Sanctions américaines. L’Iran n’est pas à genoux…

par xavier dupret
jeudi 17 décembre 2020

 

Les sanctions économiques appartiennent, comme chacun le sait, à la panoplie bien connue de l’arsenal de répression des Etats-Unis. L’Iran, depuis 2018, est à nouveau la victime de cette stratégie de la pression économique déployée à des fins politiques.

Cette analyse visera à resituer les effets réels des sanctions américaines sur l’économie iranienne. Ce repérage tiendra évidemment compte du contexte de pandémie dans lequel le monde se débat pour l’heure.

 

Pas d’hyperinflation en vue

La pandémie de Covid-19 a particulièrement frappé l’Iran. L’Iran appartient au Top 6 mondial des pays les plus touchés par le virus, avec, en date du 11 décembre 2020, 1.092.400 cas (dont 787.850 guérisons) et plus de 51.000 décès[1]. Vu l’ampleur de l’épidémie, on pourrait s’attendre à ce que les sanctions imposées, unilatéralement et au grand dam de la communauté internationale, par les Etats-Unis aient exercé un effet particulièrement destructeur sur l’économie de l’Iran.

On peut, chiffres à l’appui, estimer qu’il n’en est rien. Bien sûr, les sanctions US ont frappé durement en empêchant Téhéran d’exporter son pétrole. Or, l’or noir représente la principale source de devises du pays. En 2017, alors que les Etats-Unis continuaient à respecter les termes de l’Accord sur le nucléaire iranien de 2015, les hydrocarbures (gaz inclus) représentaient plus de 70% des recettes d’exportation du pays. A l’époque, la filière des hydrocarbures avait rapporté à l’Iran plus de 40 milliards de dollars[2].

Deux ans après le retrait des accords par Washington, on peut estimer que l’administration Trump a raté sa cible. L’Iran n’est pas à genoux.

Lorsqu’un pays qui importait, en 2018, pour 40 milliards de dollars (en tête de ces importations, on retrouve des produits alimentaires pour un montant de 4 milliards de dollars) se voit privé de son importante manne pétrolière, on peut s’attendre à ce qu’un phénomène d’hyperinflation éclate. Pour rappel, il y a hyperinflation lorsque l’inflation mensuelle dans un pays est égale ou supérieure à 50%, et ce, durant au moins un mois[3]. L’Iran n’est pas, loin s’en faut, entré dans un épisode de ce type. Si l’Iran avait été débordé par une vague hyperinflationniste, il en aurait résulté une rude épreuve pour le pays. Classiquement, lorsqu’un pays est victime d’un épisode d’hyperinflation, il s’en suit une dollarisation de facto de son économie et donc, une plus grande dépendance à l’égard du billet vert.

De ce point de vue, on peut dire que le déclenchement d’une vague d’hyperinflation était le but recherché par Washington à travers les sanctions contre l’Iran. C’est un cuisant échec puisque le rial ne s’est déprécié, en deux ans, que de 20% face au dollar. C’est une chute évidemment importante mais elle n’est pas de nature à déchaîner les forces destructrices de l’hyperinflation.

Pour s’en convaincre, on scrutera l’évolution de l’inflation en Iran. De novembre 2019 à novembre 2020, le taux d’inflation annuel qui a prévalu en Iran a été, selon le Statistical Center of Iran, de 29%[4].

La Banque mondiale, dont la proximité avec les Etats-Unis est bien connue, ne pointe pas non plus de dérapage hyperinflationniste en Iran. Selon la Banque mondiale, le taux d’inflation, au cours de l’année 2019, y a été de 41%[5]. L’Iran n’est donc pas devenu le Venezuela du Moyen-Orient, contrairement à ce qu’espérait à haute voix l’opposition iranienne soutenue par les Etats-Unis[6]. Dans ces conditions, la cible des autorités monétaires iraniennes d’un taux d’inflation de 22%[7] en base annuelle à la fin du premier trimestre 2021 s’avère une ambition raisonnable et crédible.

 

Conséquences économiques du retour des Etats-Unis dans le cadre des accords sur le nucléaire iranien

De surcroît, cet objectif de politique monétaire est clairement renforcé par la perspective de voir les Etats-Unis, suite à l’élection de Joe Biden, revenir aux Accords sur le nucléaire iranien et par là même, abandonner la politique de sanctions de l’administration Trump. En 2018, avec un baril dont le cours moyen était de 69,52 dollars (prix OPEP[8]), l’économie iranienne bénéficiait, comme nous l’avons vu, d’un apport en devises de 40 milliards de dollars.

