Restructuration de la dette grecque. Bénéfice sur toute la ligne pour les créanciers…

par xavier dupret
vendredi 13 mars 2015

Les relations tumultueuses de l’Etat grec avec ses créanciers n’ont pas fini d’interpeller et de faire couler de l’encre. Bien des choses ont, en effet, déjà été écrites au sujet de la socialisation des pertes des créanciers de la Grèce. Un mythe, à gauche, veut, par exemple, que les dits créanciers aient, en réalité, presque totalement effacé le coût de la restructuration de la dette grecque. Cette conclusion repose sur une observation superficielle du deal conclu entre la Grèce et ses créanciers.

En effet, les créanciers privés d’Athènes ont, en réalité, retiré, au terme de l’opération, plus qu’ils n’ont été contraints à devoir lâcher initialement. Le deal a donc été profitable pour eux. C’est la très radicale conclusion à laquelle conduit un travail d’évaluation intégrant chacun des volets ayant accompagné la restructuration. Avant de détailler les calculs qui nous ont permis de dresser ce constat, nous nous pencherons sur l’histoire récente de la dette publique grecque.

Restructuration

En avril 2010, le gouvernement grec, au bord de la cessation de paiements, demande l’assistance du FMI. De drastiques mesures d’austérité sont adoptées dans la foulée pour convaincre l’Allemagne qui renâclait à entrer dans un plan de sauvetage financé conjointement par l’Union européenne et le FMI. En 2012, la Grèce reste asphyxiée par sa dette. Les chiffres parlent d’eux-mêmes.

La dette publique de la République hellénique est passée de 105,4% du Pib en 2008 à 171,3% en 2012. C’est alors qu’un second mémorandum est conclu. Ce deuxième plan de « sauvetage » a été négocié à partir de l’été 2011 et signé en mars 2012. Depuis l’éclatement de la crise de 2007, la dette publique grecque mesurée par rapport au PIB n’a baissé qu’après la restructuration de 2012. Cette baisse n’a été que temporaire puisque la dette publique grecque repartait à la hausse pour atteindre un plus-haut l’année dernière (174,9%). La croissance négative du PIB du pays explique, pour la plus grande partie, la détérioration des finances publiques du pays. Le PIB de la Grèce, en dollars constants (année de référence : 2000), était de 239 milliards en 2008 et de 181 milliards en 2013. Soit une baisse de près de 25% (24,2% pour être plus précis) au cours de ces années d’autodestruction austéritaire. La politique d’austérité a donc bien contribué à entraîner le pays dans une spirale dépressive dont l’ampleur est du même niveau que l’onde de choc des années 30.

Depuis 2012, la dette publique grecque est, d’évidence, impayable. Nous avons déjà identifié son poids croissant par rapport au PIB. Nous complèterons notre propos en précisant le caractère structurellement insolvable de l’économie grecque prise dans son ensemble. La solvabilité d’une économie s’établit en comparant le volume des dettes de tous les acteurs (mesuré par rapport au PIB) et la valeur des actifs que cette dette a permis de financer. On parle alors de « valeur financière nette ». Cette dernière permet de montrer la capacité ou, au contraire, le besoin de financement d’une économie (et ce faisant, sa dépendance à l’égard de l’extérieur). La Grèce présentait, en 2013, un besoin de financement de plus de 132% de son PIB. Ce chiffre correspond à une détérioration sensible par rapport à l’année 2011. Depuis 4 ans, la Grèce est donc de plus en plus dépendante de l’extérieur.

 

2011

2012

2013

Capacité de financement de la Grèce (% PIB)

-87,9

-130,4

-132,7

Source : Eurostat, 2015.

En l’espèce, la zone euro. A titre complémentaire, on n’oubliera pas de mentionner qu’aujourd’hui, la Grèce est endettée à près de 85% auprès d’acteurs publics.

Début 2015, les créanciers du gouvernement grec étaient les suivants.

 

Source : Le Figaro, édition mise en ligne le 27 janvier 2015

Sur 307 milliards de dette grecque, seuls 53 milliards (soit 17,26%) sont dus à des privés. On notera également les maturités particulièrement longues des prêts consentis par les autres Etats membres (jusque 2041) et par le Fonds européen de stabilité financière (2055)[1].

