Un patron : 20 ou 1000 SMICs ?
par Laurent Herblay
mercredi 4 novembre 2015
Deux informations intéressantes : le salaire brut moyen des non cadres est de seulement 1556 euros par mois, et Gérard Mulliez, fondateur de Auchan, soutient qu’aucun dirigeant ne devrait gagner plus de 20 SMIC, quand Carlos Ghosn émarge à 1000 ! Révélateur d’un débat qui gonfle.
La fin de la grande modération
Paul Krugman faisait un historique passionnant de plus d’un siècle d’histoire politique et économique de son pays dans « L’Amérique que nous voulons », son livre de 2008, où il défendait une couverture universelle pour le système de santé, se permettant même de prendre exemple sur la France, malgré notre image peu flatteuse dans le débat politique polarisé d’outre-Atlantique. Il rappelait que du fait de la mise en place de taux d’imposition très progressifs (au-delà de 70% pour les plus hauts revenus, même sous Richard Nixon, qui n’avait pas la réputation d’être un communiste), les écarts de salaires avaient beaucoup décru dans un premier temps, avant que la progression des salaires en haut et en bas de la pyramide sociale ne s’égalise pendant la majeure partie des Trente Glorieuses.
Mais depuis le milieu des années 1970, l’humanité a décidé de restreindre de moins en moins les foucades du marché. Les taux d’imposition marginaux ont été réduits de plus en plus, en commençant un grand coup pendant la révolution conservatrice menée par Ronald Reagan outre-Atlantique et Margaret Thatcher outre-Manche. Du coup, non seulement les plus hauts revenus (le 1% ou le 0,1%) ont explosé, mais en plus, ils paient des impôts bien plus légers qu’il y a quelques décennies, du fait de taux beaucoup plus bas, mais aussi de nombreuses niches fiscales. C’est ainsi que le patron de Renault-Nissan gagne aujourd’hui 1000 SMIC quand son prédécesseur il y a près de 25 ans s’en contenter de 15 à 20. Voilà pourquoi le chiffre de Gérard Mulliez ne doit rien au hasard, mais à l’histoire.
L’émergence d’un débat
Mais quand les salaires des grands patrons ne cessent de crever les plafonds (plus de 4 millions d’euros en moyenne pour le CAC 40, en hausse de 6% en 2014), la vie des salariés ne suit pas le même chemin. Car le fait que les non cadres ne gagnent que 1556 euros brut en moyenne démontre à quel point se produit une forme d’uniformisation vers le bas, puisque cela ne représente qu’environ 1350 euros nets par mois : la moyenne est moins de 20% supérieure au SMIC, pour les non cadre… Bien sûr, les faucons néolibéraux y verront une raison pour plaider pour un SMIC plus bas, dans leur course sans fin à la régression sociale. Mais quand les très hauts salaires et les bénéfices des multinationales battent record sur record, comment justifier une telle inégalité dans la répartition des richesses ?
D’ailleurs, c’est un débat qui commence à émerger, même aux Etats-Unis, où la frange la plus progressive du Parti Démocrate prend des positions plus dures sur ce sujet. C’est le cas de Bill de Blasio, élu maire de New York sur un programme très à gauche à l’échelle des Etats-Unis. Et les primaires démocrates ont fait émerger, à la surprise générale, Bernie Sanders, le sénateur du Vermont, qui ose se dire socialiste dans un pays où le terme est compris comme proche de communiste. Sur les trois derniers mois, il a attiré des foules enthousiastes et un montant de donations proches de celui d’Hillary Clinton, au bout de bousculer la favorite des sondages pour les Démocrates, même si le premier débat télévisé n’a pas forcément été en sa faveur, l’ancienne ministre de Barack Obama étant donnée vainqueur.
Il est étonnant que l’explosion des inégalités des dernières décennies ne provoque pas un plus grand débat. Cependant, l’effervescence de la question dans le débat intellectuel (avec Thomas Piketty et Joseph Stiglitz) et son émergence dans le débat politique font penser que nous n’en sommes qu’au début.