La « Fabrique du diable » contre le vivant

par lephénix
mercredi 8 mars 2023

Le modèle économique dominant se fracasse sur la raréfaction des ressources qu’il précipite dans sa démentielle fuite en avant. Mais voilà : il ne connaît pas la marche arrière... Des « écologistes indociles » contestent toutes les formes de domination : celles qui s’exercent sur leurs semblables comme sur le vivant... Un livre porte la voix de 70 « militants de la transformation écologiste » qui entendent lier protections sociales et protections du vivant. S'il en reste le temps...

 

Le vivant et le « réel » constituent-ils un obstacle à la course au « profit » et à la « rentabilité » ?

Faute d’en « optimiser l’efficience » dans son système algorithmique de « maximisation », la religion dominante du « profit » les abolira-t-elle dans les mauvais comptes d’un « capitalisme vert » accélérant sa rotation – c’est-à-dire la destruction du monde suivi, cette fois, de son impossible reconstruction ?

L’économiste Philippe Boursier et la politiste Clémence Guimont (université Paris 1) prennent acte de l’implacable compte à rebours enclenché et constatent que le dit « capitalisme vert » fait le lit des écologies autoritaires couvrant l’écocide en cours : « Tout l’édifice théorique de l’économie orthodoxe de l’environnement repose sur une affirmation absurde et anthropocentrée : on pourrait mettre un prix sur la nature, bien que le vivant ne soit évidemment ni mesurable, ni produit par les humains. Pour être protégé, le vivant devrait donc être marchandisé. (...) Démenties par les faits, les promesses de l’écologie de marché constituent cependant de puissants ressorts de légitimation des groupes sociaux les plus directement impliqués dans l’accumulation écocide du capital. »

La sociologue Zoé Rollin (universite Paris Cité) questionne « la fabrique sociale et écologique des cancers », interroge « le lien entre l’épidémie de cancer et le système économique dans lequel nous vivons » pour conclure, lapidaire : « Le tabagisme tue... Mais le capitalisme aussi »...

L’historien Jérôme Baschet (Universidad Autonoma de Chiapas, San Cristobal de Las Casas, Mexique) constate qu’aussi « décarbonée » qu’elle puisse être, une économie capitaliste « resterait animée par une exigence de croissance maximale, entraînant une surexploitation des ressources naturelles encore accentuées par les besoins en métaux des énergies nouvelles (tel le lithium des batteries) et des technologies numériques, au demeurant très voraces en électricité  ». Bien évidemment, «  la financiarisation de la nature, bien au-delà du seul marché du carbone et des droits à polluer, serait combinée à l’essor d’un capitalisme numérique, fondé sur la digitalisation totale du cadre de vie  ». Bref, un « capitalisme de la transition énergétique » prétendant atténuer « la mutilation des mondes sensibles » pour mieux la précipiter au « profit » d’une fantasmatique reconstruction automatisée... Des drones plutôt que des abeilles, des machines plutôt que des hommes ? Voire un fond d'écran plat plutôt que le ciel ?

 

La « fabrique du diable » fait main basse sur le vivant...

Hugo Lasalle (Université de Clermont-Auvergne) rappelle combien la population est présentée comme un « coupable » bien trop commode de la « crise écologique »... Il propose de franchir un pas de plus en remettant en question le capitalisme, demeurant fondamentament « le régime économique de la soif d’accumulation infinie (des marchandises, des profits, des richesses monétaires) des détenteurs du capital ». Ce régime-là, « dans une perpétuelle fuite en avant accumulatrice, cherche à renouveler sans cesse les besoins plutôt qu’à les satisfaire ». Karl Polanyi décrivait en son temps (1944) cette « fabrique du diable » comme «  épuisant les humains et les solidarités sociales par la mise en concurrence généralisée  », réduisant la nature à ses éléments et détruisant « le pouvoir de produire de la nourriture et des matières premières  ».

Le professeur en sciences sociales souligne que « sortir de la logique mortifère et religieuse du toujours plus (...) peut nous redonner des marges de manoeuvre pour aborder plus tranquillement la question démographique. Car « accuser la population (ou l’humanité) n’a en soi pas de sens » - ou « plutôt si : un sens politique dont il faut se méfier des implications  » -à bon entendeur...