Pour l’heure, nous nous bornerons à identifier comment s’est opéré le passage du privé au public dans la détention de la dette grecque. Des économistes de référence, parmi lesquels Nouriel Roubini[2], ont évoqué, à ce sujet, une socialisation des pertes bancaires privées. C’est une tendance que l’auteur de ce texte avait déjà identifiée à l’été 2011[3] alors que le deuxième plan d’« aide » à la Grèce n’en était qu’au stade de l’ébauche.

 

Définitif

En février 2012, les pourparlers relatifs au deuxième plan d’aide à la Grèce se concluent par un immense transfert de propriété des titres issus de la dette publique grecque. La chose se présente comme suit.

L’augmentation vertigineuse des taux d’intérêt de la dette publique grecque, tout au long de l’année 2012, a conduit les obligations publiques à accuser de solides dépréciations sur le marché secondaire. Pour rappel, le marché de la dette publique se divise en deux entités d’échange de titres. Tout d’abord, il y a le marché primaire. Sur ce marché, les Etats placent la dette auprès des investisseurs. Des banques (dites « primary dealers ») servent d’intermédiaires entre ces investisseurs et les Etats. C’est le marché du neuf. Par la suite, ces titres vont s’échanger sur le marché de l’occasion, le marché secondaire. Sur ce marché, on mentionnera la relation inverse entre prix de l’obligation et le taux d’intérêt. Ce dernier est à comprendre comme une prise de risque. Plus un taux d’intérêt est élevé, plus le doute que l’emprunteur fasse défaut est élevé. Ce faisant, le prix du titre a évidemment tendance à baisser.

Le poids de la dette grecque est, en 2012, bien trop important. La chose inquiète les investisseurs. Et le taux d’intérêt sur les obligations grecques à 10 ans de s’envoler. En mars 2012, le taux sur le titre à 10 ans tutoie les 37%. L’accord de restructuration de la dette grecque n’a finalement que très peu desserré l’étau sur le pays puisque le taux d’intérêt des obligations à 10 ans passe à 20% en avril 2012. La dette grecque à long terme, quand bien même une restructuration était intervenue, restait donc clairement mise sous pression par les marchés.

Décodons, pour l’heure, les termes de la restructuration de 2012. Lorsque les créanciers de la Grèce entrent en phase de restructuration, ils se voient proposer le marché suivant.

A cette époque, les créanciers privés d’Athènes possédaient pour 206 milliards de dettes grecques. En échange de 100 euros de dettes grecques, les créanciers recevaient 31,5 euros de dette grecque (à maturité allongée) et 15 euros d’obligations du Fonds européen de Stabilité financière (FESF). Les obligations du FESF, puisqu’elles sont garanties par l’Allemagne, la France et toutes les nations créditrices du nord de l’Europe, sont particulièrement sûres et donc fort liquides sur les marchés. Ce qui est particulièrement intéressant pour les banques. Ces obligations sont donc équivalentes à de la liquidité.

La perte à laquelle ont dû consentir les créanciers de la Grèce est souvent présentée comme équivalent à 53,50%. Cela revient à passer sous silence un certain nombre de données. Par exemple, le montant d’obligations FESF octroyé aux créanciers s’avère trop généreux. Il est notoire qu’en cas de restructuration de dettes, les créanciers reçoivent toujours un peu de cash pour « faire passer la pilule ». Depuis 1975, l’incitant moyen en cash octroyé à l’occasion de 180 épisodes de restructuration de dettes publiques équivaut à 3,6% de la dette restructurée[4]. Si cette règle avait été d’application dans le cas de la restructuration grecque, les créanciers auraient, en tout et pour tout, touché pour 7,4 milliards d’euros (plutôt que 15) en obligations FESF. Cet avantage de 7,6 milliards d’euros porte sur 3,7% du volume initial de 207 milliards. Ce faisant, la perte réelle pour le secteur financier tombe à 49,8%.