Avec un baril aux alentours de 50 dollars en moyenne annuelle, l’Iran pourra compter sur une rentrée en devises de près de 2,5 milliards de dollars par mois (30 milliards de dollars en base annuelle). Il ne sera alors plus question d’anticiper une hyperinflation pour le pays. Ce péril grave sera écarté.

Pour mémoire, le baril de Brent, la référence européenne en ce qui concerne l’or noir, a, le 10 décembre 2020, franchi le seuil des 50 dollars, « un montant jamais atteint depuis le 6 mars »[9]. A titre d’information complémentaire, on mentionnera que les prévisions de l’OPEP, sous la pression de l’Arabie saoudite, concernant le prix du baril n’intègrent pas un retour de la production journalière de l’Iran à raison de 2 millions de barils par jour (soit la production journalière de 2018). Il va naturellement de soi que si les stratégies de vaccination sont couronnées de succès, la consommation mondiale de pétrole repartira à la hausse de telle sorte que la production iranienne ne fera pas baisser le prix unitaire du baril.

De toute manière, il faut être très clair sur un point. Au cours des deux dernières années, les Saoudiens ont aidé l’administration Trump à exercer un maximum de pression sur Téhéran sans manifester aucune solidarité pour un autre membre de l'OPEP. La responsabilité d’une éventuelle dégradation des cours du brut, après le retour de l’Iran sur les marchés, ne sera donc pas le fait de Téhéran mais de Ryad.

Le prix du baril ne peut constituer à lui seul l’indicateur de référence permettant de juger des effets positifs sur l’économie iranienne du revirement de Washington. En effet, la sortie du régime de sanctions décidées unilatéralement par l’administration Trump en 2018 remettra à l’ordre du jour une série de projets d’investissements qui permettront au pays d’augmenter ses exportations et/ou de réduire ses importations. Le retour au cadre de 2015 permettra à Total d’intensifier l’exploitation du projet gazier offshore South Pars situé à proximité des eaux du Qatar. Les exportations de gaz de Téhéran sont particulièrement faibles alors que le pays détient les plus importantes réserves de gaz naturel au monde, juste derrière la Russie. Les réserves de gaz de l’Iran s’élèvent, en effet, à 31,9 milliards de m[10].

De même, le groupe automobile français PSA, présent depuis longtemps en Iran, pourra, à la faveur du retour à l’esprit des accords de 2015, investir davantage en Iran. Il en résultera une amélioration de la balance commerciale du pays qui a consacré près de 10% de ses importations (5 milliards de dollars) en 2018 au seul secteur automobile[11].

Ces données permettent de saisir l’importance économique pour l’Iran des accords de 2015. Pour autant, on n’en déduira pas que l’Iran reste strictement cantonné à une position demandeuse. Le pays possède un certain nombre de cartes dans son jeu qui lui ont permis, dans le passé, de manifester une très grande résilience face aux différentes vagues de sanctions américaines depuis la Révolution islamique de 1979.

 

Facteurs de résilience

Un premier facteur qui fortifie l’Iran aujourd’hui dans son bras de fer avec les Etats-Unis réside dans l’incapacité de Washington à bloquer complètement les exportations iraniennes de pétrole. Le premier client des exportations pétrolières iraniennes est la Chine. Or, Pékin n’a cessé d’importer du pétrole iranien depuis deux ans. « Les données officielles chinoises prouvent (…) que la Chine a importé 120.000 barils par jour de pétrole d'Iran en juillet [2020] »[12]. Ce chiffre traduit le fait que les Etats-Unis ne sont déjà plus le gendarme du monde et ne sont donc plus en mesure d’imposer unilatéralement leurs vues dans la région.

De plus, l’Iran est un pays qui est faiblement endetté vis-à-vis de l’étranger. Téhéran comptait, en effet, une dette extérieure de l’ordre de 2% de son PIB en 2019. C’est là un élément macroéconomique qui ne permet pas aux marchés financiers et au FMI d’exercer une quelconque pression sur Téhéran. Lorsqu’un pays du Sud est endetté en devises, il y a, en effet, toujours un risque que des puissances étrangères tentent de s’immiscer dans ses affaires intérieures. Ce n’est pas le cas de l’Iran.

