Si vous avez aimé Enron ...

par Forest Ent
lundi 24 juillet 2006

... vous adorerez la dérégulation à l’européenne du marché de l’électricité. Parmi toutes celles de l’Union Européenne, c’est l’échec le plus spectaculaire.

Rappelons-en les principaux enseignements.

A. Situation française traditionnelle

Avant les directives européennes, la situation française dans le secteur de l’électricité était la suivante : une société publique, EDF, avait le monopole du transport et de la distribution. Elle était également productrice et vendait à un tarif régulé lié au coût de production. Elle avait l’obligation de racheter les autres productions à un prix régulé. Elle devait enfin s’assurer de ses approvisionnements à long terme et veiller à couvrir les pics de consommation. Elle achetait et revendait en cas de besoin à d’autres sociétés européennes. Depuis 30 ans, EDF produit aux 3/4 à partir de nucléaire.


B. Dérégulation à l’américaine


La Californie a dérégulé le marché de l’énergie en 1998.

Le marché a été coupé en trois : production, transport et distribution/vente. L’achat en gros à long terme était interdit. Le prix de vente aux particuliers était plafonné.
Le transport devenait un monopole privé. Le reste devenait privé et concurrentiel. Il n’était pas interdit de faire à la fois du transport et de la production, à condition de pouvoir démontrer que les tarifs de transport n’étaient pas discriminatoires.

Le prix du MWh est passé de 30 $ en 1998 à 234 $ début 2001. La plus grande compagnie de distribution californienne, PG&E, a fait faillite en avril 2001. La rerégulation a coûté à l’état de Californie 45 milliards $, puis le prix du MWh s’est stabilisé vers 60 $.



La faillite ultérieure d’Enron a permis de démontrer ce qui s’était vraiment passé : les compagnies de production et les compagnies de transport associées avaient asséché l’offre en réduisant leur capacité, de manière à faire monter les prix. Le plafonnement des prix finaux et l’interdiction des achats à terme a ensuite entraîné les compagnies de distribution vers la faillite.

(Tout ce paragraphe est extrait de l’ouvrage "The roaring nineties" publié en 2003 par J.E.Stiglitz et traduit par Fayard sous le titre "Quand le capitalisme perd la tête". Je me suis permis d’en citer quelques lignes, mais j’invite le lecteur à le parcourir entièrement, car il en vaut le coup).


C. Dérégulation à l’européenne

Le transport est un monopole public (assuré par exemple en France par RTE). Le reste est concurrentiel, et privé ou ayant vocation à le devenir. Il est possible de réaliser à la fois de la production et de la distribution. On peut acheter de l’électricité soit à un tarif régulé, soit par contrat de durée inférieure à 3 ans pour un volume déterminé. Une fois que l’on a quitté le tarif régulé, il n’est pas possible d’y revenir. Les sociétés achetant plus qu’un certain volume n’ont plus accès au tarif régulé depuis 2000. Les autres ont possibilité d’en sortir depuis 2004. Les particuliers pourront en sortir en 2007.

Chaque acheteur par contrat doit souscrire auprès d’un courtier privé une prestation dite "d’équilibre". Celle-ci n’est pas simple et mérite que l’on s’y attarde. Aucun acheteur ne consomme exactement ce qu’il prévoit. Le courtier ("responsable d’équilibre") se charge, le moment venu, de revendre le surplus d’achat, ou bien d’acheter ce qui manquait à la prévision. Cela crée un marché "ultra spot" de très court terme portant uniquement sur les erreurs de prévision.

Tout cela permet la création d’un marché de produits dérivés, géré entre autres par la bourse Powernext (www.powernext.com). On y trouve des prix pour toutes les échéances d’anticipation, le marché "spot" étant l’achat à 24 heures.

D. Résultats obtenus jusqu’ici

Pour les entreprises qui ne sont pas obligées de sortir du tarif régulé, 10% l’ont fait, mais représentent la moitié de la consommation. Ce sont donc surtout les gros acheteurs qui ont fait ce choix.

Le MWh à un an en puissance constante est passé pendant les deux dernières années de 30 à 60 euros. Le prix à 24 heures est passé de 30 à 100 euros, et redescend maintenant vers 60 tout en restant très volatil. La moyenne européenne est un passage de 25 à 65 euros de 2004 à 2006. Tous ces prix ont suivi très exactement le cours spot du gaz naturel.
(source Commission de Régulation de l’Electricité : www.cre.fr )

Ceci a été discuté le 6/6/6 à l’Assemblée Nationale :
" l’ancien président de la CRE, M. Jean Syrota, a déclaré qu’il semble que les grands opérateurs ne soient pas en situation de concurrence réelle et que plus personne ne surveille les prix en temps réel sur le marché. On peut légitimement se demander en premier lieu qui surveille, qui contrôle et qui régule ? "

E. Discussion

Les résultats obtenus se suffisent à eux-mêmes pour démontrer que la dérégulation à l’européenne est le même échec que la dérégulation à l’américaine. La principale erreur californienne, le monopole privé sur le transport, a pourtant été évitée. Cela n’a pas suffi.

Tout cela montre simplement qu’il n’existe pas de marché de court terme pour l’énergie. Les producteurs sécurisent leurs approvisionnement à long terme : les concessions pétrolières ne sont pas signées pour 24 heures, ni les centrales nucléaires construites pour un an. Les acheteurs cherchent à sécuriser leurs achats sur le long terme : on ne peut pas construire une unité de production d’aluminium sans avoir la moindre idée du prix de l’énergie dans quelques années. Entre ces deux contraintes, il n’y a pas de place pour un marché court fluide. C’est pour cela que les dérégulations interdisent ou dissuadent les contrats à long terme. Mais il n’existe aucun indicateur objectif de valeur du marché de court terme. On obtient donc des variables abstraites soumises à manipulations évidentes.

La palme revient à la notion "d’équilibre" de la dérégulation européenne. Ca n’a pas beaucoup de sens de monétariser les erreurs de prévisions des consommateurs, car elles se compensent rapidement à échelle moyenne. On a donc créé un business de nature purement financière à partir de rien. Mais en faire l’indicateur d’un prix de marché de très court terme revient à avouer que celui-ci n’a pas d’existence réelle. On constate effectivement que cet "ultra-spot" est à la fois très instable et manipulable : il devient rentable d’acheter à un mois pour revendre heure par heure.

Enfin, il me semble qu’il faille méditer la leçon suivante : mis en concurrence et laissés libre de leur prix, les producteurs d’énergie les doublent spontanément. Pourquoi ne le feraient-ils pas ?

Cet échec européen devient pitoyable au niveau français, quand on constate que nous payons notre électricité au prix de celle produite à partir de gaz naturel, alors que nous avons investi dans un parc nucléaire dont nous supportons les inconvénients. Et ce sans avoir réalisé notre indépendance énergétique, puisque EDF pourra vendre l’électricité plus cher à l’étranger s’il le préfère. Nous avons perdu sur tous les tableaux à la fois.


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