En plus de cette somme, les créanciers ont reçu des obligations du FESF à court terme pour les intérêts courus. Montant de la compensation : 34,6 milliards d'euros. Ces 34,6 milliards d’euros représentent 16,71% des 207 milliards restructurés. Grâce à l’obtention de ce petit coup de pouce, la perte réelle des créanciers privés de la Grèce ne se chiffre donc plus qu’à 33,09%.

De plus, en décembre 2012, les créanciers de la Grèce revendaient à Athènes pour 11,29 milliards d’euros de dettes (la décote unitaire sur ces titres étant de 33,8%[5]). Cette dépense a donné lieu à bien des commentaires critiques. Il faut savoir que ces rachats (datant de la mi-décembre 2012) ont porté sur une partie des bons émis 9 mois plus tôt au moment de la restructuration. Mais l’annonce de cette mesure est intervenue à la fin novembre 2012 tant et si bien que lorsque les Grecs rachetaient ces titres, leur valeur avait déjà grimpé de 20% sur les marchés[6]. Nous décompterons intégralement ce montant des pertes « officielles » des créanciers de la République hellénique, vu le caractère déjà bien généreux d’octroi des obligations FESF. 11,29 milliards d’euros, cela représente 5,48% du volume de dettes restructuré. Ces données cumulées portent la perte des investisseurs à 27,61%.

Ne pas omettre

A ces éléments, on ajoutera des données trop souvent omises par les commentateurs se voulant critiques voire « alternatifs ». Dans l’accord conclu avec ses créanciers, la Grèce a accepté d’émettre des coupons liés à la croissance économique du pays. Ces coupons correspondent au montant nominal des nouveaux titres (soit 31,50% du stock restructuré)[7] et n’ont pas encore été activés puisque la Grèce n’a, jusqu’à aujourd’hui, pas encore connu 12 mois consécutifs de croissance économique. Si, à l’avenir, le PIB grec devait à nouveau être orienté à la croissance, ces coupons devraient donner lieu à d’intéressantes rentrées pour le secteur financier européen (en ce compris grec).

Il est question de redonner aux créanciers un pourcent de la croissance du PIB grec pour les années où ce dernier excéderait 2% entre 2015 et 2042. Il est impossible, à ce stade des opérations, d’évaluer le return précis pour les créanciers car des prévisions portant sur une période aussi longue s’avèrent particulièrement hasardeuses. Le « best-case scenario » pointe une rentrée de 11,6 milliards d’euros en 28 ans. Le scénario plus réaliste évoque un paiement à partir de 2023[8]. De 2023 à 2042, si la croissance grecque dépasse chaque année les 2%, les détenteurs de ces bons peuvent espérer un revenu de 6,59 milliards d’euros[9].

Cela fait baisser d’autant le niveau réel des pertes par les marchés financiers. Ces 6 milliards représentant plus ou moins 3,2% du stock initial de dettes restructuré, on en arrive à une perte réelle pour le secteur financier de 24,41%.

On n’omettra cependant pas d’indiquer que la rente offerte par ces bons n’est pas indexée sur l’inflation et présente donc des risques de dépréciation[10]. Cela dit, quand bien même ces titres ne rapporteraient rien (ce qui est, en tout état de cause, le pire des scénarii envisageables), on peut encore estimer que le monde de la finance est, en fin de compte, sorti gagnant de son deal avec la Grèce.

Car nous devons également intégrer dans nos calculs le coût de la recapitalisation des banques grecques. Cette dernière est, en partie, liée à la restructuration de sa dette publique par Athènes qui a plombé les bilans des banques locales. L’opération a mobilisé, en 2013, 58,2 milliards d’euros. Quatre banques grecques ont été recapitalisées. Il s’agit d’Ethnikí Trápeza tis Elládos (Banque nationale de Grèce), de Piraeus Bank, d’Alpha Bank et d’Eurobank. Signalons, d’entrée de jeu, que les termes de cette recapitalisation ont été particulièrement favorables aux banques.