En ce domaine, force est, d’ailleurs, de constater que l’Iran est victime d’une politique de discrimination de la part du FMI. C’est ainsi qu’en mai de cette année, l’Iran a fait une demande de prêt d’urgence auprès du FMI pour 5 milliards de dollars afin de faire face aux conséquences de la pandémie de coronavirus. Vu le faible niveau d’endettement du pays, il n’y avait aucune raison financière de refuser ce prêt. Pourtant, les grandes nations européennes (France, Allemagne et Royaume-Uni) n’ont pas réussi à faire fléchir Washington dans sa volonté d’asphyxier financièrement l’Iran[13].

Là encore, il faut pointer un échec de la part des Etats-Unis. En effet, en décembre 2019, les réserves de change de l’Iran s’élevaient à 80 milliards de dollars d’après la télévision iranienne[14]. Il s’agit là d’un niveau tout-à-fait intéressant puisqu’il correspond à 19 mois d’importations. Ce montant représente, au demeurant près de 9 fois la dette extérieure du pays qui était de 9 milliards de dollars au début de cette année[15]. De surcroît, l’Iran a pris l’habitude d’utiliser l’or dans son commerce avec les pays voisins. La région a donc besoin, d’une manière ou d’une autre, d’échanger avec l’Iran, un grands pays disposant de vastes ressources et d’une base industrielle diversifiée. Il s’agit là d’un état de choses auxquelles Washington ne peut rien. « Devant l’impossibilité d’effectuer des transactions en devises dures avec l’Iran, suite à l’entrée en vigueur, en 2012, des sanctions européennes et américaines, Ankara se met à lui régler sa facture énergétique en livres turques. Ces sommes sont déposées à la banque publique turque Halk Bankasi sur les comptes d’agents de change privés qui achètent avec elles des lingots d’or sur le marché turc puis les transfèrent en Iran ou, pour les convertir en devises dures, aux Émirats arabes unis »[16].

Il va de soi que la levée des sanctions améliorera grandement les données financières pour l’économie iranienne. Au début de cette année, l'Institut de la finance internationale (IIF), qui réunit les grandes banques et institutions financières internationales, estimait qu’en cas de levée des sanctions contre l’Iran, « la croissance de l'économie iranienne pourrait rapidement rebondir pour dépasser les 6% annuels et les réserves de changes remonter à 143 milliards de dollars à l'horizon 2024 »[17]. Ces chiffres datent d’une époque antérieure à l’éclatement de la crise sanitaire qui a, comme chacun le sait, plombé l’économie mondiale. Ils sont donc à revoir à la baisse mais ils permettant d’écarter l’hypothèse d’un pays au bord de la banqueroute. Si le potentiel de croissance iranien, une fois les sanctions levées, devait, en raison de la pandémie, être amputé d’un tiers (ce qui est une hypothèse très forte puisque la perspective de grandes campagnes de vaccination pour le deuxième trimestre 2021 est de plus en plus réaliste), l’Iran disposerait à l’horizon 2024 de réserves de change de 93 milliards de dollars.

L’Iran est une grande puissance économique émergente et les sanctions de Washington n’y changeront rien. Encore faut-il que le pays soit capable d’amortir le choc social résultant des sanctions. A ce sujet, il convient de mentionner l’existence des bonyads très peu connus en Occident. Ces derniers correspondent à des fonds de solidarité qui, à partir de la rente pétrolière, contrôlent une grande partie de l’économie du pays et servent d’outils de mutualisation des revenus au bénéfice des déshérités du pays. Certains experts américains, peu suspects, par ailleurs, de sympathie envers l’Iran, estiment que le poids des bonyads en tant qu’outils de solidarité serait de l’ordre de 20% du PIB iranien[18] (c’est-à-dire plus de 90 milliards de dollars). D’autres sources évoquent un poids de l’ordre de 2/3 du PIB[19]. En tout état de cause, l’Iran dispose de mécanismes institutionnels permettant de protéger sa population des conséquences négatives des sanctions américaines sur le plan social.

