Une vraie usine à gaz

par Forest Ent
lundi 13 novembre 2006

La loi privatisant GDF annule en même temps de facto la libéralisation du marché de l’énergie pour deux ans renouvelables. Pour sauvegarder les apparences, elle crée une vraie usine à gaz, au profit des industriels et intermédiaires et au détriment des abonnés.

La loi relative au secteur de l’énergie a atteint sa forme définitive, après un deuxième vote de l’assemblée. Elle autorise bien sûr la privatisation de GDF, mais est loin de s’y limiter, et réorganise complètement le "marché" de l’énergie. Cet article porte sur une seule modification, la création du "tarif transitoire".

Il faut en préalable savoir comment le marché est censé fonctionner aujourd’hui. Ceux qui n’ont pas quitté le "tarif régulé" continuent à le payer et il inclut l’énergie, le transport, l’équilibrage et les diverses contributions spécifiques au système. Ceux qui ont quitté la régulation payent des prestations séparées de fourniture (privée), transport et contributions (public), équilibrage (privé), et ils ne peuvent pas revenir à la régulation.

«  Art. 30-1. - I. - Tout consommateur final d’électricité bénéficie d’un tarif réglementé transitoire d’ajustement du marché pour le ou les sites pour lesquels il en fait la demande écrite à son fournisseur avant le 1er juillet 2007. Ce tarif est applicable de plein droit pour une durée de deux ans ... Ce tarif ne peut être supérieur de plus de 25 % au tarif réglementé...  »

La loi crée un nouveau tarif régulé provisoire, valable pour une durée de deux ans, auquel peuvent revenir les clients ayant opté pour le marché. Il est supérieur au plus d’un quart au tarif classique.

«  II. - Le gouvernement présente au Parlement, avant le 31 décembre 2008, un rapport sur la formation des prix sur le marché de l’électricité et dressant le bilan de l’application de la création du tarif réglementé transitoire d’ajustement du marché. Ce rapport analyse les effets de ce dispositif et envisage, s’il y a lieu, sa prolongation. »

Bien que ce tarif soit limité en durée, le Parlement se laisse le droit s’il le faut de le prolonger autant qu’il le souhaite. Nous venons d’enterrer le "marché de l’énergie", et il ne ressortira de terre que s’il fait ses preuves ailleurs. N’aurait-il pas été plus simple de revenir au système précédent, et comment tout ceci est-il compatible avec les directives européennes ?

«  Art. 30-2. - Les fournisseurs qui alimentent leurs clients au tarif réglementé transitoire d’ajustement du marché en application de l’article 30-1 et qui établissent qu’ils ne peuvent produire ou acquérir les quantités d’électricité correspondantes à un prix inférieur à la part correspondant à la fourniture de ces tarifs bénéficient d’une compensation couvrant la différence entre le coût de revient de leur production (...) et les recettes correspondant à la fourniture de ces tarifs. »

En fait, nous allons continuer à fonctionner dans une apparence légale de marché. L’Etat compensera pour les fournisseurs la différence entre leur prix de revient et le tarif régulé :

- en augmentant les "contributions", jusqu’à 0,55€/MWh,

- en créant une contribution nouvelle jusqu’à 1,3€/MWh sur le nucléaire et l’hydraulique, c’est-à-dire sur EDF.

«  Art. 30-2 (...)

La compensation de ces charges, au profit des fournisseurs qui les supportent, est assurée :

1° En utilisant les sommes collectées au titre de la contribution prévue au I de l’article 5 de la loi n° 2000-108 du 10 février 2000 précitée, (...) Cette prise en compte, qui ne peut conduire à augmenter le montant de la contribution applicable à chaque kilowatt/heure à un niveau supérieur à celui applicable à la date de publication (de cette loi), couvre ces coûts dans la limite d’un montant de 0,55 €/MWh qui s’ajoute au montant de la contribution calculée sans tenir compte des dispositions du présent 1° ;

2° Par une contribution due par les producteurs d’électricité exploitant des installations d’une puissance installée totale de plus de 2 GW et assise sur le volume de leur production d’électricité d’origine nucléaire et hydraulique au cours de l’année précédente. Cette contribution ne peut excéder 1,3 €/MWh d’origine nucléaire ou hydraulique. »

Cela signifie qu’EDF remboursera à ses concurrents son avantage de prix lié à l’utilisation de nucléaire plutôt que de pétrole. Le cours des hydrocarbures est stabilisé pour deux ans au prix du nucléaire aux frais d’EDF. Mais comment l’Etat peut-il connaître le prix de revient des entreprises privées ?

