le titre Arcelor, dont la cotation avait été suspendue en début de journée en même temps que celle de Mittal, a repris en hausse de 35,73 % à la Bourse de Paris, pour finalement clôturer en hausse de 28,44 %, à 28,54 euros. Mieux que le loto (sportif ou non) ou le PMU....

La perspective d’accélération de la concentration dans le secteur a aussi fait grimper les autres valeurs sidérurgiques. En Europe, ThyssenKrupp a gagné 8 %, et l’Anglo-Néerlandais Corus, considéré par beaucoup comme une prochaine cible, de 15 %. En Inde, pays d’origine du fondateur de Mittal, Tata Steel et Essar Steel ont également progressé. Tant mieux pour ceux qui en tirent parti. Mais où va-t-on ? Cela participe de la « crise générale » qui frappe nos sociétés : une crise existentielle.

5) L’impuissance apparente des pouvoirs politiques de décisions face à de telles évolutions (et à de telles surprises) accroît la gravité des crises sociétales que les pays européens connaissent. Une fois encore, chacun semble « subir » et non « maîtriser ». Il est temps de reposer clairement les bases des élaborations de politiques industrielles en Europe et dans chaque pays européen. L’une des causes du rejet du projet de traité constitutionnel pour l’Union européenne, en France, vient de là. Il ne s’agit pas de rompre avec les idées et les méthodes des « pères de l’Europe ». Il s’agit de renouer avec leurs méthodes et leurs idéaux, qui n’avaient rien à voir avec ce « néo- libéralisme » débridé qui est la négation du libéralisme authentique... L’« esprit d’Europe » n’est pas celui du « Far West », même à la mode indienne ou chinoise... La commissaire à la concurrence devrait en tenir compte un peu plus. Sinon tous les discours sur la « réconciliation » entre « l’Europe » et ses « citoyens » ne serviront à rien. Sur ce terrain-là, c’est une volonté d’acier qu’il faut affirmer. Et exercer.


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