 Le philosophe Gabriel Mahéo rappelle que la « privatisation de la nature au profit d’une minorité », commencée avec le mouvement des enclosures (XVIe-XVIIIe siècle) soustrayant les biens communaux (champs, pâturages, etc.) à l’usage collectif, se poursuit « sous différentes formes, aussi bien sur terre que sur mer ou jusqu’au tréfonds du vivant  ». Un des aspects encore peu connu de cet accaparement, analysé par Hélène Tordjmann comme « enclosure des processus vitaux », met en cause les agissements des géants de l’agrochimie qui déposent des millions de brevets leur conférant un « droit de propriété intellectuelle sur d’innombrables gènes et séquences génétiques ». Dit autrement, « l’invention, la modification voire la découverte d’une séquence génétique leur permet d’acquérir la semence correspondante, et à travers elle tout ce que la semence produit (fleurs, fruits, plantes, etc.). Ainsi, ces firmes deviennent les « propriétaires de processus naturels au fondement de la vie et dépossèdent les communautés paysannes de savoirs traditionnels qui n’ont jamais été brevetés ». La nature est marchandisée, tenue pour une valeur abstraite, « déconnectée de l’expérience sensible que chacun de nous en fait, réduite à un flux continu de services marchands qui peuvent être achetés, consommés, échangés... par ceux qui en ont les moyens ». Exemple par les « marchés carbone » où s’échangent... les droits à polluer : les entreprises sont dotées d’une « certaine quantité de permis d’émission de GES (dits crédits carbone) qu’elles peuvent revendre si elles n’atteignent pas le plafond qui leur a été fixé – ou à acheter à d’autres si elles le dépassent  ». En outre, elles peuvent « compenser » leurs « émissions » en soutenant tel « projet de réduction de GES » dans le monde : « Les forêts, les mangroves voire les baleines deviennent ainsi des pourvoyeuses de crédits carbone en raison de leur capacité à séquestrer le CO2  »...

 

Un univers de bifurcations

La nature outragée, marchandisée, financiarisée... Le constat est pour le moins attristant voire alarmant. Mais les moyens d’en sortir ?

La sociologue Sylvaine Bulle (Ensa-Université de Paris) observe des bifurcations vers des « sentiers non balisés par le politique ou l’institutionnel », se traduisant notamment en zones autonomes (ZAD en « zones auto-instituées »), institutions autogérées du social (les « non-marchés », coopératives, medias libres, groupes d’entraide, etc) ou « insurrections douces » : « Quels que soient les imaginaires, s’engager par et dans les milieux relève, au minimum de la reterrestrialisation de la politique et de l’écologie, ou de l’engendrement des mondes vivants et, au maximum, d’une véritable émancipation qui prend la forme de l’auto-institutions de communautés ».

Directrice de l’association Virage Energie, Barbara Nicoloso rappelle les vertus préventives de la sobriété pour « se prémunir d’une rupture totale entre les populations les plus riches et les plus pauvres  ». Comment répondre aux besoins vitaux de chacun (se nourrir, s’abriter, se déplacer, apprendre, s’épanouir...) sans « gérer de manière égalitaire la raréfaction » et donc mettre les privilégiés à contribution ? « Les plus riches devront être les plus sobres  »... Quand l’actuel modèle économique sombre, un autre modèle de « société sobre, partagé et consenti » s’impose sur d’apparentes fatalités – dont la résignation au règne de la rareté économique...

Le géographe Guillaume Faburel propose de « vider les villes » pour prendre de vitesse la dévastation écologique : « Un seul « s » sépare demeure et démesure, celui de notre propre survie »... Cette désurbanisation aurait commencé avec un foisonnement d’alternatives, porteuses d’une autre géographie « sous condition de révision de quelques comportements particuliers liés à nos mobilités, connectivités et divertissements »... Il ne s’agit pas de « faire masse contre la nature » mais de « faire corps avec le vivant » par le tryptique « habiter la terre, coopérer par le faire, autogérer de manière solidaire » qui pourrait « constituer la matrice d’une société écologique posturbaine »... L’ingénieur Philippe Bilhouix (directeur général d’AREP, agence d’architecture pluridisciplinaire) préconise une « approche par les technologies sobres, agiles et résilientes » - en somme, du low-tech « à la pointe de la modernité » et le « modèle alternatif vraiment disruptif » d’un système économique de postcroissance qui « considère les enjeux à la source : prévention en médecine et alimentation, interdiction des productions les plus polluantes, politiques de « démobilité » et d’aménagement du territoire (« démétropolisation »), utilisation à bon escient des technologies (plutôt à l’hôpital qu’à l’école) »...

Doris Buu-Sao (Université de Lille et Barcelone) enjoint de s’extraire de l’inextricable extrativisme : « L’exploitation industrielle du vivant est à la fois le moteur et le résultat de l’impératif de croissance au coeur de l’économie capitaliste. C’est donc avec cette dernière qu’il conviendrait de rompre pour s’extraire véritablement de l’extractivisme, en tenant compte de l’intrication des rapports de domination (sociale, sexuelle, raciale, coloniale et de la nature) qu’elle a façonnés.  »

En conclusion, Philippe Boursier et Clémence Guimont prennent acte de la « logique de confrontation qui accompagne l’expérience d’une via alternative  », faisant ressortir la « fonction répressive de l’Etat ». Mais un « autre futur écologique » n’en prend pas moins forme, « fondé sur sur de nouvelles protections socio-écologiques et intergénérationnelles », depuis les « solidarités de quartier ou propres au monde rural promues par l’auto-organisation des habitants jusqu’aux solidarités transnationales  ».

Un bleuet ou un coquelicot peuvent-ils faire reculer les lames d'une moissonneuse lancée contre un champ de blé ? La cause est entendue : aucune prédation, « maximisée » ou pas, n’éteindra les braises du vivant, irréductible à sa duplication numérique comme à son abolition... Tant qu'un souffle de conscience pourra les ranimer...

Philippe Boursier et Clémence Guimont (sous la direction de), Ecologies – le vivant et le social, La Découverte, 624 pages, 28 euros.


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