« Les créanciers privés seront obligés de couvrir au moins 10% des nouveaux besoins en capital des institutions de crédit pour qu’elles puissent continuer à être gérées par le privé. (…) Les 90% restant seront fournis par le Fonds hellénique de stabilité financière (FHSF) et comprendront des droits de vote restreints. Cependant, si la participation du Fonds excédait 90% du capital, les parts du FHSF donneront droit à un droit de vote de plein droit, impliquant une nationalisation effective des institutions visées ».[11] Ce sont là les termes de l’Article 7A de la loi L.3864/2010 instituant le Fonds hellénique de stabilité financière, alimenté par les créanciers de la Grèce (Union européenne et Fonds monétaire international).

Autrement dit, le FHSF, financé par de l’argent public (FMI et Union européenne pour l’essentiel) et propriété de l’Etat grec, doit détenir plus de 90% du capital d’une de ces quatre banques pour pouvoir disposer de vrais droits d’actionnaire quant à la désignation de la direction de l’établissement. La principale banque grecque (Piraeus bank) est aujourd’hui détenue à 67% par le FHSF. Mais au vu des conditions de recapitalisation, le pouvoir est, en réalité, entre les mains des investisseurs institutionnels étrangers qui pèsent pour 29% du capital de la banque[12]. Il en va de même pour la Banque nationale de Grèce où le FHSF détient, finalement « pour jouer », 57,2% du capital de la société[13]. Et c’est toujours à cause de l’article 7 de la loi L.3864/2010 que l’Etat grec est aujourd’hui le propriétaire fantôme de 66,25% du capital d’Alphabank[14]. En ce qui concerne Eurobank[15], l’apport public correspond à 35,41% du capital. Mais cela ne fait pas pour autant de l’Etat grec l’actionnaire de référence de la banque.

En cas de prise de bénéfices par ces banques, les dividendes versés à l’Etat grec diminueront le montant de la socialisation des pertes dont a bénéficié le secteur. Pour l’heure, les perspectives de rétribution de l’Etat grec semblent bien maigres. Eurobank annonçait des pertes de l’ordre de 482 millions d’euros pour le premier semestre 2014[16]. Pas de quoi, dès lors, autoriser des rêves grandioses. Piraeus Bank avait dégagé un résultat net de -247 millions d’euros au premier trimestre 2014[17].

Alpha Bank présentait un bénéfice cumulé de 100 millions d’euros au troisième trimestre 2014[18]. C’est bien peu de choses. Surtout si l’on tient compte du fait que la banque a reçu un crédit d’impôts pour 500 millions d’euros cette même année. Ce qui constitue un manque à gagner pour le gouvernement grec. De la même manière, le groupe « Banque nationale de Grèce » enregistrait un bénéfice de 191 millions d’euros au 31 mars 2014. Le FHSF devrait pouvoir compter sur une rentrée de 109 millions d’euros. Une lecture plus fine de ce résultat nous interdit cependant de considérer ce chiffre comme constituant une rentrée pour les Grecs. Ce « bénéfice » intègre, en effet, une dispense d’impôts de 123 millions d’euros[19].

On imagine difficilement que les banques grecques dégageront pour plus de 58 milliards de profits dans les années qui viennent, vu leurs difficultés à se financer auprès des autres établissements de crédit de la zone euro. Les banques grecques seraient, d’ailleurs, aujourd’hui à court de liquidités sans le concours de la Banque centrale européenne (BCE). Cette dernière a déjà injecté plus de 100 milliards d’euros dans le système bancaire grec (soit 68% du PIB du pays). Et les liquidités d’urgence allouées aux banques grecques ont été récemment augmentées de 500 millions d’euros[20].

Si elles ne peuvent disposer, de façon structurelle, d’un volant de liquidités plus important, on n’imagine pas les banques grecques dégager des marges importantes à court et moyen terme. Surtout si l’on tient compte du fait que des créances et crédit hypothécaires douteux représentent 45% des actifs de leurs bilans[21].

Disons-le tout net. Le FHSF a été conçu pour supporter les pertes des banques et non pour restructurer en profondeur le secteur via sa nationalisation. L’OCDE ne disait pas autre chose dans un rapport de 2013 consacré la situation économique de la Grèce. Dans ce rapport, l’OCDE précisait que « le Fonds hellénique de stabilité financière (FHSF) (…) [était une] institution temporaire dotée d’une structure de gouvernance conçue pour veiller à ce que les banques soient gérées sur une base commerciale, dans des conditions de pleine concurrence, même après leur reprise dans le cadre de la recapitalisation »[22]. Ces précisions justifiaient le fait qu’« une seule banque systémique a été placée sous le contrôle du FHSF, les trois autres ayant conservé une direction privée, même si plus de 80 % de leur capital est détenu par ce Fonds »[23]. Et le contribuable européen d’apprécier ce qui va suivre.