A titre de conclusion, on relèvera que le dossier iranien se caractérise par une importante dimension emblématique. Le caractère largement inopérant des sanctions de Washington à l’encontre de Téhéran prouve que les Etats-Unis ne sont plus en mesure d’imposer leur volonté par la force, comme c’était largement le cas, il y a de cela une trentaine d’années alors que le mur de Berlin venait de tomber.

C’est une leçon que les Européens devront bien finir par assimiler un jour…

 

[1] Coronatracker, Iran, Url : https://www.coronatracker.com/country/ir. Date de consultation : 11 décembre 2020.

[2] The Observatory of Economic Complexity, décembre 2020. Url : https://oec.world/en/profile/country/irn?yearSelector1=exportGrowthYear23. Date de consultation : 8 décembre 2020.

[3] Cagan, Philipp, « The Monetary Dynamics of Hyperinflation » in Friedman, Milton, Studies in the Quantity Theory of Money, University of Chicago Press, Chicago, 1956, pp.25-117.

[4] Tehran Times, Tehran registers lowest monthly inflation rate, 28 novembre 2020, Url : https://www.tehrantimes.com/news/455159/Tehran-registers-lowest-monthly-inflation-rate-SCI. Date de consultation : 11 décembre 2020.

[5] Banque mondiale, Inflation, consumer prices (annual %) - Iran, Islamic Rep., Url : https://data.worldbank.org/indicator/FP.CPI.TOTL.ZG?locations=IR. Date de consultation : 5 décembre 2020.

[6] Radio Farda, Parliament Warns Iran Might Get Hyperinflation By End Of March 2019, [en ligne], Url : https://en.radiofarda.com/a/iran-parliament-warns-of-hyperinflation-by-march/29683218.html, Date de consultation : 5 août 2019

[7] Tehran Times, Inflation rate of 22% targeted, 28 septembre 2020. Url : https://www.tehrantimes.com/news/452978/Inflation-rate-of-22-targeted. Date de consultation : 7 décembre 2020.

[8] Statista, Prix annuel moyen du pétrole brut de l'OPEP entre 1960 et 2019 (en dollars des États-Unis par baril), Url : https://fr.statista.com/statistiques/564926/prix-annuel-du-petrole-de-l-opep-1960/. Date de consultation : 5 décembre 2020.

[9] Armelle Bohineust, « Pétrole : le baril de Brent franchit le seuil de 50 dollars » in Le Figaro,, édition mise en ligne du 10 décembre 2020.

[10] BP Statistical Review of World Energy 2019, 68th edition, p.30

[11] The Observatory of Economic Complexity, décembre 2020. Url : https://oec.world/en/profile/country/irn?yearSelector1=exportGrowthYear23. Date de consultation : 8 décembre 2020.

[12] Tsvetana Paraskova, Chinese Data Shows Beijing Continues Iranian Oil Imports, 27 août 2020, Url : https://oilprice.com/Latest-Energy-News/World-News/Chinese-Data-Shows-Beijing-Continues-Iranian-Oil-Imports.html, Date de consultation : 10 décembre 2020.

[13] Financial Tribune, Europe Failed to Support Iran’s IMF Loan Request, édition mise en ligne du 30 septembre 2020.

[14] Agence Reuters, dépêche mise en ligne le 2 juin 2020. Url : https://www.reuters.com/article/iran-reserves-euros-idFRLDE6511PH20100602. Date de consultation :12 décembre 2020.

[15] Agence de presse de la République islamique, La banque centrale annonce une baisse de 4% de la dette extérieure du pays, 27 juillet 2020. Url : https://fr.irna.ir/news/83886710/La-banque-centrale-annonce-une-baisse-de-4-de-la-dette-ext%C3%A9rieure. Date de consultation : 15 décembre 2020.

[16] Deniz Unal, « Comment l’or est devenu monnaie d’échange entre la Turquie et l’Iran » in The Conversation, 3 juillet 2019.

[17] Agence Reuters, 15 janvier 2020. Url : https://www.boursorama.com/bourse/actualites/la-recession-va-s-accentuer-en-iran-et-les-reserves-de-changes-fondre-iif-6de49f99f797e8f582e1d14ded3a9e38. Date de consultation : 7 décembre 2020.

[18] Mackey, Sandra, Iranians, Persia, Islam and the soul of a nation, New York, Dutton,1996, p.370.

[19] Julian Borger et Robert Tait, « The Financial Power of the Revolutionary Guards » in The Guardian, 15 février 2020.


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