«  Art. 30-2 (...)

Les charges correspondantes sont calculées sur la base d’une comptabilité appropriée tenue par les fournisseurs. Cette comptabilité, établie selon des règles définies par la Commission de régulation de l’énergie, est contrôlée aux frais des fournisseurs qui supportent ces charges par leur commissaire aux comptes ou, pour les régies, par leur comptable public. La Commission de régulation de l’énergie peut, aux frais de l’opérateur, faire contrôler cette comptabilité par un organisme indépendant qu’elle choisit. Le ministre chargé de l’énergie arrête le montant des charges sur proposition de la Commission de régulation de l’énergie effectuée annuellement. »

Il le saura en allant auditer les comptes du fournisseur. Pour continuer à faire fonctionner une apparence de marché, l’Etat va surveiller les comptes des fournisseurs privés, c’est-à-dire administrer.

La libéralisation était censée créer un marché européen.

«  Le cas échéant, le coût de revient de la production d’un fournisseur est évalué en prenant en compte le coût de revient de la production des sociétés liées implantées sur le territoire national. »

Aujourd’hui, tous les fournisseurs en France ont une activité en France. Mais le texte prévoit également ceci :

«  Ce tarif s’applique de plein droit aux contrats en cours à compter de la date à laquelle la demande est formulée. Il s’applique également aux contrats conclus postérieurement à la demande écrite visée au premier alinéa du présent I, y compris avec un autre fournisseur. »

Si un acheteur signe un nouveau contrat avec un fournisseur tchèque, et si celui-ci veut se faire rembourser, il devra faire auditer ses comptes par l’Etat français. Je n’y connais pas grand chose, mais je me demande sincèrement si la CRE a les moyens de cet audit, si ceci n’est pas d’une certaine manière discriminatoire en droit européen car les règles comptables sont françaises.

Par ailleurs, le tarif régulé inclut l’équilibrage, et pas le tarif libéral. Comment le prix de l’équilibrage sera-t-il pris en compte dans le calcul de la différence, et par quoi sera-t-il limité ?

«  Un décret en Conseil d’État précise les conditions d’application du présent article. »

Il y a peut-être des conseillers qui vont s’arracher les cheveux.

J’essaie de résumer l’histoire, mais c’est une gageure.

L’UE a décidé la libéralisation de l’électricité. Les prix ont doublé. Les industriels se sont plaint. On leur a mitonné un texte sur mesure pour revenir subrepticement au système précédent, à l’intérieur de la loi privatisant GDF, ce qui est quand même un record du genre. Pour ne pas contrevenir aux règles de l’UE, et sans doute aussi pour préserver les intermédiaires qui s’étaient installés sur ce nouveau marché, on a inventé une usine une gaz qui crée un tarif régulé dans un cadre libéralisé. Le nucléaire paiera le pétrole, et plus l’on achètera de pétrole et plus le nucléaire sera cher. Toutes les contributions augmenteront d’ailleurs, ce qui fait que les "abonnés classiques" comme vous et moi paieront l’erreur qu’ont fait les industriels de passer au libéral quand ils ont eu le choix. Comme ceci est applicable aux nouveaux contrats, ceci créera un appel d’air évident aux fournisseurs étrangers pour vendre leur pétrole en France au prix du nucléaire et aux frais d’EDF, et il semble difficile de l’interdire sans devenir discriminatoire en droit européen.

C’est une usine à gaz, une des plus belles que j’aie vues, qui fait payer aux abonnés qui n’ont rien demandé les errements de l’UE, et bénéficie clairement aux industriels et intermédiaires financiers.

Un sommet d’hypocrisie.


Lire l'article complet, et les commentaires