« Pour attirer les investisseurs, les nouvelles actions émises par les banques systémiques ont été assorties de bons de souscription gratuits qui permettront d’acquérir à un prix déterminé à l’avance toutes les actions du FHSF à certaines périodes données au cours des quatre ans et demi qui viennent »[24]. Le cas d’Eurobank a, de ce point de vue, revêtu une dimension emblématique. Comme nous l’avons vu auparavant, il faut que le FHSF détienne plus de 90% d’une banque pour que celle-ci soit nationalisée. Il se trouve que l’Etat grec, via le FHSF, détenait plus de 95% du capital d’Eurobank Ergasias. Cette dernière aurait dû être nationalisée selon les termes de la loi instituant le FHSF. Mais rien n’y fit. Via une augmentation de capital, la participation du FHSF passait à 35% en avril 2014. A cette époque, Fairfax Financial, WL Ross & Co, Capital Research and Management Fund, Mackenzie Funds, Fidelity Funds et Brookfield International entraient, en effet, dans le capital d’Eurobank, moyennant l’achat des nouvelles actions de la compagnie, mais à prix réduits…

On peut estimer que l’absence de véritable droit d’actionnaire et de contrôle des entités ainsi recapitalisées (mais pas nationalisées) correspond à un passe-droit en faveur du secteur privé. Ce faisant, nous pouvons estimer être en présence d’un avantage laissé aux acteurs privés de la finance qui vient annuler le coût initial de la restructuration de la dette grecque. Les 58,2 milliards dont il est ici question représentent 28,25% des 206 milliards de dettes grecques restructurées. L’impact de la restructuration devient donc positif pour le secteur financier. En l’espèce, on obtient un avantage total de 3,84%. Cela signifie que les créanciers privés de la Grèce (en ce compris, les banques grecques) sont, en fait, sortis gagnants du deal conclu avec Athènes.. Ils ont, pour l’heure, reçu plus que ce qu’ils n’ont sacrifié initialement au moment de la restructuration.

Pour terminer…

Nous constaterons également que l’absence de pilotage par l’Etat des institutions bancaires sauvées aux frais du contribuable européen n’a pas permis de freiner l’exode des capitaux. Un phénomène qui a, d’ailleurs, pris des proportions alarmantes. Depuis le mois de décembre 2014, 20 milliards d’euros (soit l’équivalent de 12% des dépôts) auraient quitté le pays[25]. Un calcul a été diffusé, il y a peu, au sujet des sorties illicites de capitaux à partir de la Grèce[26]. Il pointe, à juste titre, le fait que des sorties illicites donnent lieu à un manque à gagner pour les finances publiques. Nous attirerons l’attention, en ce qui nous concerne, sur une série de difficultés méthodologiques qui empêchent de tirer des conclusions définitives en cette matière. Entre 2003 et 2009, les sorties illicites de capitaux se chiffreraient, d’après la source évoquée précédemment, à 200 milliards d’euros. Si 20% d’impôts avaient prélevés sur ces capitaux en fuite, il en aurait résulté, selon Michel Husson[27], une rentrée pour l’Etat grec de 55 milliards d’euros. Evaluer l’impact précis de la fuite des capitaux sur la formation de la dette grecque suppose que tous les capitaux exportés illicitement soient taxables. En effet, quelle est la partie de ces 200 milliards d’euros correspondant à des activités criminelles (proxénétisme, trafic de drogue,…) et donc non taxables ? Dans un souci, peut-être excessif, de pondération, nous éviterons d’intégrer ce chiffre dans nos calculs.

En tout état de cause, les banques n’ont pas spécialement été sacrifiées à l’occasion de la restructuration de la dette grecque. Au contraire, elles ont finalement reçu davantage que ce qu’elles ont initialement sacrifié. La dette grecque a donc constitué, en définitive, une bonne affaire pour le petit monde de la finance en Europe. Si le gouvernement grec avait racheté directement les quatre banques en question pour leur valeur de marché en 2012, l’opération eût été moins coûteuse. A cette époque, les banques grecques ne valaient quasiment plus rien. Et les coûts de recapitalisation de la partie saine des bilans bancaires en auraient été diminués d’autant. Les actifs toxiques auraient été isolés dans une bad bank sur laquelle les créanciers des banques grecques (dans l’immense majorité des cas, d’autres banques européennes) se seraient remboursés. Vu le soutien dont ces entités créancières n’auraient pas manqué de bénéficier auprès de la BCE, nul doute qu’elles auraient largement limité leurs pertes. Ce modus operandi aurait été intéressant pour le peuple grec (sinon son gouvernement) dans la mesure où une socialisation des prêts et des dépôts auraient pu relancer l’économie nationale et contribuer à amoindrir la pression de la dette sur les finances publiques. Au lieu de cela, la « troïka » a mis en place un mécanisme qui a permis aux banques grecques de tirer profit de la restructuration pour faire endosser au contribuable européen la dégradation de la totalité de leurs bilans. Avec le recul, ce coup de force ne s’explique pas vraiment par la menace de certains acteurs financiers de déclencher, avant de la restructuration, le paiement des CDS (Credit Default Swap), ces polices d’assurance spécialement conçues pour les institutions financières. Puisque précisément le paiement des CDS sur les obligations grecques a été activé en mars 2012 par l’ISDA (International Swaps and Derivatives Association. En français, l’Association Internationale des Swaps et Dérivés), soit l’association professionnelle des grands intervenants sur le marché des produits dérivés (dont font partie les CDS). En effet, lors de la restructuration de la dette grecque, le gouvernement grec forçait la main des investisseurs en activant, le 9 mars 2012, les clauses d’action collectives, une mesure discrétionnaire qui permet d’imposer les termes de la restructuration aux créanciers récalcitrants. C’est ainsi que le taux d’adhésion des créanciers est passé de 85 à 95%.

Et c’est à cette occasion que les CDS ont été activés. Au total, « la restructuration n’a pas été effectuée sur une base volontaire, ce qui a déclenché le règlement des CDS en mars 2012, et les expositions des différents acteurs aux CDS se sont révélées modérées »[28]. En l’occurrence, 3,2 milliards d’euros, une somme qui est loin de poser problème sur les marchés financiers aujourd’hui. Pour tout dire, la socialisation des pertes à laquelle a donné lieu la restructuration de la dette grecque nous semble moins à mettre en relation avec un quelconque jeu d’acteurs qu’avec une modification structurelle du capitalisme contemporain, modification que la crise en cours n’a fait qu’accentuer. Il nous faut donc monter à un niveau d’interprétation davantage politique pour poser les termes du débat. C’est ainsi que nous repérerons la mise en œuvre, à la faveur de la « crise », d’une accumulation par dépossession en Europe occidentale. Ce type particulier d’accumulation sollicite des pratiques inhérentes à l’accumulation primitive. C’est ainsi que « la suppression des droits communs conquis par de longues années de luttes de classe acharnées (comme la protection sociale, la santé publique, les retraites) et leur retour au domaine privé a constitué une forme politique de dépossession la plus agressive menée au nom de l’orthodoxie néolibérale »[29]. La Grèce constitue, de ce point de vue, un laboratoire en vue d’une application de ce programme de choc à l’échelle du continent tout entier.

A l’heure où ces lignes étaient écrites, il restait encore 10,9 milliards d’euros dans les caisses du FHSF. Le gouvernement Tsipras, à l’entame des pourparlers avec les créanciers de la République hellénique, proposait d’utiliser ces fonds pour relancer l’économie nationale. Mais l’Eurogroupe faisait vite savoir par voie de presse que cette somme « devait être strictement limitée à des opérations de recapitalisation bancaire et les coûts de résolution [NDLR coûts causés par la faillite d’une entité]) »[30]. No comment

 

[1] Wall Street Journal, 19 février 2015.

[2] Financial Times, 8 mars 2012.

[3] Voir à ce sujet Xavier Dupret, La zone euro malade d’elle-même, août 2011 (http://www.gresea.be/spip.php?article485) ou encore http://www.agoravox.fr/actualites/economie/article/la-zone-euro-malade-d-elle-meme-99068. Ce texte a été diffusé par les économistes atterrés sur Facebook (http://clioweb.canalblog.com/archives/2011/08/10/21769583.html).

[4] Jeromin Zettelmeyer, Christoph Trebesch et Mitu Gulati, The Greek Debt Restructuring : An Autopsy, juillet 2013, Peterson Institute for International Economics, Working Paper No. 2013-13-8., p.26.

[5] Wall Street Journal, 11 décembre 2012.

[6] Jeromin Zettelmeyer, Christoph Trebesch et Mitu Gulati, op.cit, p.30.

[7] Eurobank Research, Greece macromonitor, Focus Greece Valuation of the Greek PSI deal, 29 février 2012.

[8] Wall Street Journal, Blog de Charles Forelle (Europe Markets Editor pour le Wall Street Journal), An Unusual Way to Bet on a Greek Recovery, article mis en ligne le 15 mai 2013.

[9] The Hellenic Republic, Invitation memorandum, (Closing agents : Deutsche Bank et HSBC), 24 février 2012, pp.52-64. Calculs propres.

[10] FTAlphaville, blog de Joseph Cotterill (correspondant private equity du Financial Times), The worlds inside a Greek GDP warrant, article mis en ligne le 24 février 2012.

[11] Cité par Eurobank Research, Greece Macro Monitor, Greek banking sector recapitalization and restructuring, 25 janvier 2013.

[12] Site de Piraeus, Piraeus Bank shareholder structure (URL : http://www.piraeusbankgroup.com/en/investors/share/shareholder-structure). Date de consultation : 28 février 2015.

[13] Site d’Ethnikí Trápeza tis Elládos, shareholder structure, 30/09/2014 (URL : https://www.nbg.gr/english/the-group/corporate-governance/shareholder-structure/Documents/NBG_EN_Shareholders_Structure_30.09.2014.pdf). Date de consultation : 28 février 2015.

[14] Site d’Alphabank, shareholder structure, 30/01/2015, (URL : https://www.alpha.gr/page/default.asp?id=548&la=2). Date de consultation : 28 février 2015.

[15] Site d’Eurobank, shareholders Structure, http://www.eurobank.gr/online/home/generic.aspx?id=26&mid=356&lang=en (date de consultation : 25 février 2015).

[16] Eurobank Ergasias S.A., Financial Report for the six months ended 30 June 2014, p.3.

[17] Piraeus Bank Group, Q1 2014 RESULTS, 30 mai 2014.

[18] Alpha Bank, 9M 2014 Results, 4 novembre 2014.

[19] National Bank of Greece, group and bank interim financial statements, 31 mars 2014, p.4.

[20] Nikolaos Chrysoloras, Marcus Bensasson, Draghi Pressures Greece as He Keeps Liquidity Tight, Bloomberg (www.bloomberg.com), 5 mars 2015.

[21] New York Times, 28 janvier 2015.

[22] OCDE, Etudes économiques de l’OCDE. Grèce. Synthèse, novembre 2013, Paris, p.21.

[23] Ibid.

[24] Ibid.

[25] Frankfurter Allgemeine Zeitung, 19 février 2015.

[26] Michel Husson, L’impact des sorties illicites de capitaux sur la dette grecque, 2 mars 2015. (Url : http://cadtm.org/L-impact-des-sorties-illicites-de).

[27] Ibid.

[28] Virginie Couder et Mathieu Gex, Pourquoi le règlement des CDS grecs n’a pas conduit à la débâcle redoutée in Les produits dérivés de gré à gré : nouvelles règles, nouveaux acteurs, nouveaux risques, Revue de la stabilité financière, n°17, avril 2013, Banque de France, Paris, p.154.

[29] David Harvey, Spaces of global capitalism, Londres, Verso, 2006, p.45.

[30] Eurogroup statement on Greece, communiqué de presse de l’Eurogroupe, 20 février 2015. 


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